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ARTES SCIENTiA VERITAS
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ARTES SCIENTIA VERITAS
DIEU DANS L'ÉCOLE
/i
LE
COLLÈGE SAINT-JOSEPH
DE LILLE
1881-1888
PROPRIETE DE
OUVEAGES DU MÊME AUTEUR
ApAtre ■aint Jean (LO. 4« édition.
In-18 jésng, aveo une gravure
d'après Ary Schefler ... 4 fr.
Catéchistes volontaires ( Les ).
Appel aux catholiques présenté
au congrès eucharistique de Lille,
le 29 juin 1881. 2* édition. Bro-
chure in-8o 25 c.
Doute et ses victimes (Le) dans
le siècle présent : Théodore Jonf •
froy. — Maine de Biran. — Santa-
Rosa. — Georges Farcy. — Vic-
tor Ck)usin. — Edmond Schérer.
— Lord Byron. —Frédéric Schil-
ler. — Léopardi. — Les poètes
du doute en France. 7« édition.
In-18 Jésus S fr. 75
Foi et ses victoires (La). Confé-
rences sur les plus illustres con-
vertis de ce siècle.
— Tome I. Le comte Schonvalofl.
— Donoso Certes. — Le général
de La Moriclère. 4e édition.
In-80 6 fr.
— Tome II. Quatre maîtres de la
science morale : Joseph Droz. —
Frédéric Bastiat. — Alexis de
Tocqueville. — Frédéric Le Play.
In-S» 6 fr.
Lb même ouvrage. Tome I. 3« édi-
tion. In-18 Jésus. ... 8 fr. 75
— Tome II. 20 édition. In-18 Jé-
sus 3 fr. 75
Histoire de saint Ambroite. 2«
édition. In-8o, avec portrait et
plan de Milan 7 fr. 50
Histoire de la vénérable Mère
Madeleine-Sophie Barati fon-
datrice de la Société du Sacré-
Cœur de Jésus. 3« édition. Deux
volumes in-8«, avec portrait.
Net 10 fr. 60
La MÊME. 5» édition. Deux volumes
in-18 Jésus 5 fr.
Histoire de M»* DnchesnOi fon-
datrice de la Société des reli-
gieuses duSacré-Cœnr dans l' Amé-
. rique, pour faire suite à l*J7{«to{re
de Jlf"« Bq,rat. Iu*8« avec auto-
graphe et carte . • . . 6 fr. 25
Le même ouvrage. 2« édition. In-18
Jésus 8 fr.
Histoire dn cardinal Pie, évoque
de Poitiers. 4e édition. Deux forts
volumes in-8o, avec 2 port. 15 fr.
Le Livre de la première Com-
ntunion et de la Persévérance.
Édition de luxe pliée en porte-
feuille. Grand in-16 carré. 8 fr.
Le même ouvrage. Édition ordi-
naire. Grand in- 32 ... . 3 fr.
Melun (Le vicomte Armand de),
d'après ses mémoires et sa cor-
respondance 7 fr. 50
Le même ouvrage. 8 f r.
En préparation :
Dieu dans l'École : Le collage
CHRÉTiEK. Instructions domini-
cales données à l'École libre Saint-
Joseph de Lille.
L'ouvrage est ainsi divisé : I. Les
autorités divines et humaines de
l'école. — II. La Journée de l'école
et ses exercices. — III. L'école et
la famille.— IV. L'âme de l'école:
J.-C, vie de piété.-— V. L'œuvre
de l'école : l'homme, le chrétien,
le saint.— VI. La sortie de l'école,
La vocation, lacarriëre,lemonde^
DIEU DANS L'ÉCOLE
LE .
COLLÈGE SAINT-JOSEPH
DE LILLE
1881-1888
DISCOURS, NOTICES ET SOUVENIRS
PAR
M"" BAUNARD
SUPERIEUR
RECTEUR DES FACULTÉS CATHOLIQUES
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
OH. POUSSIELGUE, SUCCESSEUR
RUE CA88BTTE, 15
1888
Droits de reproduction et de traduction réservés.
02,335-
./-73
63r
7^'?1S1- 1^^
A NOS ÉLÈVES
Mes chers Fils,
Voici un livre qui est bien vôtre, car tout
s'y adresse à vous , tout n'y parle que de vous ,
tout y est dit pour vous.
C'est le recueil des souvenirs de notre vie de
famille, rappelés dans les divers discours de
circonstance que je vous ai adressés pendant
près de huit ans, depuis janvier 1881 jusqu'à
la fin de l'année scolaire 1888.
Cette période mémorable s'ouvre par notre
expulsion du collège Saint-Joseph et les tribu-
lations de l'exil. Elle se clôt par l'achèvement
total de son édifice et la dédicace solennelle de
l'église qui en est le couronnement. C'est donc
un cycle complet.
Ce cycle est fait , comme vous le voyez , de
joies et de tristesses , de* fêtes et de deuils , de
plus de deuils que de fêtes. C'est la vie. C'est
particulièrement la vie de l'Église dans tous les
temps, mais plus encore dans le temps mauvais
où nous somme§.
Cependant, malgré cela, ou plutôt à cause de
cela, Dieu, dans cet intervalle, nous a visible-
ment bénis. Au dedans l'union, qui fait la force ,
resserrant constamment les liens de la charité
VI DÉDICACE
eotre les membres si divers de notre famille de
maîtres ; au dehors la confiance de tous les
gens de bien ne cessant de grandir et de mul-
tiplier notre famille d'enfants : telle a été, du-
rant ces années difficiles , la bénédiction de la
croix sur nous et la grâce finale de la persécu-
tion.
Vous lirez donc ce livre avec reconnaissance
envers Celui de qui seul nous est venu le salut :
misericordiœ Domini quia non sumus œnsumpti.
Vous le lirez conséquemment avec modestie,
vous souvenant, mes chers fils, que le bien qui
se fait parmi nous se fait ailleurs que chez
nous, et que d^autres, à notre "place, Toussent
fait sans doute mieux que nous.
Mais si, de ces pages familières qui rappel-
lent les combats soutenus pour la bonne cause,
la fidélité invincible de vos pères, la pieuse vie
et la précieuse mort de vos frères, la sainteté
do quelques-uns de vos maîtres qui ne sont plus,
lu christianisme héréditaire de vos familles , les
traditions de votre église et de votre patrie , les
travaux de vos anciens, vos propres labeurs à
vous, et vos jours de deuil et vos jours de
gloire; si de tous ces enseignements, de ces sou-
venirs et de ces exemples vous sentez se déga-
ger un soufYlo de vertu, une étincelle de foi, un
l>arAim d'amour do Dieu ou du prochain, lais-
sex-vous aller à ce courant, mes chers fils : c'est
U grâce qui passo^ et Dieu est avec elle.
DÉDICACE VII
Toutefois, comme vous le pensez bien, vous
ne trouverez ici qu'une partie, une faible partie,
des discours que je vous ai adressés régulière-
ment dépuis que Dieu m'a donné à vous. Ceux-
ci sont uniquement les discours de circonstance
inspirés par les événements heureux ou mal-
heureux de huit années de notre vie, dont ils re-
tracent ainsi l'histoire particulière dans ses prin-
cipales lignes. Quant aux instructions religieuses,
doctrinales et morales que, durant cette période,
je n'ai cessé de vous faire entendre à la messe
de chaque dimanche sur le Collège chrétien,
ses autorités divines et humaines, l'emploi de sa
journée et chacun de ses exercices, son esprit
et son âme , qui n'est autre que la vie de Jésus-
Christ parmi nous, son œuvre et sa fin su-
prême, qui est la formation de l'homme dans
toutes les plus hautes acceptions de ce mot,
enfin ses fêtes, ses modèles, son issue vers les
carrières diverses de l'existence : c'est là tout
un enseignement d'un ordre plus général, et
trop étendu pour trouver place en ce livre.
Nous aurons bientôt à voir s'il peut trouver
place dans un autre, et si ces entretiens tout
intimes et fort simples n'auraient pas trop à
perdre à se produire au dehors. Que si, même
sous cette forme, on peut en espérer quelque
fruit pour la jeunesse, nous tâcherons de les
recueillir dans un nouveau volume qui, avec ce-
lui-ci, achèvera le tableau de l'œuvre que nous
vin DÉDICACE
avons voulu faire ou continuer parmi vous:
mettre Dieu dans l'école.
En attendant, mes chers fils, recevez ces pages
du même cœur que je vous les dédie. Pourrai-
je vous adresser encore des discours semblables?
Pourrai -je reprendre auprès de vous le cours
aimé des mêmes devoirs et des mêmes conso-
lations? Le décret pontifical qui m'a imposé,
hélas! un si lourd poids de sollicitudes ne me
commandera-t-il pas un autre et grand sacrifice?
Je tremble d'y penser, et je veux espérer encore. . .
Toutefois, si, contre tous mes vœux, ces
lignes de votre père se trouvaient être un tes-
tament et un adieu, elles n'en seraient, j'en suis
sûr, que plus sacrées pour vous. A défaut de la
communauté de cette vie de religion et de cette
vie de famille qui eût été le charme et qui fera
le regret, l'inconsolable regret de mes dernières
années, il restera toujours entre vous et moi,
mes enfants, ce double lien auquel se rattachait
Samuel, le jour où il déposait la judicature
d'Israël : le lien de la prière que, comme lui,
je me ferais un crime de briser : Absit a me
hoc peccatum ut cessem or are pro vobis; puis le
lien de la doctrine qui se trouvera perpétué par
ces instructions : et docebo vos viam bonam et
rectam. (l Reg. xii, 23.)
Lille , ce 31 mai 1888 Jeudi de la Fête-Diea.
f
L'EXPULSION DU COLLÈGE SAINT -JOSEPH
ET LE REFUGE A NOTRE-DAME
I
SOMMAIRE HISTORIQUE
Le R. P. Pillon, de la compagnie de Jésus, recteur de
récole libre Saint- Joseph , avait pu, môme après les si-
nistres décrets de 1880, procurer encore à ses élèves
rinstruclion quotidienne de quelques-uns de ses reli-
gieux qui, dispersés et domiciliés en ville, ne paraissaient
au collège que pour le temps des classes.
Mais, dans l'été de cette année, ayant eu le généreux
courage de recueillir dans son établissement les maîtres
et élèves du collège de Boulogne expulsés de leur maison,
ce fut le signal de dénonciations furieuses de la presse,
suivies d'inspections inquiétantes de l'autorité académique.
Finalement, après une. première instance au conseil aca-
démique de Douai, dont la compétence fut repoussée, le
R. P. Pillon fut jugé en appel devant le conseil supérieur
de l'instruction publique, à Paris, et , à la majorité d'une
voix seulement, suspendu de ses fonctions pour trois mois,
sous l'inculpation d'avoir reconstitué dans son école une
congrégation non autorisée par l'Etat. C'est ce que l'arrêt
qualifiait dHmmoralité ! Le R. P. Pillon n'eut plus qu'à
faire ses adieux à sa maison et à ses enfants.
En effet, la suspension du recteur pour trois mois,
laissant le collège sans directeur légal, avait pour consé-
quence l'abandon de cet établissement jusqu'à ce qu'il fût
pourvu à lui rendre un chef après les délais prescrits :
c'était équivalent à une expulsion.
Cependant un autre supérieur, qui depuis trois mois
avait rempli par précaution les formalités voulues pour
s'établir ailleurs, recueillit aussitôt, au milieu de jan-
vier 1881, tous les élèves du collège dans une maison
neuve du boulevard Vaùban, où nos cinq cent sept enfants
inscrits immédiatement par leurs parents, tous fidèles,
arrivèrent et s'entassèrent, coûte que coûte, sous cet abri.
Cette translation ne fut l'affaire que de trois jours,
pendant lesquels on fit des prodiges de diligence. L'en-
trée scolaire fut précédée par la messe du Saint-Esprit ,
4 SOMMAIRE HISTORIQUE
célébrée dans Téglise du Sacré-Cœur, mise généreusement
par son curé, M. Tabbé Brandi, à notre disposition. C'est
à celte messe de renlrée que fut prononcée Tallocution
qu'on lira plus loin.
Il fallut passer dans la maison du boulevard à peu près
deux mois et demi de la plus rude saison , parmi le froid,
la neige, la glace, les pluies; sans espace, sans cour de
récréation, sans chapelle, au sein de privations, d'in-
commodités et de souffrances de tous les instants, sup*
portées , acceptées avec un entrain et une allégresse mili-
taires. Nos enfants eux-mêmes ont appelé ce rude temps
leur « campagne de Russie ».
Des ecclésiastiques diocésains et autres , jeunes maîtres
pleins de dévouement, vinrent nous prêter d*abord leur
précieuse assistance et reconstituer les cadres de notre
état -major. Plus tard, à Pâques, ce furent en outre
MM. les professeurs de l'Université catholique qui s'of-
frirent à professer la philosophie, les humanités, l'histoire
elles sciences dans les hautes classes, lorsque les maîtres
congréganistes durent forcément, par suite de nouvelles
rigueurs, descendre presque tous de leurs chaires.
Rien n'interrompit le travail, Tordre, la discipline;
rien n'abattit les cœurs. La piété soutenait tout, l'hon-
neur veillait sur tout. Chaque dimanche M. le Supérieur
prêchait les enfants, avec leurs parents en grand nombre,
dans l'église du Sacré-Cœur, entretenant les courages par
l'exemple de « Jésus adolescent » à Nazareth et dans
l'exil : c'était le sujet de ses instructions. Les familles
tenaient bon, ainsi que leurs enfants, même les plus
petits, qu'elles apportaient parfois dans leurs bras au
temps de grande neige, de verglas ou de dégel. Un homme
surtout était l'âme de Taction : c'était le père préfet, le
R. P. Sengler, de sainte mémoire. On traversa la crise,
on découragea Tenvie. La gloire de Dieu eut là de belles
journées, et le « miséricordieux Jésus s'en souviendra
longtemps », comme disaient nos vieilles chroniques.
\
L'EXPULSION DU COLLEGE SAINT -JOSEPH
ET LE REFUGE A NOTRE-DAME
ALLOCUTION -
Prononcée par le nonvean Sapén'ear à la messe dn Saini-Esprii
eélébrée dans Tégllse paroissiale du Sacré - Cœur,
le lundi 17 janyier 1881.
Non relinquam vo$ orphanoê.
Je ne voas laisserai pas orphelins.
(JOAN.)
C'est donc ici, mes enfants, que je vous ai donné
notre premier rendez -vous. C'est dans cette église
dédiée au sacré Cœur de Jésus que vous trouverez
chaque matin une hospitalité dont je ne saurais assez
remercier la cRarité courageuse de notre vénéré pas-
teur. Que ce divin Cœur vous accueille aujourd'hui
et vous abrite dans la crise présente ! Que le Saint-
Esprit, que nous sommes venus invoquer en ce jour,
TEsprit de lumière et de force, « nous couvre de son
ombre » et « nous protège de ses ailes », car le nid
est dispersé et un violent orage le secoue de toutes
6 L'EXPULSION DU COLLÈGE SAINT-JOSEPH
parts : Suh umbra alarum ttunrum, Dotnine, pro-
tège nos!
Ce premier cri d'alarme ne vous étonnera pas,
car, vous le comprenez, mes chers fils, notre tristesse
est grande. Gomment ne le serait-elle pas, envoyant
l'extrémité où vous êtes réduits de quitter la maison
de vos (( Pères », au sens littéral de ce nom? Mais il
y a quelque chose de plus grand que notre tristesse,
c'est notre invincible confiance en Celui dont il est
écrit « qu'il juge les justices » ; et aussi notre recon-
naissance envers Celui qui déjà nous a donné des
gages de sa miséricorde. Aussi ne suis -je point
venu ici pour me plaindre ou pour récriminer, mais
seulement pour remercier; remercier Dieu d'abord,
remercier vos parents, et vous remercier vous-
mêmes.
(( Qu'il soit donc béni, dirai-je d'abord avec l'Apôtre,
qu'il soit béni le Dieu père de Notre-Seigneur Jésus-
Christ, Dieu de toute consolation, parce que cette
consolation s'est fait sentir au sein de la tribulation
de toute sorte qui nous accable. » Quelle était donc
:pour saint Paul la grande consolation dont il parlait
en ces termes? C'était, explique-t-if ensuite, celle
de pouvoir consoler ceux qui souffraient l'oppres-
sion et de leur apporter l'encouragement que lui-
même puisait dans le sein de Dieu : Ut possimus et
ipsi consolare eos qui in omni pressura sunt, per
éxhortationem qua ipsi exhortamur a Deo, Et moi
aussi, mes chers fils, moi à qui il est donné pa-
L»EXPULSION DU COLLÈGE SAINT -JOSEPH 7
reillement d'apporter en ce jour quelque assistance
à des pères et des enfants d'élite si étrangement
frappés, je veux déclarer d'abord que ce m'est une
grande joie et un insigne honneur. Et puisque Dieu,
dans sa bonté, m'appelle à partager les combats
de ses saints, laissez-moi l'en bénir comme d'une
grâce de choix. On a si peu d'occasions, dans
une pauvre vie d'homme, même dans une vie de
prêtre , de témoigner solennellement son amour ^
Jésus- Christ, et à Jésus -Christ crucifié, qu'on doit
s'estimer heureux qu'il veuille bien nous permettre,
en un jour de péril, d'essayer du moins de faire
quelque chose pour lui.
Un autre sujet de consolation et d'action de grâces
pour saint Paul, était la ferme espérance que ses
fils bien- aimés sortiraient de cette angoisse et se
sauveraient de leurs maux : Ut spes nostra firma sit
pro vohis et pro vestra sainte. Cette confiance apo-
stolique, je vous l'apporte, moi aussi ; et pour qu'elle
soit plus assurée, ce n'est pas uniquement dans mon
propre cœur que je l'ai puisée, je la puise dans le
cœur affligé mais invincible du noble vieillard dont
je tiens ici la place ; lui que nous entendions encore,
ces jours derniers, nous dire tranquillement et
magnanimement : « Les tempêtes de la terre, comme
celles de la mer, obéissent à Dieu. » Je la puise
surtout, cette confiance surhumaine, dans le sacré
Cœur de Jésus, qui là, du haut de cet autel où
règne son image, et de ce tabernacle où se cache sa
présence , nous adresse ces paroles qu'on croirait
8 L'EXPULSION DU COLLÈGE SAINT -JOSEPH
dites exprès pour cette circonstance : « Venez à
moi, vous tous qui êtes dans la peine et dans Tac-
cablement, et je vous referai. » Oui, Jésus, vous
nous referez. Vous nous referez notre ancienne vie ,
notre vie de travail, de régularité, de piété surtout
et de tranquillité. Vous nous rendrez notre bercail ,
car, vous le savez bien , si nous vous le redeman-
dons, c'est pour y vivre docilement sous votre hou-
lette aimée , ô notre bon Pasteur !
Mon second remerciement sera pour les parents ,
pères et mères de famille , que je vois se presser ici
autour de leurs enfants comme pour leur faire une
garde contre un ennemi invisible. Je les remercie
de n'avoir pas désespéré de l'avenir et de s'être
obstinés, envers et contre tous, à ne vouloir pour
leurs fils que l'éducation catholique donnée par la
main de leurs prêtres. Je les remercie d'être venus
fidèlement, et un à un, les faire inscrire tous à la
nouvelle école comme ils l'étaient à l'ancienne ; tous
jusqu'au dernier, sans qu'un seul nom, un seul sur
plus de cinq cents noms , ait fait défaut à l'appel ,
sans qu'il y ait à regretter une seule défection.
Et pourtant leur sollicitude paternelle et maternelle
n'avait- elle pas quelque raison de concevoir des
alarmes sur ce qu'allait devenir l'œuvre d'une éduca-
tion dont l'exercice était entravé par de tels coups ?
Et puis les maîtres éminents à qui on vient d'inter-
dire d'élever vos enfants avaient droit à tant de re-
grets! Ajoutons aussitôt : Et celui à qui leur chef,
L'EXPULSION DU COLLÈGE SAINT -JOSEPH 9
en s'éloignant de cette école , a transmis son poit-
voir, vous était si inconnu 1 Mais qu'importe ! et ce
sera là, chrétiens et éhrétiennes de Lille, votre
grand acte de foi , vous n'avez nullement considéré
la personne; et, ne voyant que le prêtre de Dieu,
choisi par des hommes de Dieu , vous êtes venus à
lui comme au mandataire de Dieu. Que ce Dieu
vous en bénisse !
Il est vrai que quelques-uns parmi vous ont pu
savoir que le nouveau supérieur qui leur était
donné par le malheur des temps avait servi la jeu-
nesse, et que son cœur ne s'était pas retiré d'au-
près d'elle. On a pu leur dire aussi en quelles révé-
rence et affection il tenait ceux qu'au collège les
enfants appellent « les Pères » ; et ils ont pu en con-
clure que, lui aussi, serait un père pour sa nou-
velle famille. Vous l'avouerai -je? il n'est rien dont
je leur sache plus de gré que de cette confiance, et
il n'est rien que j'aie plus à cœur de justifier. Y
parviendrai-je? je l'espère; car s'il me reste beau-
coup à apprendre pour vous conduire, je n'ai abso-
lument rien à apprendre pour vous aimer, mes très
chers fils. Si donc c'est là le premier signe de la
paternité, la mienne peut dès aujourd'hui vous don-
ner l'assurance qu'elle vous est acquise, et que
vous ne resterez pas orphelins : Non relinquam vos
orphanos.
Certes , vous le méritez bien, car je vous connais
à peine, et voici que déjà j'ai à vous remercia,
1*
10 L'EXPULSION DU COLLÈGE SAINT-JOSEPH
TOUS aussi, jeunes enfonts, et à vous féliciter. Je
TOUS fôUcite doue et je vous remercie des larmes
que VOUS avez versées, lorsqu'il y a quatre jours,
réunis tous ensemble devant le saint Sacrement,
VOUS avez reçu les adieux, temporaires je l'espère ,
de celui que cette unanime esplosion de votre dou-
leur eût suQl à justifier, s'il en avait eu besoin
auprès des honnêtes gens. Je vous remercie pareille-
ment de votre fidélité à tous vos anciens maîtres ,
parce qu'elle vous honore et parce qu'elle honore la
personne môme de Noire-Seigneur Jésus, dont ces
glorieux expulsés portent le nom. Enfin je vous re-
mercie de ce que, depuis trois jours, occupés à
prendre ft l'improvîste possession de votre nouvel
asile , aucun labeur, aucune intempérie n'a pu ef-
frayer votre joyeuse vaillance au milieu des neiges
et des frimas. Ah 1 volontiers je vous eusse souhaité,
comme le Seigneur à ses disciples, que i votre
fuite, mes chors fils, n'arrivAt pas en hiver ». Mais,
puisqu'il on n été ordonné autrement par ceux qui
ne vous aiment point, vous avez su leur montrerque
volro intrépidité n'était pas au-dessous de leur ri-
gueur. Kt iiuunt t. moi , en vous voyant le matin et
le soir à l'cnavrc, si pleins de confiance et d'allé-
gresse, j'ai hiitii compris alors que courage ^ient de
coeur, la i;hom uuNfll bien que le mot; j'ai senti que
ces onfanlH éliiimit déjà des soldats, et j'en ai tiré
'e.
tlanti* noas allons nous trans-
(lanH notre maison d'emprunt.
l'expulsion du collège saint -JOSEPH M
à quelques pas d'ici, pour y ouvrir nos classes.
Vous la trouverez, cette maison, bien petite pour
votre grand nombre, surtout si vous la comparez au
palais grandiose que vous venez de quitter. Mais ne
l'oubliez pas, jeunes soldats de Jésus-Christ, vous
faites campagne pour lui; et ce n'est pas un palais
qu'habite le soldat en campagne, c'est une tente.
Cette nouvelle maison, à peine achevée aujour-
d'hui, nous lui avons donné pour patronne Notre-
Dame, dont elle portera le nom. L'Université catho-
lique, qui nous la prête pour le temps que durera
notre exil, l'avait faite pour ce qu'elle nomme
« une maison de famille ». Nous acceptons ce nom
en l'élevant à la divine signification qu'elle eut à
Nazareth. Nous n'en trouverions aucun autre qui
dise mieux l'esprit que nous y ferons régner; et
nous sommes heureux de penser qu'en passant,
comme nous le faisons, de l'école Saint- Joseph
à l'école Notre-Dame, nous demeurons toujours
dans ce la sainte Famille d.
Maintenant continuez l'hymne sainte; invoquez
l'Esprit créateur : il a tant à créer sur cette terre
nouvelle où nous allons entrer! Qu'il en éloigne
l'ennemi et ses hostilités : Hostem repellas longiiis I
Qu'il nous y donne la paix , et nous la donne au plus
tôt : Pacemque donesprotinus! Qu'il nous fasse évi-
ter tout mal et tout accident, du dedans au dehors :
Ductore sic te prœvio, vitemiis omne noxium. Qu'il
nous garde surtout du péché : c'est là le seul mal
qu'il faille craindre. Ahl si, dans cette maison de la
12 L'EXPULSION DU COLLÈGE SAINT -JOSEPH
Yiei^e Immaculée, ce bonheur nous était donné que
pas un péché grave, par un seul, n'offensât jamais
ses regards de mère, que cette demeure d'exil de-
viendrait belle à nos yeux! Rien ne serait plus que
cela capable de nous consoler de ces douloureux
changements d'habitation sur la terre , et de nous
faire attendre patiemment le séjour de la cité per-
manente, dans le Ciel. Ainsi soit-il!
[I
LE RETOUR AU COLLÈGE SAINT-JOSEPH
Dans le mois de février, M. le Supérieur de Pécole
Notre-Dame fit la déclaration et remplit les formalités
requises par la loi pour la translation de son école dans
les bâtiments de l'ancien collège Saint-Joseph.
L'autorité académique elle-même, voyant Tunanimc
obstination des familles à rester fîdèles à cette éducation ,
et, sans doute aussi, impressionnée par le sentiment pu-
blic, très ému de ce douloureux entassement de plus de
cinq cents enfants dans ce refuge improvisé en une telle
saison, semblait disposée à suspendre ses rigueurs.
MM. les inspecteurs, dans leurs visites réitérées, avaient
demandé officieusement au Supérieur sUl n'y aurait pas
lieu de penser au retour prochain dans le grand établis-
sement, qui se dressait presque en face, de l'autre côté
du boulevard, comme un regret pour les uns, un reproche
pour les autres...
Au bout du délai réglementaire d'un mois après la dé-
claration, la translation se fit, à la grande joie univer-
selle ; et Ton choisit pour celte rentrée la fête de l'An-
nonciation, 25 mars 1881. Il y avait soleil dans le ciel et
dans les cœurs ce jour-là.
Saint Joseph rentrait chez lui. « Joseph, dit l'Évangile,
se levant alors et quittant la terre d'Israël, prit l'enfant
et sa mère, et il revint dans la terre d'Israël , et il se fixa
à Nazareth, » d'où il était sorti.
II
LE RETOUR AU COLLÈGE SAINT-JOSEPH
ALLOCUTION
Prononcée à la mosse de la fête de rAnnonciation ,
dans la chapelle du collège, 25 mars 1881.
Mes chers enfants, Dieu soit béni ! Vous voici donc
rentrés dans votre beau collège , après presque trois
mois d'exil, ainsi que vous en receviez l'annonce
dimanche dernier avec une grande joie : Lxtatus
sum in his quse dicta sunt mihi, in domum Domini
ihimiis.
C'est bien, en effet, la maison du Seigneur, que
cette demeure royale que couronne la croix, et où la
statue de Joseph tenant Jésus dans ses bras, placée
au-dessus du portique, semblait vous presser de re-
venir. C'est aussi votre maison, à vous, mes chers en-
fants, qui allezy retrouver de si doux souvenirs, mais
oîiyhélas ! vous chercherez vainement le Père vénéré
qui vous l'avait bâtie ^ et qui, par un mystère que
16 LE RETOUR AU COLLÈGE SAINT -JOSEPH
VOS âmes honnêtes ne sauraient point comprendre,
se trouve n'avoir plus le droit de demeurer chez lui.
Vous y serez, vous du moins, complètement chez
vous , et tout vous y dit : Entrez I Voici vos études ,
vos classes ornées du crucifix, de l'image de Marie
et des blasons de votre chevalerie écolière. Voici
vos vastes cours , qui tout à l'heure vont retentir de
vos rires et de vos jeux. Voici vos jardins, qui com-
mencent à reverdir aux premiers souffles du prin-
temps. Et déjà j'ai pu voir, en me rendant ici , toute
notre jeune famille qui nous arrive de tous les quar-
tiers delà ville et d'au delà, qui se reconnaît, se
dilate, s'épanouit dans ces vastes espaces où circule
la lumière, se livrant tout entière à la joie de la dé-
livrance et à la joie de l'espérance.
La chapelle s'est donc rouverte ; et c'est surtout là
que nous sommes chez nous, mes chers fils, puisque
c'est là que nous sommes dans la maison de notre
Père et de notre Mère des cieux. N'est-ce pas la
main de Marie qui nous ramène auprès de Joseph,
et n'est-il pas à la fois instructif et heureux que notre
rapatriement se fasse en cette journée, qui est
celle d'une fête de la Mère de Dieu : l'Annonciation
de l'Ange à Marie et l'Incarnation du Verbe dans
son sein virginal?
Que se passait -il alors à Nazareth, et que se
passe -t-il en ce jour parmi nous?
En ce temps-là, dit l'Évangile , l'Ange salua Marie
et lui dit : « Ne craignez rien, Marie, car vous avez
trouvé grâce auprès de Dieu. Voici que vous conce-
LE RETOUR AU COLLÈGE SAINT -JOSEPH 17
vrez et que vous enfanterez un fils que vous appeUe-
rez Jésus, et il sera le fils du Très-Haut..., et son
règne n'aura point de fin. y> Et quand, répondant à
ces paroles, Marie eut prononcé son Fiat créateur :
« Voici la servante du Seigneur, qu'il me soit fait
selon votre parole, » le Verbe de Dieu se fit chair et
habita parmi nous.
Ainsi en fut-il encore tout à l'heure, mes chers fils.
L'incarnation s'est continuée dans la consécration.
Ce matin, à une première messe qui a précédé
celle-ci, le Verbe de Dieu est descendu ici comme
à Nazareth. Depuis trois mois bientôt le tabernacle
était vide, ce sanctuaire était solitaire, ce temple
était désolé, les lampes étaient éteintes, les hymnes
saints étaient muets. Mais voici que depuis un in-
stant la vie est revenue ici avec l'Auteur de la vie;
le très saint Sacrement a repris sa place en ce lieu ;
tout à l'heure Thostie sainte rayonnera dans l'osten-
soir; et je puis bien redire ici ce qu'un jour je lisais
inscrit dans la Santa Casa de Lorette, où j'allais
célébrer le sacrifice du Corps et du Sang du Dieu
fait Homme : Hic verhum caro factum est, et hahitor
vit in noHs,
Nous avons donc, comme Marie, « trouvé grâce
auprès de Dieu» d Cette grâce de recouvrer enfin
votre collège, je sais ce qu'elle vous a coûté, mes
chers enfants. Quelle lutte de près de trois mois
contre le froid, la glace, la pluie, la neige battante
ou la neige fondue, les chemins impraticables et
qu'il fallait cependant pratiquer quotidiennement,
18 LE RETOUR AU COLLÈGE SAINT -JOSEPH
dès le matin avant la lumière et le soir déjà dans
l'ombre; puis la gêne perpétuelle d'une maison trop
exiguë, la difficulté des services, les menaces du
dehors, les dérangements du dedans, sans compter
les visites de ceux qui n'étaient pas précisément les
anges de la bonne nouvelle. C'était bien le foris
pugnœ, intus timorés du livre de l'Imitation. Rien
de tout cela n'a découragé ni votre bon esprit , ni
votre amour de l'Église et de ses serviteurs. La grâce
que nous avons trouvée aujourd'hui devant Dieu ,
vous l'aviez bien méritée, mes enfants, devant les
hommes.
Vous n'oublierez jamais ces jours -là, je vous en
conjure. Ils sont de ceux dont le souvenir a sa dou-
ceur, comme dit le poète; mais ils sont surtout de
ceux dont le souvenir est une force, parce qu'ils re-
trempent l'âme dans l'idée du sacrifice , et remettent
en mémoire l'austère image du devoir. Parfois,
quand de vos fenêtres vous apercevrez, de l'autre
côté du boulevard, cette maison à la façade archi-
tecturale que vous les premiers vous aurez habitée,
vous n'oublierez pas non plus ceux qui vous l'ont
prêtée, ni ceux qui prochainement vont l'habiter
après vous. Il est dit dans l'Écriture que, l'Arche
d'alliance ayant reposé trois mois dans la demeure
d'Obédedom, Dieu bénit Obédedôm et sa maison tout
entière, à cause du séjour que l'Arche y avait fait.
C'est plus que l'Arche d'alliance que nous avons fait
reposer dans cette maison de famille, c'est le corps
et le sang divins de la nouvelle alliance que nous y
LE RETOUR AU COLLÈGE SAINT -JOSEPH 19
avons gardés dans une modeste chapelle; et si la
présence réelle de Jésus -Christ n'y est plus, sa
bénédiction y reste et y restera, j'espère, sur ceux
qui nous succéderont.
Un dernier mot, mes enfants. La maison change,
mais le devoir reste ; et vous y êtes d'autant plus
obligés maintenant dans ce collège que rien, j'aime
à le croire, n'en entravera plus désormais l'accom-
plissement. L'Ange disait à Marie que Jésus son fils
régnerait dans la maison de Jacob et que son règne
n'aurait pas de fin. Qu'il règne de même à jamais
dans cette maison de son peuple , qu'il abrite sous
son sceptre cette jeune tribu de Benjamin, et que
son règne ne connaisse pas de déclin parmi nous :
Et regni ejus non erit finis.
C'est la persévérance que je vous demande , mes
enfants, par ces paroles de l'Ange. Marie, dans ce
même mystère, vous en montrera les sentiers; et
elle vous apprendra à quel prix, ainsi qu'elle, vous
achèterez Jésus, le trésor des cieux. Vous l'achète-
rez, comme elle, au prix de la pureté : Ecce, Virgo,
concipies. Jésus est l'Agneau sans tache à qui les
vierges font cortège. Vous l'achèterez , comme elle ,
au prix de l'humilité : Ecce ancilla Domini; moins
vous serez pleins de vous-mêmes, plus il y aura
de place en vous-mêmes pour Dieu. Vous l'achè-
terez enfin au prix de l'obéissance : Fiat mihi
secundum verhum tuum. L'obéissance, dit l'Écri-
ture, assure des victoires; et la victoire la plus
grande dont je vous félicite, ce n'est pas celle
20 LE RETOUR AU COLLÈGE SAINT-JOSEPH
qui VOUS rend aujourd'hui cette patrie visible de
VOS âmes, c'est celle qui, ce matin, vous a rendu
Jésus vivant en vous par sa grâce, en attendant
qu'il y vive par sa gloire étemelle. Ainsi soit -il.
III
LE BULLETIN DU COMBAT
Quelques jours avant la Iranslation du collège dans la
maison Notre-Dame, le diocèse de Cambrai avait perdu
son èminent archevêque, le cardinal Régnier, qui, dans
les derniers mois de sa vie, avait donné de vive voix et
par lettre à la future organisation de Técole sa chaleu-
reuse approbation, sa meilleure bénédiction et son encou-
ragement le plus énergique.
Son vénérable successeur, M^' Duquesnay, continua le
même intérêt pastoral à cette œuvre de sauvetage , si dé-
cisive pour le maintien de Féducation chrétienne dans la
plus grande ville du Nord. Peu de temps après son ins-
tallation , il accepta de venir présider la distribution so-
lennelle des prix, à laquelle se porta toute Pélite des
familles catholiques de Lille.
Ce fut une grande journée. Cette assemblée de nos ca-
tholiques militants ressemblait à une revue passée par le
général en chef le lendemain d'une bataille. C'était Fheure
de lui présenter le Bulletin du combat.
III
LE BULLETIN DU COMBAT
DISCOURS
Prononcé par H. le Supérieur à la distribution des prix
présidée par Mgr Duquesnay, archeyêque de Gambr&i ,
1^^ août 1881.
Monseigneur,
Que béni soit le jour qui vous amène parmi nous !
Il y a si longtemps que nous vous appelions de nos
vœux! C'est que nous avons souffert une grande
tribulation , Monseigneur. Il y a un an bientôt que
nous sommes sur la brèche : Saint -Joseph fut as-
siégé; Saint-Joseph s'est défendu. Nous avons eu
nos assauts , nos sorties , nos campements , notre
garnison décimée, nos meilleurs chefs enlevés. Nous
avons tenu quand même, et nous avons tenu tous.
Pas un soldat n'a déserté, la place est encore en-
tière ; et puisque vous venez h elle , elle n'est pas
près de se rendre.
24 LE BULLETIN DU COMBAT
Le grand cœur épiscopal qui, avant vous, Mon-
seigneur, nous animait à ces luttes, nous criait de
Cambrai : « Je suis avec vous, courage. Dussé-je me
feire moi-même maître d*études chez vous, comptez
sur moi! :»
Et voici qu'aujourd'hui, lui succédant au com-
mandement en chef de ce diocèse, vous venez vous-
même dans nos murs, qui se sentent désassiégés
par votre seule présence. Et voici que, passant en
revue notre petite armée , vous allez bénir ses dra-
peaux et récompenser ses braves. Ne vous étonnez
donc pas si tout à l'heure, à votre entrée, les clai-
rons vous saluaient, les tambours battaient aux
champs : c'était l'espérance qui entrait, c'était déjà
le salut, c'était l'envoyé de Dieu, c'était l'oint du
Seigneur : Béni soit donc celui que le Seigneur nous
envoie : Benedictus qui venit in noinine Domini !
Que Votre Grandeur, Monseigneur, me permette
de le lui rappeler : Dieu vous fit pour consoler ce
genre de souffrances, en vous en faisant connaître
de semblables à celles-là dès votre première jeu-
nesse. C'était au mois d'août 4828; vous étiez à
Blamont, succursale de Saint -AcheuL La liberté,
en France, entrait en agonie; on la tuait à coups
de décrets. Ceux que vous appeliez justement vos
Pères étaient enlevés à leurs enfants : près de
huit cents enfants venus dé tous les points de la
France !
Quel déchirement ce fut, vous pourriez nous le
dire. Mais ce que vous avez oublié aujourd'hui , ce
LE BULLETIN DU COMBAT 25
que VOUS n'avez jamais su complètement peut-être,
ce sont les destinées qu'on présageait dès lors à l'un
de ces jeunes enfants , sur lequel reposaient déjà les
plus heureuses et les plus brillantes espérances. Il
venait de faire à cette époque sa première commu-
nion. Quand il lui fallut quitter ces maîtres qu'on
chassait de chez eux, il s'agenouilla en larmes pour
recevoir de leurs mains une dernière bénédiction , et
il leur fit le serment de ne les oublier jamais.
Cette bénédiction a fructifié sur sa tête, où Dieu
a mis le sacre des successeurs d'Aaron. Son ser-
ment tient toujours; et aujourd'hui, devenu arche-
vêque de Cambrai , le successeur de Fénelon s'est
ressouvenu de la promesse du jeune enfant de Saint-
Acheul. Et lui qui fut béni , en ces jours de dé-
sastres, par ces hommes grands et bons qui s'appe-
laient le P. Loriquet et le P. Cellier, le P. Mollet
et le P. Barthez, est venu nous consoler, en des
jours trop semblables, de n'être plus bénis, hélas!
par le R. P. Pillon.
Ahl que n'est- il à cette place, le vénérable vieil-
lard que je viens de nommer! Que ne retrouvez-
vous ici, pour vous ouvrir sa maison, celui qui vous
connut jeune enfant dans une autre école, égale-
ment chère à tous deux! C'eût été Saint -Acheul
ressuscité dans Saint -Joseph à quarante ans d'in-
tervalle.
Dieu ne nous a pas donné la consolation d'un pa-
reil spectacle; et la seule qui me reste, dans ma
confusion d'occuper la même place, c'est de me re-
2
26 LE BULLETIN DU COMBAT
tourner par le cœur vers ce père absent , et de lui
dire la parole du Seigneur Jésus à son Père des
Cieux : a Père, je vous rends grâces de ce que,
entre tant d'enfants que vous m'avez donnés, je
n'en ai perdu aucun ! »
A qui en revient le mérite?
Ce serait justice d'abord d'en renvoyer l'honneur
à ceux qui, avant moi, ont semé dans le champ où
moi, ouvrier de la dernière heure, je n'ai eu ensuite
qu'à recueillir la moisson. Mais ces semeurs ont fait
le vœu de ne chercher d'autre gloire que « la plus
grande gloire de Dieu ». Ne leur infligeons donc pas
le témoignage d'une reconnaissance qui , du reste ,
est gravée ici dans tous les cœurs. Aussi bien ce
serait maladroitement les aimer que de dénoncer
publiquement leur mérite, dans un temps où ce mé-
rite fait, précisément le plus grand de leurs crimes.
Je suis plus à l'aise , Monseigneur, pour publier
les services d'un corps de volontaires venus sponta-
nément combler les vides que l'ennemi avait faits
dans nos lignes.
Pour commencer par les jeunes , je m'en voudrais
de ne pas mettre à l'ordre du jour ces courageux
lévites de votre grand séminaire de Cambrai , qui ,
sur un seul mot, le mot de Jésus -Christ aux
apôtres : Amas me? Amas me? ont quitté leurs
études pour venir présider les nôtres, et à qui le
Seigneur a fait soudain une âme de père et de pas-
teur pour paître nos agneaux : Pasce agnos meos.
Mais ce qu'il faut honorer ici au-dessus de tout,
LE BULLETIN DU COMBAT 27
c'est le dévouement sans nom de tous ces doyens et
professeurs de nos Facultés catholiques, descendant
de leurs hautes chaires pour balbutier avec nous le
rudiment des lettres, des sciences, de la philoso-
phie et de rhistoire. Avec quelle spontanéité, quelle
persévérance, quel désintéressement!... Je ne puis
dire ici tout ce que je sais.
Que c'est bien toujours là le pays qui jadis, dans
un siège fameux, a vu s'improviser une artillerie vo-
lontaire pour la défense de la place! Seulement ici
il se trouve que nos canonniers ne sont autres que
des officiers supérieurs, se faisant simples soldats
pour desservir nos pièces et reformer nos batteries
une et deux fois démontées.
Ah! Messieurs des Facultés catholiques de Lille,
l'Église pourrait décréter, elle aussi, que a vous
avez bien mérité de la patrie » chrétienne !
C'est qu'eux et nous. Monseigneur, nous nous
sentions appuyés par ce ban et cet arrière-ban des
pères et mères de famille que vous voyez ici, où ils
sont venus demander pour leurs fils et pour eux
l'encouragement de votre parole et la grâce de
votre bénédiction.
Sans doute , vous nous l'avez déjà déclaré élo-
quemment dès votre entrée parmi nous, et, ce qui
est encore plus éloquent que votre parole, vous
nous l'avez fait voir, vous vous regardez comme le
débiteur de tous. Mais si, dans cette charité qui ne
fait point acception de personnes, votre cœur de
père a quelquefois souhaité de toucher de plus près
28 LE BULLETIN DU COMBAT
le cœur de sa \'iUe de Lille ; si vous avez souhaité
de sentir palpiter les forces catholiques de la grande
cité, que vous êtes bien placé aujourd'hui pour cela,
ici, entouré de nos nobles et vaillants administra-
teurs, au centre des intrépides souteneurs des droits
de l'Église et de la liberté , tant qu'il sera permis en
France d'en évoquer le souvenir et d'en prononcer
le nom.
C'est ici , c'est dans ce sol des familles catholiques
que la tradition chrétienne a des racines séculaires;
on ne les arrachera pas. Et si, dernièrement encore,
nous avons osé tant insister auprès de Votre Gran-
deur pour qu'elle daigniât envoyer à notre xigae
des ouvriers de choix, c'est que nous sentions
qu'il y avait ici pour la foi d'une grande ville
une question de vie ou de mort. C'est qu'ayant
accepté, témérairement peut-être, d'accomplir dans
cette école une œuvre de salut, je ne puis me faire
à ridée, et certainement je ne me ferais jamais à la
douleur de voir périr entre mes mains , si impuis-
santes que je les sache , cet héritage du passé et
cette sauvegarde de l'avenir.
Heureusement, Messieurs, j'ai de quoi me rassu-
rer et vous rassurer vous-mêmes. Nous avons lu, et
aujourd'hui la France entière a lu l'admirable Lettre
pastorale que le respect, Monseigneur, m'interdit
de louer devant vous; mais dont tout catholique a
le devoir de vous remercier.
J'ai entendu ces paroles , et je les ai trouvées si
fermes et si fières, qu'elles me semblaient un écho
LE BULLETIN DU COMBAT 29
de cet immortel discours prononcé ici même, il y a
trois siècles, au sacre de l'Électeur de Cologne,
dans notre collégiale de Saint -Pierre de Lille^ par
notre premier pasteur, lorsque ce premier pasteur
s'appelait Fénelon.
J'étais là, à vos pieds, au pied de votre chaire
de Cambrai , lorsque vous nous disiez : « Notre am-
bition serait qu'un jour on pût graver sur notre
tombe cette épitaphe que nous avons lue sur la tombe
d'un évêque : Nemo tam pater : Personne n'a été
,plus père qucflui. » Nous n'aurons pas de sitôt,
j'aime à croire. Monseigneur, à la graver sur votre
tombe ; mais nous n'avons pas attendu jusqu'à au-
jourd'hui pour la graver dans nos coeurs.
Et lorsque, il y a quatre jours, vous vouliez bien
m'assurer que vous étiez entièrement dévoué à
Saint- Joseph, dévoué jusqu'au sacrifice, j'ai com-
pris cette paternité, et je me suis rappelé cette autre
parole que Fénelon adressait aux pasteurs des âmes :
« Soyez pères; je ne dis pas assez : soyez mères! »
Confiance donc, mes chers enfants, vous n'êtes
plus orphelins : Nolite timere, pusillus grexl En
vous présentant à la bénédiction de l'Évêque de vos
âmes, je vous place, vous et moi, sous une force
qui nous couvrira de sa main.
Me sera-t-il permis d'ajouter, mes chers fils, que
je vous en crois dignes?
Cette année de tribulation a été une année de
sanctification : c'est le fruit de la divine fécondité de
la croix. Que de fois , en vous voyant dans les mois
30 LE BULLETIN DU COMBAT
de notre campement, tous, les petits comme les
grands, parmi la neige et la glace, plus compacts,
plus ardents, plus joyeux que jamais, je me suis
rappelé là parole d'un de vos poètes :
Qui juvenes! quantas ostentant aspice vires!
L'heure est venue de les renouveler, ces forces ,
dans le repos. Allez donc dans vos familles porter
l'aimable exemple des vertus qu'ici même, durant
cette année scolaire, je vous ai prêchées tant de
fois.
Et vous, nos aînés, vous qui êtes parvenus au
terme de la carrière scolaire, allez grossir dans
notre province les rangs des hommes de foi et des
hommes de bien qui en sont l'honneur et la force.
Nous en avons tant besoin! Mais, avant de vous
éloigner, venez recevoir la couronne de vos travaux
de l'année. Ce fut une année de campagne; les
années de campagne comptent double pour l'avan-
cement des soldats. Dieu fera ainsi pour vous.
IV
RÉPONSE ET PROTESTATION DE M°» L'ARCHEVÊQUE
La Taillante improvisation qu^on va lire a été recueillie
par la sténo^aphie et publiée dans le journal le Propa-
gcUeur, du 2 août 1881.
Elle a été souvent interrompue par les applaudisse-
ments de rassemblée, et suivie d^une longue acclama-
tion.
A rissue de la distribution des prix, les élèves se sont
rendus à Téglise paroissiale du Sacré-Cœur, où a été
célébré le salut solennel d'action de grâces, pendant
lequel tous les lauréats sont venus, selon Tusage, dé-
poser leur couronne au pied du très saint Sacrement, au
chant du Te Deum,
IV
RÉPONSE ET PROTESTATION
DE MoR L'ARCHEVÊQUE
Chers Parents,
Chers Enfants,
J'ai eu peine à maîtriser Témotion qui a envahi
mon âme, lorsque tout à l'heure le discours de
M. le Supérieur a évoqué les plus chers et en même
temps les plus douloureux souvenirs de ma jeu-
nesse.
Qui eût dit, qui eût pensé que cette France, qui,
au commencement de ce siècle , marchait à la tète
de la civilisation par les conquêtes de l'esprit, plus
encore que par ses armes victorieuses et par sa
diplomatie , et qui imposait ainsi à l'Europe entière,
que cette France, — comment dire cela pour ne
pas offenser l'amour dû à la patrie, en gardant toute-
fois le droit de la vérité? — que cette France serait
infidèle à la cause sacrée de la liberté?
Il y a cinquante -trois ans, à cette époque néfaste
2*
34 RÉPONSE ET PROTESTATION DE ll«« L'ARCHEVÊQUE
de la dispersion des msdtres de ma jeunesse, la
guerre était donc déjà déclarée à la religion sans
doute, mais déclarée d'abord et surtout à la liberté.
C'est un honneur pour l'une et pour l'autre qu'il
semble qu'on ne puisse arriver à l'une sans passer
par la poitrine et le cœur de l'autre.
M. le Supérieur nous rappelait tout à l'heure cette
triste page d'histoire.
La malheureuse année 1828 voyait fermer Saint-
Acheul, Montmorillon, Bordeaux, en un mot, les
onze collèges que les Jésuites avaient alors en
France. Ils n'en avaient alors que onze; en 1880 ils
en possédaient vingt-cinq; c'était l'honneur du pays,
c'était l'espérance de la religion. Elle reprenait par
l'éducation son salutaire empire, et les hommes de
mon âge peuvent comparer la situation religieuse
actuelle avec celle de cette année 1828. Combien
plus belle et plus forte la voyons-nous aujour-
d'hui!
Je n'en saurais dire autant de la cause de la
liberté, qui m'est presque aussi chère que celle de
la religion. La foi, elle, a jeté depuis le baptême de
Clovis de si profondes racines dans l'âme de la
France, qu'on ne parviendra pas à l'en arracher.
Mais la liberté, la chère, la sainte liberté, qu'est-elle
devenue, et que devient-elle tous les jours? Je les
entends, ces hommes qui en sont, semblerait-il, les
tenants les plus officiels ; ils l'invoquent hautement,
ils proclament son avènement, ils la saluent avec
emphase , ils en écrivent le nom sur tous les murs.
RÉPONSE ET PROTESTATION DE MO» L'ARCHEVÊQUE 35
Et cependant ce sont eux qui outragent, qui violent,
qui égorgent la liberté!
Je ne crains pas de dire ces choses , et bien haut.
Je me rends compte de mon caractère officiel et de
la portée de ma parole. Mais, s'il en est à qui mon
langage porte ombrage et qui estiment que j'abuse
de mon droit, qu'ils me reprochent, s'ils se sentent
le triste courage de le faire , d'avoir élevé la voix
pour la défense de la liberté attaquée et outragée !
Dans cette maison. Messieurs, vous avez fait
autre chose que de la défendre par la parole; vous
l'avez sauvée, vous et tous ceux qui ont prêté leur
concours à votre œuvre, prêtres, lévites, profes-
seurs de Facultés, et les élèves eux-mêmes. Tous
ont droit à notre reconnaissance* Ils ont lutté avec
tant d'énergie qu'on n'a pu les vaincre. Il y a véri-
tablement eu de la gloire pour eux à se relever si
vite après les coups si violents qui leur ont été
portés. On est bien fondé à saluer en eux les cham-
pions de la liberté et de la foi , les vainqueurs de la
bonne cause.
Ce qui doit nous consoler, c'est que cette mai-
son vivra par cela même qu'elle personnifie l'union
de la foi et de la liberté; cette double force la
portera.
On cherchera peut-être encore à entraver le dé-
veloppement de votre établissement, à mettre en
question son existence même; on se servira peut-
être contre lui, — je ne dis pas de la loi, émanation
de Dieu, devant qui nous nous inclinons tous, —
36 RÉPONSE BT PROTESTATION DC »«» L ARCHEVÊQUE
mais de la légalité, qui n^est pas toujours, malheu-
rouftement, d*accord avec réq[uilé,
La légalité, c*est là uq adversaire anqud il fàjai
foires fooe, un ennemi qu^ ne faut pas craindre de
regarder dans le« yeux.
I>ui8qu*il faut toujoui^ s'attendre à quelque ten-
tative) do sa (kcon, nous aurons recours, si cela
eni n&i'OHm\n)^ aux jurï$o<msultes, aux hommes
lia loi tiiil noua détondront ; et nous en avons d'é-
iuiuc*ut«*, giAco h Diou, ix>ur parer les coups de
MurpritiO dt^ lol onniMni astucieux! (Applandisse-
MaiXi nrt Toubliox i>ns, vous puiserez toujours
yoirti prliu*l|)rtlt^ foive dans le respecl des traditions
dii l'HtiH nmlAOu ^ qtii sont ivJles de PiUustre compa-
i'Miti«jiJ*)l lu l'ttul , nous n'nurcms plus ces chers
l*L'tvt» ui lut» rliurH Fh'^ivs, nous n'aurons plus ces
^i^hU uifUit» ) uli^iuiu, tlU d<^ saint I^ace; maissinous
f^ij li M 4V0Mt» pliM, jmivo que cette affireuse légalité
^ ^/.gi-H h )u^hl)^utto^lll^ nous jrwxlerons leur esprit,
Uintf iht*hUnhti Miuti no som ohâu^^ dans leurmé-
ih*^4*: tn *Uh» luiM ilittoiplino. tomaison continuera,
>^»>v^ ^<*;''/^^ >)).'u^ {< ^Hrt U u^Aison selon le co^ir et
i i,^j;A)i //i; |<^ < WiMfMMMlo do Jï^sus. (^ Aoolamations et
A h\i^n^i^ U VMtt oiM'luhn u\rtttri\^,ct en particu-
i'^^ *^'^ /* I' l'lll»ill, loulos Viv^ acclamations.
^i ) V ><'>^/^ ' ' M<i uMnu|hl0 quoiquos Jésuites; ils
RÉPONSE ET PROTESTATION DE M^» L'ARCHEVÊQUE 37
y sont revenus comme tout citoyen poli et honnête
en â le droit (sourires); ils auront la bonté de porter
au R. P. Pillon l'expression de mes hommages res-
pectueux, et d'ajouter que l'assemblée tout entière
s'y est associée par ses acclamations.
Maintenant je termine en ratifiant ce que mon
vénérable prédécesseur avait dit, et les assurances
que je donnais il y a quelques jours à trois de vos
administrateurs. Les collaborateurs de mon cha-
pitre et tout le personnel de mon clergé se feront un
devoir de soutenir cette maison, et, si c'était pos-
sible, d'ajouter à sa prospérité et à son éclat. (Longue
salve d'applaudissements.)
DIEU DANS L'ÉCOLE
DIEU DANS L'ÉCOLE
DISCOURS
Prononcé à la distribution des prix présidée par Mgr Monnier,
ÉTéque de Lydda, Auxiliaire de Cambrai,
le 31 juillet 1882.
Monseigneur ,
Notre première parole doit être un remerciement
pour l'honneur et la joie que Votre Grandeur nous
apporte aujourd'hui. Nous devons dire toutefois que,
si nous sommes très touchés de cette marque de
bienveillance, nous sommes loin d'en être surpris.
Habitué que vous êtes à parcourir en tous sens
ce vaste diocèse comme un champ de bataille, nous
savons que vous aimez à porter de préférence votre
présence et votre parole sur les points les plus
menacés. Nous sommes un de ces postes de péril
et de combat, et nous vous attendions. Nous ai-
mons à croire, du reste, que vous-même vous ne
serez pas sans goûter quelque douceur à trouver
42 DIEU DANS L'ÉCOLE
dans cette maison une Êunille sœor de celle à la-
quelle TOUS avez consacré trente années de votre
vie; et noos serions heoreox si, comme l'Andro-
maqoe antique, vous pouviez reconnaître sur le
firent de nos enfamts de Lille les traits qui vous rap-
pelleront vos en£auQts du petit séminaire de Gam-
rai : Sic ocuîos^ sic ille manus, sic ara ferebat.
Mais, si je ne me trompe, Monseigneur, un autre
et plus grand titre nous a mérité le r^ard du
pontife de Jésus -Christ : c'est qu'en ces tristes
jours du règne de l'école sans Dieu nous sommes
et voulons être ici YÉcoîe de Dieu !
Yoilà, Messieurs, notre nom, notre fin principale
et notre distinction. Non, certes, que nous dédai-
gnions la distinction qui vient des études humaines
et la gloire qui en rejaillit. Tous m en êtes, mes
chers fils, nos garants les plus sûrs; et vos succès
de toujours, en particulier vos succès de cette
année, très fertile en lauriers universitaires, répon-
dent pour vous à amis et ennemis la fière parole
de l'Apôtre : Si guis audet, audeo et ego, plus ego.
Mais si c'est là ce beau surcroît que Dieu accorde,
quand il lui plaît, à ceux qui cherchent première-
ment son règne et sa justice, ce règne en lui-même
n'en demeure pas moins le grand , le premier but
que nous poursuivons ici. Et puisque, par contre,
il arrive aujourd'hui que ce règne de Dieu dans
l'école est précisément mis en discussion dans les
conseils publics; puisque l'étrange question qui se
DIEU DANS L'ECOLE 43
pose devant ce siècle est celle de savoir si, au sein
d'une société foncièrement religieuse comme la
nôtre , Dieu sera dans l'éducation un objet de neu-
tralité avec le silence pour hommage et Tindiffé-
rence pour culte, je vous dois une réponse. Mes-
sieurs; ou plutôt cette réponse, vous l'avez déjà; la
voici :
Nous déclarons qu'en face de cette neutralité offi-
cielle, publique, qui est une impiété, nous nous
faisons une périlleuse, mais aussi une glorieuse
singularité de mettre le nom de Dieu au fronti-
spice de notre œuvre d'enseignement, qui est une
œuvre de foi : In capite lïbri scriptum est de me.
Cette singularité, nous la portons partout; nous la
mettons sur tout, sur tout ce que nous sommes, sur
tout ce que nous disons, sur tout ce que nous fai-
sons. Elle nous marque d'abord le matin à la cha-
pelle, puis elle nous suit à l'étude, elle descend à la
classe, elle nous garde en récréation, elle nous dis-
tingue dans la rue, elle entre dans toute notre vie,
elle imprime comme un sceau sur toute notre ma-
nière d'être, façonnant l'homme tout entier à une
image divine.
C'est tellement là notre signe, et ce signe répond
tellement à notre essence même, que nous n'aurions
plus de raison d'être, ne fût-ce qu'une heure, du
moment où nous ne pourrions plus être pour vos
fils les hommes de Dieu. La célèbre maxime Sint ut
sunt, vel non sint s'applique ici sans réserve. Et
cela, non pas seulement parce que tel est notre
44 DIEU DANS L*ÉCOLE
devoir et notre ministère devant l'Église, mais parce
que tel est aussi notre devoir devant la famille ;
non pas seulement en raison de ce que nous sommes
par état, mais en raison de ce que vous-mêmes
vous êtes par vos croyances et par vos traditions.
Or ce que vous êtes. Messieurs, ce que vous êtes
dans cette ville et dans cette contrée, ce que je vois
de vous ici depuis six ans, ce qui me remplit de-
puis lors de ce que vous me permettrez d'appeler
une admiration mêlée de reconnaissance, j'ai au-
jourd'hui le devoir et le besoin de le proclamer ; et
peut-être, comme étranger, suis -je mieux placé
qu'un autre pour le faire librement et impartia-
lement.
Le premier fait que je constate préliminairement,
c'ent que le combat de l'heure présente est un combat
engagé pour Dieu ou contre Dieu : voilà le champ
de bataille. Le second fait qu'il faut reconnaître, c'est
que ce combat à mort s'est concentré dans l'école,
et porte avant tout sur la question de l'enseigne-
jnent : voilà la place forte. Mais ce qu'il faut dire
Humi, c*cHt qu'au cœur de cette place forte et au
prfîfnier rang de la défense, il y a uije citadelle. Il
y a quelque part on France, sur la frontière du pays,
un cfïîitre do résistance et de fidélité sur lequel le
p«ys «'habitue do plus en plus à tourner ses regards.
VA c>st là un tel honneur, que certainement vous
n'^ui^?^urA point osé vous l'attribuer vous-mêmes.
M^û?; Tenneml Ta fait pour vous, et le jour où solen-
/i^K^^oe/it le chef de l'autre camp vous a dénoncés
DIEU DANS L'ÉCOLE 45
comme la ce citadelle du cléricalisme ' » , il vous a
délivré des lettres de noblesse et décerné un nom
que n'eussent pas dédaigné Gharlemagne et saint
Louis, dont Tun s'appelait le ce Chevalier » et l'autre
le ce Sergent du Christ y>.
Eh bienl c'est là, dans cette forteresse, que se
présente chaque jour un spectacle qui est pour nous
la révélation et l'encouragement du devoir.
Qu'y voyons -nous, en effet? D'abord, en pre-
mière ligne, un groupe d'hommes à part que j'ap-
pellerai l'État -major de la foi et de la charité, se
montrant peu, faisant beaucoup, aux aguets de
toutes les questions , à l'affût de tous les besoins ,
au courant de toutes les manœuvres, à l'avant-
garde de toutes les luttes; s'inspirant des principes
plus que des expédients; prenant conseil de la droi-
ture plus que de l'habileté; le cœur toujours ouvert
pour se dévouer, les mains toujours ouvertes pour
donner, l'oreille toujours ouverte pour recevoir le
mot d'ordre, non de la politique ni de l'opinion,
mais de la doctrine et de l'autorité parlant par Rome
et Cambrai, lesquels ne font qu'un pour nous. Voilà
la première ligne.
Puis, à la suite de ces hommes d'action et de
* M. Jules Ferry, Minisire de rinslruclion publique : « On
a dit que la ville de Lille était une citadelle du cléricalisme.
Messieurs, nous élevons ici citadelle contre citadelle. Nous
élevons une forteresse de l'Université de France et de la libre
science, etc. {Discours prononcé à Lille, le 24 avril 1880, à la
pose de la première pierre de la Faculté de Médecine de VElat,}
46 DIEU DANS L'ÉCOLE
Cfimbat, viennent d'autres hommes de même con-
viction , sinon de môme ardeur : un nombre incal-
culable de familles chrétiennes, cantonnées dans leur
foyer, enchaînées à leurs affaires, faisant la prospé-
rité et la richesse du pays, mais plaçant la prospé-
rité sous la condition de la dignité morale, et la
dignité morale sous la garde de la religion; fa-
milles unies dans le culte de toutes les fidélités,
et marchant ensemble par groupes, par constel-
lations, comme les étoiles dans le ciel; familles
pacifiques et fixes au poste de travail où les a
placées la tradition des ancêtres, mais décidées à
tout le jour où une main de violence vient mena-
cer de rompre cette chaîne séculaire dont un bout
tient à la terre , mais dont l'autre tient au ciel et
repose dans la main de Dieu. Voilà la seconde
ligne.
Enfin, derrière cette première et cette seconde
ligne, tout un peuple, toute une ville, toute une
province serrée comme on ne Test nulle part, une
vaste ruche laborieuse et industrieuse, jetant ses
essaims partout, mais habituée à prendre la religion
pour reine, faisant son miel sans doute du suc des
plantes de la terre, mais aussi de la rosée qu'elle
demande au ciel; en un mot, hommes de labeur et
hommes de prière , s'aidant pour que Dieu les aide,
et lui rendant, par la charité, plus que la dime de
ses dons. Quels hommes et aussi quelles œuvres!
Je ne les énumérerai pas. A quoi bon, quand
tout les dénonce , et lorsque chacun sait que la
DIEU DANS L'ÉCOLE 47
grandeur chrétienne est aujourd'hui une des gloires
particulières de Lille?
Et ce serait celte gloire qu'on voudrait vous ra-
vir I Et ce serait celte chaîne que Ton voudrait bri-
ser I Et ce serait ce faisceau que Ton voudrait dis-
soudre! Et ce seraient ces races vigoureuses et
saines que Ton voudrait déformer, étioler dans Tat-
mosphère d'une éducation de sous-sol que n'éclaire
aucune perspective supérieure, que ne vivifie ni ne
purifie aucun souffle venu du Ciel ! Et ce serait tout
ce passé avec lequel ils prétendraient que le présent
doit rompre et l'avenir faire schisme! — Ce passé,
qu'ils le connaissent du moins, et qu'ils souffrent que
j'essaye de leur en rappeler une page!
C'était au xvi" siècle, en l'an 4592; le protestan-
tisme débordait partout; il arrivait à vos portes. Un
grand évoque , un Lillois , Jean Vendeville , évoque
de Tournai , votre évêque d'alors, proposa d'y oppo-
ser une digue : c'était la fondation dans vos murs
d'un collège de la Compagnie de Jésus. On s'adressa
à Rome, où Vendeville avait connu le Père Aquaviva.
On consulta Messieurs les curés, — qu'ils soient
remerciés ici dans la personne de leurs successeurs
présents à cette fête ! — ils furent les plus ardents
à promouvoir cette œuvre : Peroptahant parochi
admodum ferventer, dit l'historien de la Flandre. Le
collège fut fondé et élevé à grands frais : il est aujour-
d'hui devenu votre hôpital militaire. La chapelle fut
bâtie : elle est devenue aujourd'hui votre église Saint-
Étienne, — votre belle église, Monsieur le doyen, —
48 DIBU DANS L'ÉCOLE
de laquelle Notre- Seigneur prit possession triom-
phalement le 40 octobre 4614. Mais église et collège
devaient pareillement servir de barrière contre Thé-
résie. Les bourgeois de Lille stipulèrent, par acte
authentique, qu'en élevant ces édifices ils avaient
prétendu que « leurs fils y apprissent le catéchisme,
s'y formassent à la piété et aux habitudes chré-
tiennes qu'excelle à donner l'Institut de la Compa-
gnie de Jésus ». C'est le texte même du contrat;
c'est le pacte fondamental de notre institution.
On a pu supprimer le collège une première fois,
et lui donner ensuite une autre affectation; mais
l'esprit d'une maison n'est pas attaché à des
pierres ; et quand , trois siècles après , vous fîtes
Saint-Joseph , ce fut dans la même pensée et pour
la même fin. Puis , quand hier le malheur des temp^
nous a appelés ici , nous avons à notre tour accepté
tout entière cette succession de christianisme, et
nous entendons bien n'en rien laisser périr. Prêtres
et laïques , maîtres et disciples, nous sommes, sous
un nom différent, ce que fut le passé, c'est-à-dire
l'école de Dieu, l'école de Jésus-Christ. Nous le
serons toujours, nous le serons quand même; et si,
— ce qu'à Dieu ne plaise 1 — nous l'oubliions un in-
stant, il y aurait autant de voix qu'il y a ici de pères
et de mères de famille pour nous en faire souvenir.
Conséquemment, Messieurs, nous mettrons Dieu
dans VÉcole; ce sera encore le meilleur moyen d'y
mettre l'ordre, la vérité, la paix et le bonheur.
Nous ferons de vos fils des chrétiens, ce qui de plus
DIEU DANS L'ÉCOLE 49
signifie des hommes civilisés ; autrement ce seraient
des barbares, s'il est vrai, comme Ta dit M. Saint-
Marc Girardin, « qu'organiser l'école sans l'ensei-
gnement religieux, c'est organiser la barbarie. »
Nous leur enseignerons donc premièrement l'amour
de Dieu et de Notre -Seigneur Jésus -Christ par-
dessus toutes choses, convaincus que de la sorte
ils en aimeront mieux tout ce qu'il faut aimer, rien
que ce qu'il faut aimer. Ils aimeront n^ieux leurs
pères et mères , quand dans l'un ils verront la
puissance de Dieu et sa bonté dans l'autre* Ils ai-
meront mieux leur pays, quand au-dessus des
foyers ils verront les autels. Ils aimeront mieux
leur prochain , quand , dans le pauvre et l'ouvrier,
ils aimeront Celui qui se fit pauvre et ouvrier pour
nous. Ils aimeront mieux tous leurs frères, quand
ils auront appris à aimer et prier notre commun
Père qui est dans les cieux. Alors la fraternité ne
sera plus un grand mot qu'on écrit sur les murs,
mais une grande chose que nous tâcherons d'écrire
dans les cœurs; et le devoir ne sera plus un préjugé
vulgaire, quand nous lui aurons donné la loi de Dieu
pour principe, Jésus -Christ pour modèle et pour
sanction le Ciel.
Nous ne voilerons donc pas le Ciel aux regards
de nos enfants. Nous n'arracherons pas Jésus-Christ
de leurs âmes , ce serait en arracher la vertu et la
vie. Nous ne décrocherons pas le crucifix de nos
classes; nous ne ferons pas descendre de son pié-
destal la Vierge Immaculée; nous ne fermerons pas
3
KO DIEU DANS L*ÉCOLE
le tabernacle, et nous nous garderons de chasser
Dieu de chez lui comme un malfaiteur : nous crain-
drions trop de voir s'en aller derrière lui la pu-
deur, le respect, la piété filiale et le patriotisme.
Nous craindrions trop, pour notre société, le retour
à ces âges d'anarchie et de décadence bysantines où
les iconoclastes succédaient aux vandales, en atten-
dant le Turc.
Nous n'enseignons pas la morale indépendante,
parce que nous savons qu'une fois indépendante de
toute croyance elle se déclare à bref délai indé-
pendante de tout devoir. Sans doute nous ne fai-
sons pas fi de la morale civique, que nous mettons
en pratique aussi bien que d'autres, ce me semble;
mais, pour faire de bons citoyens, nous estimons
qu'il faut faire de bons chrétiens; et pour nous
le manuel du vrai patriotisme, c'est le livre divin
de celui qui, ayant pleuré sur son infortunée
patrie , n'a pas craint de mourir pour elle sur une
croix. Nous ne nous flattons pas de la chimère
d'établir une morale sans dogme, une loi sans foi,
ff une justice sans tribunaux, d coname l'appelait
un homme d'État. Nous ne fermerons donc pas
lo conlVHHÎonnal au lendemain de la première com-
munion ; car nous aimons mieux conduire nos en-
funlH h co tribunal que de les voir traînés quelque
Jour (liîvanl des tribunaux d'un autre genre.
AIiihI Dliîu rostera ici le premier de nos amours,
lu Kahitn communion la première de nos fêtes, le
(ml(''<'hlHnu» 1(^ pronnor de nos livres, la piété le
DIEU DANS L'ÉCOLE 51
premier des devoirs, l'Église notre première patrie,
le Ciel notre dernière fin.
Ainsi, mais ainsi seulement, aurons-nous la con-
fiance que vos fils seront dignes de vous. Ainsi
aurons-nous jeté un pont par-dessus Tabîme qui se
creuse chaque jour davantage, dans les habitudes
et les mœurs, entre le passé et l'avenir. Ainsi ver-
rons-nous encore à Lille des hommes de foi et des
hommes de bien. Ainsi aurons -nous sauvé ce nom
héréditaire qui chez vous signifie honneur et reli-
gion, et vous pourrez espérer que vos fils à leur
tour le transmettront à d'autres , après l'avoir eux-
mêmes porté sans tache devant Dieu et devant les
hommes.
Ainsi, pour notre part, aurons -nous, Monsei-
gneur, servi l'Église de Cambrai, et consolé le
cœur de son vénérable archevêque, qui, par vous
et avec vous, va tout à l'heure nous bénir. Ainsi
aurons -nous payé un acompte de notre dette en-
vers cette Flandre généreuse, de laquelle on pourra
dire ce que le prophète disait de la citadelle de
Sion, la citadelle du cléricalisme de ce temps-là :
Deus in medio ejus, non commovebitur : « Dieu
est au milieu d'elle, rien ne l'ébranlera! »
VI
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT-JOSEPH
Les vacances d'août et septembre 1882 furent pour
notre collège une époque funèbre. Trois de nos èlè?es
furent enlevés durant ces deux mois.
Le premier, André Malapert du Peux, était un rhé-
toricien de la plus grande espérance. Il aimait le beau, le
grand, le bien; il cultivait les arts, l'éloquence. Surtout
il aimait Dieu, et il cultivait son âme. Dieu rappela à
seize ans cette âme, qui était digne de lui. Il mourut à
Paris en se rendant à Lourdes.
Le second , Robert Boutry, était un tout jeune enfant
de onze ans. Il aimait les champs, les fleurs, les choses
délicates et pures. 11 venait à peine de descendre de la
table de sa première communion, quand le Seigneur le
rappela pour une plus grande fête. Il mourut à Chantilly,
dans sa famille maternelle. .
Le troisième, Joseph CtéuENT, était un adolescent de
quatorze ans. Il avait cette élévation et cette pureté de
cœur qui permettent de voir Dieu. Après Dieu, ce qu'il
aimait lo plus, c'était sa mère, son frère, son pays, son
coUègo. L'approche de la mort le transGgura : ce fut
comme une première et joyeuse entrevue de l'éternité. Il
partit, aile» déployées, dans un élan de courage, d'espé-
rance et d'omour.
I/u8u|;a (lo notre collège est qu'immédiatement avant la
nioHHe du Jour dos Morts, le célébrant lise les noms de
tous ceux, maîtres et élèves, qui sont trépassés depuis
rétttbllMemonl do l'école» avec la date de leur décès. C'est
opi'èH ci*iiQ lecture que furent prononcées les paroles sui-
vanloM,
VI
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT-JOSEPH
PAROLES
Prononcées dans la chapelle au jour et pendant TOctave
de la Oommémoration des morts.
Vous venez d'entendre, mes chers fils, la liste fu-
nèbre des chers défunts de notre collège depuis sa
fondation. Vous avez vu que cette liste s*est récem-
ment, hélas! grossie encore de trois noms pour
lesquels je viens vous demander de prier. La main
de Dieu s'est donc appesantie, cette année, sur
notre jeune famille; et trois de vos frères, parmi les
meilleurs, ont pris l'avance sur nous vers l'héritage
des cieux.
Avec quel charme ils croissaient, ces chers objets
de nos regrets, vous vous en souvenez. Ils étaient
au milieu de vous, il y a quelques mois. Ils étaient
entrés comme vous dans la joie des vacances : elles
se sont changées pour eux en vacances éternelles;
56 TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH
et quand vous reveniez ici vous ne les retrouviez
plus. Tous trois étaient partis, en échelonnant
leur départ aux principales fêtes de Marie : l'As-
somption, la Nativité, le Rosaire, comme pour
mieux montrer ainsi quelle mère les appelait pour
les embrasser, quelle reine s'apprêtait à les cou-
ronner.
C'est d'eux trois que j'ai voulu vous parler, mes
chers fils. Mais j'ai craint que mon émotion ne tra-
hit ma parole; et voilà pourquoi, ce matin, j'ai
demandé au papier de me prêter contre mes larmes
une assurance que je ne trouvais pas dans mon
cœur.
Au rosto, CCS larmes paternelles seront sans amer-
tume. L'admiration, presque l'envie, y auront une
plus grande part encore que la douleur; car ces
chors prédestinés sont du nombre de ceux qui font
i'oorior avec les Livres saints : t Que je meure de
lour mort et que mes derniers jours ressemblent à
la fin do lour vie. î> Moriatur anitna niea morte
jmiorum rt fiant uovissima mea eorum similia,
Aunni biim fut-ce un spectacle surhumain que cette
mort, dlBonH mieux, que ce sacrifice; et chacune
ïln (ui« Aino», on brisant son enveloppe, comme
M«<Inlnlnt^ won vaso d'albûtre sur les pieds de Jésus,
A IrtlNHrt un iJftrftnn dont notre maison est encore
nnilmuinr^n ; Kf doinm impJeta est ex odore un-
(lonllnuonf<-nn ro matin l'édification par le récit
dn Iniu'N (lornlorM jours. C'est un récit que je vous
TROIS ENFANTS DE L*ÉGOLE SAINT -JOSEPH 57
dois : je le dois à votre amitié et à votre piété ; je le
dois à notre mutuelle consolation et à nos espér
rances : Consolamini invicem in verhis istis.
I
André 'Charles Malapert du Peux fut celui de
vos trois amis qui nous quitta le premier. Il ache-
vait sa rhétorique; il n'avait que seize ans. Tout
fleurissait en lui : la piété, la bonne grâce, le talent,
l'enjouement, la distinction parfaite, et jusqu'à ces
dons charmants que la culture des arts ajoute aux
études plus graves. Il savait peindre avec goût; il
savait dire avec âme; il savait rire avec esprit; et
les plus petits eux-mêmes se rappellent ce qu'il
mettait de finesse et d'entrain dans nos représenta-
tions dramatiques , pour nous faire plaisir.
Mais par- dessus tout il était bon : bon par nature
sans doute, mais bon surtout de cette bonté surna-
turelle qui, dans une âme chrétienne, descend du
cœur de Jésus par le cœur de Marie. Marie tient
une grande place dans cette belle existence. Né un
samedi, mort un samedi, consacré à la sainte
Vierge, dont il avait porté les couleurs jusqu'à sept
ans , André s'était habitué à faire de son cœur deux
parts : l'une pour sa mère de la terre, l'autre pour
sa mère du Ciel. Or il était constant que la part de
celle-ci grandissait de jour en jour. Une des dévo-
tions de l'enfant était de s'engager envers elle à lui
58 TROIS ENFANTS DE L*ÉGOLE SAINT -JOSEPH
payer, par exemple, telle petite somme pour cha-
cun de ses succès : ses bonnes notes, ses bonnes
places, ses prix. Cette dtme prélevée sur tout ce
qu'il possédait ou recevait, il la distribuait aux
pauvres, aux expulsés, aux autels, aux œuvres
charitables, à tout ce que Dieu aime, embellissant
et purifiant ainsi sa première gloire, sa gloire d'éco-
lier, par cette gloire supérieure dont Fénelon a dit :
n II n'y a, mon fils, qu'un grand cœur qui sache
tout ce qu'il y a de gloire à être bon. »
Il voulait faire davantage en se donnant lui-même.
Comme vous tous, il rêvait un brillant avenir, et il
en avait le droit. Encore à la fleur de l'âge il ache-
vait ses études; demain il serait bacheUer; après-
demain il serait un homme; et l'homme qu'il rêvait
d'être, l'homme idéal qu'il concevait, il le trouvait
réalisé dans un type vivant, vers lequel sa jeune
ambition osait lever les yeux. M. le comte de Mun,
soldat, orateur et apôtre : tel était le type chevale-
resque qui posait sans cesse devant ce jeune et beau
cœur. Épris jusqu'au transport de tout ce qui tom-
bait des lèvres du grand cathoUque , il n'en voulait
rien perdre , il en recueillait tous les accents , et
il demandait à Dieu, en hsant ses discours, d'être
un jour chevalier de Jésus- Christ comme lui.
Rêves de vaillance dont Dieu lui réservait le prix,
même avant le combat! Rêves de gloire dont il
devait se réveiller bientôt dans les réalités splen-
dides de l'éternité ! . . .
Mais cette nature heureuse, fascinée par l'éclat,
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH 59
n'allait- elle pas prendre le change sur le monde et
la vie, en y tenant plus de compte de la forme que
du fond, et en se contentant des brillantes appa-
rences qui suffisent au vulgaire? Non, certes, et j'en
ai la preuve dans ces deux mots qu'un jour l'écolier
avait inscrits en tête de sa composition, dans un
concours de sa classe : Non videri, sed esse; non
paraître, mais être! Quelles paroles! il y a à la fois
de la modestie et de la fierté, de la droiture et de la
grandeur dans cette devise. Elle devance son âge,
et elle éclaire ce que l'avenir eût montré en lui, si
l'avenir eût été donné à une existence qu'il nous
faut voir, hélas I se changer en une belle mort.
Mais comment vous la raconter, cette merveil-
leuse mort? Elle ne fut pas imprévue, et vous savez,
mes enfants , qu'André s'y achemina par une longue
voie de souffrances. Sa dernière grande sortie avait
été un pèlerinage accompli avec un groupe d'entre
vous à Notre-Dame de Boulogne, pendant les va-
cances de Pâques. Notre-Dame, en ce jour, le mar-
qua du signe de ses élus, et elle l'appela à venir pro-
chainement la rejoindre. Cet appel se manifesta, à
quelque temps de là, par les symptômes trop visibles
d'une phtisie galopante qui mit la mort dans l'âme
de M. le docteur, son père. Je me souviens encore
du jour où il vint ici m'en faire la révélation, avec ces
larmes devant lesquelles toute consolation est muette.
Il ne prévoyait que trop vrai. André ne devait
plus vivre que dans cette alternative de souffrances
et d'illusions qui caractérise cette maladie. A chaque
60 TROIS ENFANTS DE L*ÉGOLE SAINT -JOSEPH
visite nous le trouvions amaigri, fiévreux, trempé
de sueurs, haletant, tantôt dans sa chambre sur
un lit ou un fauteuil, tantôt dans son atelier en-
touré de ses peintures, tantôt dans son jardin qu'il
voyait renaître au soleil. Mais lui ne renaissait pas;
et quand vous alliez le voir, vous vous souvenez
combien le dernier salut qu'il vous donnait ressem-
blait parfois à un adieu. Il se préparait au départ,
mais silencieusement, n'en disant rien à sa mère.
Mais n'en parlait-il pas à Marie, sa mère du ciel?
Il crut comprendre que celle-ci s'apprêtait à le
guérir miraculeusement; et dès lors il implora la
faveur de l'aller prier à la sainte grotte de Lourdes.
•
Un jour même il put se croire exaucé par avance.
Le 6 août, il avait reçu le divin Viatique pour se
préparer à ce voyage des montagnes. Mais n'était-ce
pas tenter Dieu que de l'entreprendre? Il était si dé-
faillant! Ne suffirait -il pas de le porter plus près,
aux pieds de la même Madone représentée dans l'é-
glise de Sainte- Catherine, de Lille? « Non, non,
répondait- il aux larmes paternelles, allons à Lourdes ;
ce n'est pas à Sainte -Catherine, c'est à Lourdes que
je serai guéri ! ï Après quoi il ajouta avec résigna-
tion : c( Enfin j'aurai fait tout ce que je pouvais. »
La nuit du jeudi 10 fut très agitée, très mauvaise;
il était évident qu'André ne pouvait vivre quarante-
huit heures encore dans ces continuelles défail-
lances. Sa mère l'avait veillé jusqu'à deux heures
du matin; son père restait auprès de lui, craignant
à chaque instant de le voir expirer, lorsque tout à
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH 61
coup, vers quatre heures, le malade se réveille
subitement et s'assied sur son lit comme mû par
un ressort. Ses yeux étaient grands ouverts; d'une
voix naturelle et forte il s'écrie : a Merci, mon
Dieu! merci, sainte Vierge Marie, Mère de Dieu!
merci, saint Joseph! Je suis guéri miraculeusement.
Mère, mère, où es -tu? » Sa figure rayonnait. On
crut qu'il avait le délire; son père le prit dans ses
bras : « Père, dit André, tu vois, je suis guéri, j'ai
retrouvé mes forces, j'ai retrouvé ma bonne voix; je
puis parler maintenant, je puis chanter, je puis
courir, je puis me lever, je veux boire! » Et il se
lève, et il boit seul le bouillon qu'on lui présente,
lui dont la gorge brûlée ne recevait plus rien qu'à
l'aide d'un chalumeau.
La mère , les frères , la sœur, tous étaient dans le
ravissement, et chacun, en l'embrassant, constatait,
admirait l'état transfiguré de ce cher malade. La
famille bénissait Dieu, et il n'y eut pas jusqu'à une
vénérable grand'mère, qui, chancelante et souf-
frante, ne voulut venir et monter l'escalier de la mai-
son pour constater le prodige opéré sur le petit-fils
qu'elle vit, hélas, ce jour-là pour la dernière fois.
On fut chercher à la campagne les Pères Jésuites
qui, la veille, l'avaient laissé mourant. Ils n'en pou-
vaient croire leurs yeux et leurs oreilles. Ils le trou-
vaient sur son lit, assis, sans être soutenu. André
dit au Père Ministre : « Ah! Père, vous prétendiez
hier que j'étais trop faible pour aller à Lourdes.
Qu'en pensez -vous maintenant? Nous allons partir
«2 TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH
tout h riieure. d Quelqu'un lui ayant demandé s'il
n'éprouvait plus aucune douleur, aucun malaise; il
montra sa poitrine : n Je sens bien, dit -il, qu'il y a
là encore quelque chose de terrestre, mais cela va se
diHHJpor. n Knfln, son père lui demandant s'il avait
ou une apparition do la sainte Vierge : « Non, ré-
pondit-il, je mo suis senti éveillé subitement, et
tout mon corps comme transformé. »
liO prodige dura vingt-quatre heures, assez pour
qu(' Mario constatAt qu'il ne tenait qu'à elle de
nnuiro son onfant à ce monde. Mais elle lui tenait
(«ri n^Hcrvo un don plus excellent que celui de la vie.
Lo nmiado (Hait sorti, il s'était promené quelque
p(Mt. Il |)()uvait donc partir : « Marie veut que j'aille
wvH (^lln; allons à Lourdes maintenant! >
Il partit l(^ Ham(Hli l'2, entre son père et sa mère.
llnlaNi iv Tut Hon diTuierjour, et Marie n'attendait
qitn col («ITort do son courage pour lui en payer le
piiH, Il \w (lovait pas arrivtn* au delà de Paris. Dé-
pop(^ U\ (lauH une clmmbiv d'hôtel près de la gare, il
p'alîalppia tout fv coup d'une H^ijon si alarmante, qu'on
parla do ronontvr à poursuivre le voyage et de le
ramoMoi* t\ Llllo. (h\ ci\>yail que le pauvre malade
nVnhMHlail \h\h oo qu\>u disiil. Mais lui, tout entier
h m\{ uiilquo ponî^(H> ; w A l.ouixies! à Lourdes! 2>
dit il.
(lo U\\ pon donilor uu»(» Ou lo trvUisporta à demi-
in(»rl dMM^ la ^mv du NoiM^ CVst là, sur les ge-
\M\\ do pa iiUM'is OiMuuïo dans un l>eroeau, qu'il
«**oMd(M'mll doOiHMuouL ^an?* un soupir, sons un
TROIS ENFANTS DE LȃCOLE SAINT -JOSEPH 63
signe, trois jours avant la fête de l'Assomption de
Marie. Il avait dit : A Lourdes ! Marie lui avait ré-
pondu : Au Ciel!
Esse, NON videri, mieux vaut être que paraître, sa
magnifique devise avait raison aujourd'hui. Il avait
quitté le lieu des vaines apparences pour celui des
réalités éternelles : Et tempus omnis rei tune erit.
Charmant jeune homme! Ne vous semble-t-il
pas que, le voyant arriver là -haut en sa présence,
Jésus le regarda et l'aima, comme il fit du jeune
homme de l'Évangile qui avait pratiqué la loi dès
son enfance? Intuitus eum, dilexit eum. Mais il
nous est ravi. Pleurons -le donc tous ensemble.
Pleurez-le, vous tous qui fûtes ses frères par le
cœur; et répétez sur lui la plainte qu'exhalait David
sur son cher Jonathas : Doleo super te, f rater mi
Jo7iatha, décore nimis et am^bilis. Et moi, ache-
vant ces paroles, je lui dirai à mon tour avec le
même prophète : Sicut mater unicum amat filium
suum, ita ego te diligebam.
Pleurez -le surtout, vous ses frères de la Congré-
gation, car elle était pour lui une famille dans notre
famille, une famille dont il disait: « Oh! qu'il fait bon
servir la bienheureuse Mère de Dieu dans sa Con-
grégation! » une famille où il comptait, comme au-
tant de frères célestes, les jeunes saints qu'il nomme
dans cette prière de lui : « bonne Vierge Marie,
ma mère ainsi que celle des trois anges de la Com-
pagnie de Jésus, saint Stanislas, saint Louis de
Gonzague, Jean Berchmans, accordez -moi d'imi-
64 TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH
ter votre pureté, et de vous aimer de tout mon
cœur jusqu'à la mort. »
Pleurez -le enfin, vous tous, enfants de cette mai-
son, car elle était pour lui une autre maison mater-
nelle. On n'y pouvait toucher sans l'atteindre , pour
ainsi dire, à la prunelle de l'œil. La proscription
douloureuse dont , il y a deux ans , furent frappés
les Pères qui l'avaient élevé, passionna sa belle
âme jusqu'à l'exaltation. Et naguère encore, dans le
délire de sa maladie, on l'entendait qui disait fière-
ment et fortement, comme s'il répondait à' des in-
sulteurs invisibles : ce Respectez mon uniforme;
voyez l'habit que je porte, n'insultez pas ces bou-
tons! »
Ce cher uniforme du collège , il ne l'a pas quitté.
Après l'avoir porté si dignement et noblement du-
rant huit années de sa vie , il l'a emporté dans le
cercueil. Il dort encore dans ses phs, en attendant
le jour de la résurrection , où Dieu le changera en
un vêtement de gloire.
II
Hélas I la porte funèbre qu'André Malapert du
Peux venait d'ouvrir ne devait pas se refermer
de sitôt pour notre famille. Dans le même moment
où ce jeune prédestiné rendait son âme à Dieu,
un autre entrait dans son lit pour ne plus le quit-
ter; et il vous faut maintenant, vous, mes jeunes
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH 65
enfants de la classe de cinquième, assister aux der-
niers instants d'un de vos plus aimables condis-
ciples, Robert-Paul Boutry.
Vous VOUS souvenez, mes chers fils, de cet en-
fant de onze ans que nous voyions. Tannée der-
nière, monter au Temple, lui aussi, comme Jésus
son modèle , y demeurer trois jours dans les exer-
cices de la retraite, tout occupé du service de son
Père du ciel, pour s'y préparer à sa première
Pâque. Vous vous souvenez de la candeur parfaite
qu'il apportait à cette solennité de sa première com-
munion , en ce jour d'épanouissement où tout était
paix en lui, autour de lui et par lui.
C'était bien de cet enfant, si ingénu, si droit qu'on
pouvait dire la parole que le Sage disait de lui-
même : Puer eram ingeniosu^ , et sortitus sum ani-
mam bonam. Tous les goûts délicats étaient dans
cette nature véritablement exquise. On nous rap-
porte qu'il aimait singulièrement les fleurs; il était
heureux de s'en procurer de ses deniers; il vivait
au miUeu d'elles, comme un compagnon et un frère;
elles lui parlaient de la beauté et de la bonté de
Dieu; elles lui prêtaient leur langage pour dire ses
sentiments d'affection filiale; et son meilleur plaisir,
après celui de les voir croître, était de les offrir
en souvenir à ses proches. Cette ingénuité de na-
ture et cette beauté de grâce avaient passé de l'âme
de l'enfant dans son regard, et il faisait penser à
cette parole de Jésus -Christ à une de ses épouses :
« Si tu voyais la beauté d'une âme en grâce avec
66 TROIS ENFANTS DE L'ECOLE SAINT -JOSEPH
moi , fût-ce celle du plus petit enfant, tu ne pourrais,
après cela, plus rien voir en ce monde I »
Un mot suffit pour exprimer le trait qui marque
Robert de son signe distinctif : il fut l'enfant du
devoir. Chez lui le devoir s'inspirait d'une profonde
piété. Il était en habitude de société filiale avec la
Vierge Marie; le chapelet était vraiment une covr
ronne pour lui, comme l'appelle l'Église; il s'en fai-
sait honneur, il le portait partout, et jusqu'à son
dernier jour il ne s'est jamais endormi sans l'avoir
dans sa main. Il se plaisait aussi dans la société
de son ange gardien, dont l'image toujours pré-
sente dans sa chambre, sur son pupitre, le faisait
vivre en pensée avec ce frère du ciel qu'il aimait,
qu'il invoquait, qu'il cherchait à imiter, en atten-
dant, hélas I l'heure prochaine de se réunir à lui.
Il commençait d'ailleurs à se détacher de la terre,
en se désappropriant de tout ce qu'il avait. Ne
tenant rien , il lui semblait que rien ne lui apparte-
nait en propre, mais que tout était à tous. Le trésor
de l'enfant céleste était dans un autre monde, là où
était son cœur.
Le même attrait supérieur le portait à se purifier
avec une ardeur que j'appellerais insatiahle. Il se
confessait tous les huit jours; et si quelqu'un s'éton-
nait de cette extrême délicatesse de conscience :
ce C'est mon besoin, disait-il; j'aime à me confes-
ser I » Aussi jusqu'où n'allaient pas sa jalousie de
pureté, ses scrupules de modestie I On nous l'a re-
dit, mes enfants; et nous savons que jusque dans
TROIS ENFANTS DE LȃCOLE SAINT -JOSEPH 67
sa maladie, jusque dans son délire, il savait la res-
pecter et la faire respecter, par une habitude de pu-
deur qui était devenue une seconde nature.
Des cœurs si purs sont -ils faits pour notre monde
de péché? Beati mundo corde, quoniam ipst Deum
videbunt. Quoi donc empêcherait ces âmes, qui
n'ont rien contracté de notre poussière terrestre, de
reprendre leur vol vers les deux? Notre Robert se
sentait appelé de ce côté. Le jour de sa première
communion, sa mère lui ayant donné à choisir
entre plusieurs images commémoratives, il avait
choisi celle qui portait cette prière : « Jésus m'ap-
pelle, je viens à lui. » Le soir de cette fête, on l'avait
entendu dire naïvement : « Cest dommage que le
jour de la première communion ne dure qu'un
jour. 1 Ce jour allait bientôt s'éterniser ailleurs. En
cette journée le jeune Samuel, endormi devant
l'Arche du sommeil de l'innocence, avait entendu
une voix d'en haut qui l'appelait, et il avait répondu
au Seigneur : « Me voici ! »
Il ne savait pas encore d'où lui venait cet appel;
il n'en parlait à personne , mais il semblait avoir
un pressentiment de sa fin. On remarqua, par
exemple, qu'un des derniers jours où il assista à
la classe, comme on parlait de la mort et de la
préparation qu'il y fallait apporter, Robert s'était
mis la tête dans ses mains, en la posant sur la
table dans une attitude extraordinaire de méditation
qu'il garda jusqu'à la fin. On nous raconte aussi
qu'au moment du départ pour son voyage à la cam-
68 TROIS ENFANTS DE L*ÉCOLE SAINT -JOSEPH
pagne, qui devait être son dernier voyage, il ne
s'arracha de sa chambre qu'avec mélancolie, et il
se demanda tout haut s'il y rentrerait jamais.
D'ailleurs des avertissements lui venaient de l'état
de langueur où le mettait un dégoût constant de
la nourriture. Il ne mangeait presque rien. On eût
dit un de ces êtres tout spirituels qui s'asseyaient
jadis à la table des hommes, mais qui avaient un
autre et invisible aliment dans une meilleure patrie :
Videhar quidem vohiscum manducare et hïbere :
sed ego cibo invisibili et potu, qui ab hominïbus
videri non potest, utor. (Toh. xn, 19.)
C'est loin d'ici, à Chantilly, dans ces vallons si
riants, dans cette campagne si verte, dans ces lieux
si pleins de vie, que l'attendait la mort. Il y fut pris
soudainement par une de ces affections cérébrales
qui paralysent les puissances de l'intelligence. La
sienne ne jetait plus que de rares étincelles :
c'étaient des étincelles de foi et de piété. Anéanti
par la fièvre , il ne voulut jamais omettre de réciter
ses prières du matin et du soir; et quand il ne
les retrouvait plus dans sa mémoire défaillante :
« Ah! je ne sais plus! je ne sais plus..., disait-il
avec tristesse, achevez pour moi; avec moi dites
le Souvenez " vous ! y>
Il s'était aUté le jour de l'Assomption , fête de
joyeux présage pour lui. Il se confessa et reçut les
derniers Sacrements en pleine intelligence : il la re-
trouvait tout entière pour les choses de Dieu. Puis
il se ^er tous ceux qui l'entouraient; sa
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH 69
mère, à qui ce tendre fils défendait de pleurer; son
père, qu'il exhortait à se reposer des veilles
passées à son chevet : « Prenez mon oreiller, re-
posez-vous, dormez. »
Ce furent là à peu près les dernières paroles qu'il
fit entendre à la terre. Tranquillement, doucement
Fâme déploya ses ailes , et la parole que les saints
Livres disent de l'ange Raphaël s'accomplit sur l'en-
fant : ce Ayant ainsi parlé , son aspect leur fut dé-
robé, et on ne le vit plus en ce lieu. » Cum hœc
dixisset, ah aspectu eorum ablatus est, et ultra eum
videre non potuerunt, (Toh. xii, 21.)
III
Pourquoi faut -il, mes chers fils, que ces deux
coups si rudes n'aient pas été les derniers! J'étais,
pendant ce temps -là, loin de ma famille d'enfants,
et, semblable à Job, tandis que mes fils ^ allaient de
l'un chez l'autre se divertir dans leurs maisons,
moi, me levant dès le matin, j'allais offrir pour eux
le sacrifice au Très -Haut, afin qu'aucun n'offensât
le Seigneur par ses œuvres ». Mais, hélas! comme à
Job aussi, de terribles messages m'apportaient coup
sur coup de lugubres nouvelles. A peine le second
malheur nous avait-il frappés, qu'un troisième
fondit sur nous : Vse secundum àbiit, et ecce vx
tertitim veniet. (Apoc. xi, 14.)
C'était le samedi qui précédait votre rentrée au
70 TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH
collège. Vos maîtres, vos pasteurs, sortis de leur
retraite spirituelle, étaient de retour au bercail. Ils
apprirent alors qu'une de leurs meilleures ouailles
allait leur être ravie : Joseph-Ignace Clément pre-
nait le funèbre chemin où Pavaient précédé André
Malapert et Robert Boutry.
Celui-là était le fils de la veuve. Tout ce qu'il y a
d'affection dans un cœur de mère, tout ce qu'il y a
de religion dans un cœur de chrétienne, cette veuve
l'avait concentré sur ce fils et un autre fils que
Dieu lui avait laissés. Elle se rattachait à eux dans le
naufrage de son bonheur, et toute sa sollicitude
était de leur procurer une éducation chrétienne, en
leur faisant suivre les traces de leur père qui n'était
plus. C'est dans ce dessein que la courageuse veuve,
quittant son pays de Comines, avait laissé tout, mai-
son, famille, intérêts, pour venir prendre à Lille un
asile d'emprunt, à côté du collège où elle voulait
que ses fils fussent élevés dans la foi et la piété de
leurs aïeux.
Mais une mère est une prêtresse; et à celle-ci
comme aux prêtres de l'Ancien Testament, Dieu
allait commander le sacrifice prescrit au livre du
Lévitique : ce II sera offert deux passereaux ; l'un
des deux sera immolé, et l'autre, étant teint de ce
sang rédempteur, sera lâché et rendu à la liberté
des champs. » Et afferet duos passeres vivos, et
unum ex passerïbus immolari juhehit, et tinget in
sanguine passeris immolati, et dimittet passerem
vivum, ut in agrum avolet, {Levit, xiv, 4.)
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT-JOSEPH 71
Ce fut bien, en effet, une immolation que la mort
de Joseph, mais une immolation joyeuse, triom-
phante, où la victime, faisant de son lit de douleur
un autel, s'offrit à Dieu avec un élan, une ferveur,
un détachement de la terre, un enthousiasme du ciel,
qui en faisaient déjà une véritable transfiguration.
Nulle exaltation n'avait cependant jusqu'ici signalé
cet enfant : nature calme, douce, silencieuse, même
souffreteuse vers la fin, et montrant alors dans ses
yeux et ses traits le travail d'une secrète désorgani-
sation. Mais la mort, comme Moïse, en le frappant
de sa verge, en fit sortir une source d'amour de
Dieu si abondante, que tous ceux qui l'entouraient
en furent comme inondés. Écoutez, mes chers fils,
et vous-mêmes serez dans l'admiration en enten-
dant les paroles qui jaillissaient de son cœur vers
la vie éternelle.
Notre Joseph, depuis une semaine, avait beau-
coup souffert. Le lundi 25 septembre, il reçut la
sainte communion avec une piété et un recueille-
ment extraordinaires. L'expression de son visage
était tout angélique. Il se tenait silencieux, uni aux
prières de l'Église. On voyait dans ses yeux des
larmes qu'il voulait retenir. Il était comme abîmé
dans l'Eucharistie.
Le mercredi 27, il parut saisi de quelque appré*
hension surnaturelle. « Ma tante, dit -il à la per-
sonne qui le gardait alors , il faut prier saint Michel
avec moi et pour mou » On comprit que Satan s'ef-
forçait de l'effrayer. Il demanda qu'on plaçât près de
72 TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH
lui une image de l'archange vainqueur. Il le pria;
et à partir de ce moment tout sentiment de crainte
disparut comme perdu et noyé dans celui de l'espé-
rance et de la confiance en Dieu.
Le samedi 30, vers les neuf heures du soir, on
l'entendit s'écrier : « J'étouffe , ouvrez portes et fe-
nêtres, je vais mourir, je m'en vais. »
Alors il commença à faire à chacun ses adieux et
ses embrassements. Il tendit les bras vers sa mère :
« Mère, je vais mourir, dis -moi adieu, embrasse-
moi pour la dernière fois. » — Puis tout autour de
lui : « Adieu, mon oncle; adieu, tante; adieu,
Charles : soyons unis... toujours! »
Il chercha à se rappeler ce qu'il pouvait donner,
comme souvenir de lui, à chacun de ceux qui
l'entouraient. « A vous, mon oncle, ma carabine; à
vous, ma tante, mon livre de prières. » Et le reste.
Il semblait que la mort lui donnait la seconde
vue. Une intuition extraordinaire lui faisait lire dans
les désirs les plus secrets des cœurs. A l'un de ses
parents qui depuis longtemps souhaitait d'obtenir
un enfant : « J'appelle sur ton premier-né les béné-
dictions d'un mourant, prononça le malade avec
solennité. Tu relèveras bien, tu l'appelleras Joseph,
du même nom que moi, ce sera son premier
nom. »
Le médecin entra : ce M. Wouters, lui dit gra-
cieusement l'agonisant, vous ne pouvez pas me
guérir, mais je ne vous en remercie pas moins de
vos bons soins, et je prierai pour vousl » Le méde-
TROIS ENFANTS DE LȃCOLE SAINT-JOSEPH 73
cin pleurait. Il n'avait pas souvent rencontré de tels
malades.
Le vénérable doyen de Comines était venu pour
le bénir encore encore une fois : ce Monsieur le Curé,
merci I Je vais m'en aller prier pour Comines et pour
vous! » Le prêtre le regardait, l'admirait, l'écou-
tait, contemplant ce spectacle, et conservant dans
son cœur ces paroles qu'il devait redire le lende-
main, en chaire, à ses paroissiens.
Il était alors dix heures. Joseph baissait de plus
en plus. Il estima qu'il était temps de ne plus penser
à la terre et de se tourner tout entier vers le ciel où
il touchait : ce Maintenant que je vous ai fait mes
adieux à tous, laissez-moi m'entretenir seul avec
mon Dieu. »
On le vit alors saisir son crucifix et le tenir em-
brassé avec une sorte de violence d'amour, en
répétant plus de dix fois de suite : « mon Dieu !
combien je vous aimel Oui, je vous aimel je vous
aime! :»
Il ne cessait d'invoquer la Trinité terrestre de la
maison de Nazareth : « Jésus, Marie, Joseph, je
vous donne mon cœur, mon esprit et ma vie. —
Jésus, Marie, Joseph, assistez -moi dans ma der-
nière agome! »
Puis c'étaient de longs remerciements à la Mère
du Ciel : « Merci , ô Marie , de m'accorder la grâce
de mourir un samedi ; merci d'avoir exaucé un de
mes plus grands désirs : celui de mourir à Comines.
— Merci , ô ma Mère , de m'avoir accordé la grâce
74 TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT-JOSEPH
de mourir dans votre Congrégation affiliée à celle de
Romel »
Tous les plus beaux sentiments de la piété chré-
tienne, cachés dans le fond de ce cœur, débordaient
maintenant en expressions brûlantes. Après la voix
de l'action de grâces ce fut celle de la propitiation.
Joseph s'offrit comme victime. D'un accent indi-
cible il répétait : t Pardon, mon Dieu! pardon pour
tous mes péchés , pour les plus petits comme pour
les plus gro§. Pardon pour les péchés des autres...
Pardon, Jésus, pour tous les pécheurs. Pardon pour
Comines, pardon pour la France. » Il répéta plus
de quatre fois l'acte de contrition.
Cependant la vie s'éteignait; ce n'était plus qu'une
étincelle. On ne comprenait pas qu'elle pût encore
jeter de si vives flammes. Le corps tombait, mais
Tûmo montait. Joseph sentit que c'était l'instant
des paroles suprêmes ; il voulut laisser à chacun le
dernier mot de son ûme :
« Venez tous! venez, je ne veux oublier per-
sonne.
« Toi, maman, tu es au-dessus de tous, viens
que je t'embrasse... Bonne mère, que j'aimais tant
et qui m*Ov^ tant uimé, je vais te quitter bientôt.
Jo sons que mon heuiv approche. Mais ne pleure
pas. Je vais me réunir ;\ mon Dieu , et je prierai bien
pour toi.
Il s\ulroSv^^ à son fiS>re : c Mon bon petit frère
Charles, tu consoleras maman, tu Faimeras bien
pour nous doux, (u la consoleras... » Il lui donna
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH 7^
ensuite avec une grande énergie les conseils les plus
graves sur le choix d'un avenir, et la fidélité à l'appel
de Dieu , quel qu'il fût.
Il recommanda sa mère à son oncle , h sa tante,
et ajouta tendrement : « C'est bien dur, ô mon
Dieu! de quitter des parents si bons. Mais enfin
que votre volonté soit faite ! »
Puis, ne considérant que leur bien suprême, le
salut, il leur légua ce dernier souhait appuyé de
son exemple : « Je meurs en bon chrétien , en catho-
lique fervent. Vous tous ici présents, vivez et mou-
rez en bons chrétiens, en fervents catholiques. Ce
n'est pas assez d'être chrétiens, il faut être bons
catholiques, d
Il se souvint aussi de ses msdtres absents, nomma
les Pères du collège qui l'avaient élevé, en disant
à sa mère avec insistance : « Je regrette bien de ne
pas les voir avant de mourir. Mais dis -leur bien
à tous que je prierai pour eux. »
En entendant toutes ces paroles on s'étonnait
autour de lui d'un accent si nouveau , si extraordi-
naire. On voyait un enfant et l'on croyait entendre
un homme mûr, un vieillard, un chrétien consommé.
On touchait la vérité de cette parole de la Sagesse :
JEtas senectutis vita immaculata. (Sap. iv, 9.)
Il fit à Dieu l'oflfrande de sa vie, de sa mort :
« mon Dieu , votre puissance est infinie. Si vous
aviez voulu me sauver, vous le pouviez. Mais vous
avez fait toutes ces choses pour mon plus grand
bien.
76 TROIS ENFANTS DE L'ECOLE SAINT -JOSEPH
• « Depuis dix jours j'ai beaucoup souffert. J'ai
offert toutes mes souffrances au bon Dieu. Mais que
sont- elles en comparaison de celles que vous avez
endurées pour moi sur la croix, ô Jésus I — Je vous
offre mon sacrifice, je vous offre ma vie pour Gé-
minés, pour la France! >
Il remercia encore avec effusion tous ceux qui
l'avaient aimé, allant ainsi successivement de la
terre au ciel et du ciel à la terre, comme suspendu
entre les deux, avant que le dernier fil se brisât et
rendit à l'âme la liberté de son vol. Quant au corps,
que lui importait? Parlant de ses obsèques avec
l'humilité d'un chrétien et le dédain d'un immortel :
« Mère, dit- il, point de grand enterrement, n'est-ce
pas? »
A ces mots les pleurs redoublèrent autour de lui :
c Allons, Charles, ne pleure pas. Mère, ne pleure
pas. N'assombrissez pas par vos larmes mes der-
niers instants. Moi, je ne puis pleurer. C'est un
jour de fête pour moi. Je vais au Ciel!... Je suis au
Ciel!... »
Il en était bien près. Il continua de prier d'une
voix haletante : t Jésus , Marie , Joseph , je vous
donne mon cœur. »
Une prière à Tangélique patron de la jeunesse
laissa sortir de sa conscience le témoignage d'une
pureté qui explique cette belle mort par la beauté
de sa vie :
t Saint Louis de Gonzague, vous avez toujours
conserva votre innocence. Vous n'avez jamais com-
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH 77
mis de péché mortel; j'espère que je n'en ai jamais
commis non plus, priez pour moi.
« Bon saint Joseph , mon bon patron et patron de
la bonne mort, saint Louis de Gonzague, venez au-
devant de moi avec la milice céleste , pour me réunir
à vous. »
Il baisa de nouveau son crucifix : « mon Dieu !
que je vous aime ! . . . Que tous les soupii's qui sortent
de ma poitrine soient autant d'actes d'amour. »
Il ne lui restait plus, à ce généreux enfant, qu'à
denner le signal de la séparation :
« Et maintenant, mère, à toi mon dernier baiser,
le dernier que tu recevras de ton petit Joseph.
Viens, Charles; venez tous deux. »
Il tint sa mère et son frère embrassés quelques
instants. Puis il se remit sur son oreiller, joignit les
mains et dit : « C'est tout... je meurs. — Jésus!
Marie 1 Joseph... »
Tels furent ses derniers mots. Il ne parvint pas
à prononcer la suite de cette prière; sa voix expi-
rante ne pouvait plus articuler; mais il n'en était
plus besoin. Jésus, invoqué par lui, venait de lui
répondre la parole qu'il disait jadis au fils de la
veuve : Adolescens, tihi dico : Surge : « Jeune
homme, je te le dis, lève- toi. » Et le jeune homme
s'était levé pour aller à Lui.
Il était onze heures moins le quart quand Joseph
expira. C'était la veille du premier dimanche d'oc-
tobre , auquel l'Église célèbre la fôte de Notre-Dame
du Rosaire , la fôte de VAve Maria , la fête de Celle
78 TROIS ENFANTS DE L'ECOLE SAINT -JOSEPH
à qui Joseph avait dit tant de fois : Orapro nohispec-
catorihus, nunc et in hora mortis nostrœ. Amen!
J'ai terminé, mes chers fils. Je vous ai dit ce que
fut la mort de vos trois frères , si finir de la sorte
peut s'appeler mourir. Heureux qui meurt de cette
mort! Les anciens avaient dit : « Celui-là meurt
jeune qui est aimé des dieux. » L'Écriture dit
mieux : « Aimé de Dieu, agréable à son cœur, il
a été enlevé, de peur que la malice ne séduisît son
esprit et que l'illusion ne fascinât son âme. Ayant
vécu peu de jours , il a fourni néanmoins une longue
carrière, car la grâce de Dieu et sa miséricorde sont
avec les saints qu'il aime , et son regard repose sur
ces jeunes élus. »
Demandons-lui maintenant, à ce Dieu, à ce Père,
qu'il les re^çoive dans son sein; et que cette triple
immolation lui soit un sacrifice d'agréable odeur.
Ah! Seigneur! dans ces deux mois, l'avons -nous
assez offert, ce sacrifice du matin que vous deman-
diez aux prêtres de votre ancienne loi! Et l'agneau
d'un an, l'agneau sans tache que vous requériez
autrefois pour vos autels, était-il aussi pur et aussi
innocent que nos jeunes victimes?
Pleurez -les donc, je le veux bien, vous qui les
avez aimés, mortuumplora, mais pleurez -les avec
mesure, sed modicum plora, car leur mort est
pleine d'une immortelle espérance. Comme les trois
jeunes Hébreux captifs à Babylone, ils ont échappé
aux ardeurs de la fournaise de ce siècle; l'ange de
TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT-JOSEPH 79
la mort est descendu vers eux pour les sauver ; il
les a trouvés qui tranquillement louaient Dieu de
ses miséricordes à leur heure dernière; et mainte-
nant encore entendez-les qui, réunis dans le lieu
du rafraîchissement, de la lumière et de la paix, bé-
nissent tous trois le Seigneur.
Unissez -vous à leur cantique. Vous, leurs pères
et leurs mères, commencez, et, avec eux, glorifiez
le Seigneur, car ils sont allés là -haut chanter le
Dieu de leurs pères : Benedictus es , Domine , Deus
patrum nostrorum. Vous, prêtres du Seigneur, qui
êtes pères aussi, venez à votre tour et bénissez le
Seigneur : Benedicite, sacerdotes Domini, Domino,
car cette précieuse mort de vos chers disciples est
la bénédiction du Ciel sur vos travaux. Vous tous
aussi, religieux qui appartenez au Seigneur Jésus -
Christ, Dieu des Dieux, bénissez -le, louez-le : Be-
nedicite, omnes religiosi, Dom,ino, Deo Deorum, lavr
date et confitemini ei; car même dans Babylone, où
vous êtes opprimés, vous voyez que sa miséricorde
vous est demeurée fidèle : Quoniam in omnia
sœcula misericordia ejus. Bénissez -le, jeunes gens
qui êtes ses serviteurs : Benedicite, servi Domini,
Domino, car vous venez d'apprendre comment le
servir c'est régner. Bénissez-le, vous les petits et
les humbles de cœur qui voulez vous sanctifier :
Benedicite, sancti et humiles corde. Domino , car
vous venez d'apprendre comment la sainteté fleurit
dans le cœur des petits.
Et vous, André, Robert, Joseph, vous les sauvés.
80 TROIS ENFANTS DE L'ÉCOLE SAINT -JOSEPH
VOUS les heureux , louez le Seigneur, qui est ou qui
sera bientôt votre récompense, et appelez- nous un
jour à le louer éternellement avec vous : Benedicite,
Anania, Azaria, Misaël, Domino, laudate et super-
exaltate eum in sxcula. Amen,
VII
FONDATION
D'UNE CONFÉRENCE DE SAINT-YINCENT-DE-PAUL
Extrait du procès -verbal de la séance dHnFtallalion de la
conférence de Saint- Vincent-de-Paul au collège,
tt Le 21 mai 1883, à huit heures du soir, quinze élèves
appartenant aux classes supérieures de la maison se sont
réunis dans une des salles de Técole , sous la présidence
de M. Féron-Vrau, président du conseil particulier des
conférences de Lille, dans le dessein de fonder une confé-
rence au sein du collège.
« M. le Supérieur a bien voulu honorer cette réunion
de sa présence.
« Après la prière et la lecture de piété, dans le saint
Évangile, M. je Président a exposé brièvement le but de
Tœuvre et les dispositions que chacun doit y apporter. Il
se félicite de voir cette conférence s'ajouter aux dix-huit
conférences établies à Lille et aux quatre mille dix confé-
rences réparties sur la surface du monde catholique...
« Vers la fin de la séance, M. le Supérieur, invilé par
M, le Président à adresser quelques paroles d'édification,
commente rapidement certains passages de TEvangile sur
le devoir et la consolation de considérer Jésus-Christ dans
le pauvre...
« Finalement on échange des paroles de confiance dans
la prospérité de l'œuvre commencée, et on y joint le vœu
et l'espoir qu'en raison de leur âge les jeunes confrères
présents puissent en grand nombre assister, dans cin-
quante ans, à la célébration du centenaire de la fondation
de la société. »
Le dimanche suivant, M. le Supérieur donna commu-
nication de cette installation au collège réuni dans la
chapelle , au prône de la messe solennelle.
Aujourd'hui (mars 1888) la conférence de Saint-Louis-
de-Gonzague compte vingt-huit membres, tous congréga-
nistes, très assidus à visiter les familles pauvres et à
catéchiser des enfants.
VII
FONDATION
D'UNE CONFÉRENCE DE SAINT-VINCENT-DE-PAUL
COMMUNiCATION FAMILIÈRE
Faite au prône du Dimanche , 27 mai 1883.
Mes chers Enfants,
Ce matin j'ai à vous annoncer une bonne nou-
velle : nous avons établi parmi vous, dans cette
maison, une conférence de Saint -Vincent-de -Paul.
Il y a bien longtemps que je le désirais, mes
chers fils. Il me semblait que nous n'avions pas
accompli tout entière notre tâche d'éducateurs chré-
tiens auprès de vous, tant que nous n'avions pas
mis cette institution de charité dans notre pro-
gramme et la visite des pauvres dans nos exer-
cices. Il me semblait aussi que Notre- Seigneur
Jésus -Christ ne pouvait pas être tout à fait content
de nous , parce que nous n'avions pas donné à ses
amis les pauvres une place régulière dans l'emploi
de nos semaines.
84 FONDATION D'UNE CONFÉRENCE
Ah! sans doute je n'oublie point que nous sommes
un externat, et que vous ne manquez pas de secon-
der dans les bonnes œuvres vos pères et vos mères
qui sont membres de ces conférences, et auxquels
nous vous rendons quotidiennement chaque soir. Je
sais encore que pour la plupart, mes chers fils,
vous trouvez au foyer domestique une sorte de con-
férence privée et familière, où Ton ne manque guère
de faire une part de son bien aux malheureux. Mais
notre devoir, à nous, n'en subsistait pas moins tout
entier à cet égard : le devoir de vous initier à la vie
de bonnes œuvres , qui est le fond pratique de la
vie chrétienne; le devoir aussi d'attirer sur votre
éducation et sur notre collège la bénédiction qui
s'attache à l'aumône et la miséricorde que Jésus-
Christ a promise giux miséricordieux.
Dieu soit béni! voilà que maintenant la chose
est faite. Après de très faciles négociations avec le
conseil particulier de la société de Saint-Vincent-de-
Paul, nous possédons au collège et nous avons
installé une jeune conférence qui se recrutera parmi
l'élite de nos congréganistes des classes supé-
rieures.
Chaque semaine elle se réunira, selon son règle-
ment , pour la prière , la lecture sainte , l'entretien
fraternel sur les besoins des pauvres et sur la
manière la plus chrétienne de les soulager, la répar-
tition de l'aumône entre les familles assistées, et
l'action de grâces à Jésus-Christ, père des indigents
et rémunérateur de ceux qui leur viennent en aide.
DE SAINT -VINCENT -DE -PAUL 85
Tels sont les exercices ordinaires de ces réunions ,
dans lesquelles on a voulu voir des clubs de conspi-
rateurs contre la sûreté de l'État! Un homme de
bien, et que je louerais plus à mon aise s'il n'avait
quatre de ses fils assis devant moi sur ces bancs ,
a bien voulu provisoirement diriger la conférence ,
en attendant qu'un jour celle-ci trouve dans son
propre sein le jeune président qui conviendra à de
si jeunes présidés. Que Dieu rende à son servie
teur ce qu'il daigne faire pour nous ! A partir
de cette heure il nous permettra de le considérer
comme nôtre. Si la charité est la première des
vertus, comme le déclare saint Paul, M. Focque-
dey est désormais intronisé professeur de notre
première classe.
La conférence portera le nom de Saint- Louis -de-
Gonzague. Ce saint patron de la jeunesse est aussi
un excellent patron de la charité. Dès son enfance ,
Louis de Gonzague eut pour les pauvres de ses do-
maines une bonté secourable qui le faisait s'atten-
drir sur leurs misères sans nombre soit du corps ,
soit de l'âme; et je ne souhaiterais rien tant que
d'apprendre, mes chers fils, que nos visiteurs des
pauvres sont, par leur modestie, leur discrétion,
leur religion, d'autres Louis de Gonzague. Puis
plus tard, devenu novice de la Société de Jésus, il
donna sa vie pour eux , puisque ce fut au service
des pestiférés de Rome qu'il contracta la maladie
qui l'emporta au Ciel.
Saint Vincent de Paul n'en reste pas moins le
86 FONDATION D'UNE CONFÉRENCE
premier patron de notre œuvre , et j'éprouve
personnellement une joie singulière à penser que
nous entrons ainsi dans sa grande famille. J'ai
toujours eu pour cet admirable modèle du prêtre
français une dévotion qui m'a fait rechercher tout
ce qui se rapporte à lui ou rappelle son souve-
nir. Je puis bien vous dire, à vous, puisque nous
sommes en famille , qu'étant jeune prêtre , en 1861 ,
j^i tenu à faire mon pèlerinage, à son berceau, à
Pouy, un pauvre village des Landes, son village
natal. J'étais malade alors; j'étais en route pour
aller chercher la guérison aux eaux des Pyrénées ;
mais, chemin faisant, je m'avisai que saint Vin-
cent de Paul se trouvait sur mon passage, ou à
peu près; je pensai donc que je ferais bien d'aller
lui faire ma visite , à lui qui s'était montré si secou-
rable aux malades; et là, chez lui, de le prier de
me rendre les forces nécessaires pour continuer
mon ministère, si c'était le bon plaisir de Jésus-
Christ , notre commun maître. Oh I que je priai
de bon cœur dans sa maison champêtre, sous le
chêne qui l'avoisine, et surtout dans l'église où
il fut baptisé il y a trois cents ans! Mais vous
devinez bien que je ne pensai pas qu'à moi seul :
il est si insipide de ne prier que pour soi! Tan-
dis que je célébrais le saint Sacrifice à l'autel
où le petit pâtre de Pouy avait fait sa première
communion, ma pensée se portait au delà. Je
voyais ces multitudes de fils et de filles de saint
Vincent de Paul qui remplissent le monde. Je
DE SAINT -VINCENT -DE -PAUL 87
voyais surtout ces milliers de conférences que sa
charité communicative a fait naître sur notre globe,
qu'elle réchauffe et vivifie ; et plein d'admiration
pour ce que peut faire, Dieu aidant, un homme
de Dieu, fût -il originairement un pauvre petit
paysan tel que Vincent de Paul, je demandai à
Notre -Seigneur la grâce d'être moi -môme un
humble mais utUe imitateur de sa charité et zéla-
teur de ses œuvres, partout où Dieu me placerait.
Comme souvenir de ma visite je demandai à em-
porter un rameau, si petit fût- il, du chêne sous
lequel le jeune pâtre abritait son troupeau. Ce pré-
cieux rameau que j'obtins du curé, non sans
quelque peine, savez -vous, mes bons enfants, ce
que j'en ai fait aujourd'hui? Eh bien, je viens de le
planter dans un terrain très fertile : celui de l'école
Saint 'Joseph. Il y poussera, mes chers fils; il y
deviendra un grand arbre, et bien des infortunes
et bien des charités trouveront leur abri sous son
ombrage.
Vous serez ce rameau vivace, jeune et chère
conférence de Saint-Vincent-de-Paul. Mais souffrez
que, pour trouver votre premier instituteur, je
remonte plus haut que l'homme, plus haut que
M. Focquedey, même plus haut que saint Louis de
Gonzague et que saint Vincent de Paul. Car savez-
vous quel est, selon moi, l'ancêtre évangélique
de tous ces jeunes et zélés servants de la charité?
Souvenez-vous de ce que l'Évangile nous raconte
de ce jeune homme ou enfant, puer, qui apporta à
88 FONDATION D*UNB CONFÉRENCE
Notre-Seigneur les cinq pains et les poissons que
Jésus multiplia entre ses mains divines et fit distri-
buer au peuple afiamé dans le désert. Voilà votre
premier modèle, voilà votre aimable ancêtre. Comme
lui, vous venez présenter à Jésus -Christ ce que
vous avez recueilli pour secourir les malheu-
reux. C'est bien peu de chose trop souvent : Quid
hxc inter tantos? Mais le maître à qui vous Tofifrez
a la puissance des miracles : il bénit votre offrande;
il la fait distribuer, et il se trouve que vos dons, en
se multipliant sous cette bénédiction, nourrissent
et soutiennent je ne sais combien de familles qui ,
à leur tour, bénissent Dieu et vous bénissent.
Cela m'amène, mes enfants , à vous recommander
de faire la charité comme Notre-Seigneur la fit au
peuple, sur cette colline de la multiplication des
pains. — D'abord faites -la religieusement : Notre-
Seigneur commence par prier et bénir avant de
faire faire cette distribution à la multitude des
disciples. Comme lui priez, offrez, consacrez votre
bonne œuvre avant que de donner. — Faites l'au-
mône respectueusement : vous remarquerez que
Notre-Seigneur fait d'abord asseoir la foule avant
de la rassasier. Ainsi honorerez -vous les pauvres
que vous assistez. — Faîtes l'aumône largement,
autant que vous le pourrez, pourvoyant à tout ce
qui est vraiment dans leurs besoins : c'est ainsi
que les assistés de Jésus eurent du pain et des
poiHsons autant qu'ils en voulurent pour se rassa-
sier. fJnfln, comment dirai -je? faites l'aumône
DE SAINT -VINCENT -DE -PAUL 89
économiquement, mais dans le sens le plus libé-
ral de ce mot : Jésus veut que rien ne se perde ,
et, quand tous sont rassasiés, il ordonne de re-
cueillir les restes, ne pereant, et douze corbeilles
se trouvent remplies de cette surabondance. C'est
le fruit d'une économie large et sage à la fois.
Et puis voilà le principal. Quand Jésus -Christ a
distribué les pains d'orge à la foule, il lui distribue
aussitôt le pain de la vérité , et il finit par lui parler
du pain de l'Eucharistie. C'est la suite de ce même
chapitre de l'Évangile... Que de choses, mes chers
fils, j'aurais à vous dire là- dessus. Que de leçons
à recueillir pour votre apostolat I Mais dès mainte-
nant ne puis -je pas vous dire qu'il y aurait quel-
que chose de plus beau et de meilleur encore que
défaire l'aumône aux pauvres? ce serait de leur faire
le catéchisme. Vous savez peut-être que l'instruc-
tion religieuse est proscrite de l'école; j'ai beaucoup
prôné, par parole et par écrit, l'œuvre des « Caté-
chistes volontaires d. Si mes chers fils de la confé-
rence prenaient du service parmi ces volontaires-là,
combien je serais fier d'eux ! que j'en tirerais un
heureux présage pour leur avenir de chrétiens, et
que tout cela serait digne de gens de foi et de cœur * !
1 Présentement (mars 1888), chaque semaine une quinzaine
de membres de la conférence de Saint -Louis- de -Gonzague,
élèves de sciences, philosophie, rhétorique et seconde , se pri-
vent spontanément d^une grande partie de leur congé du mer-
credi soir pour revenir au collège catéchiser de jeunes pauvres,
les plus dépourvus en tout genre, dont ils se font les apôtres
et les patrons.
90 FONDATION D'UNE CONFÉRENCE
Pour aujourd'hui je n'ai voulu que vous faire cette
communication, tout familièrement. Mais je ne
veux pas finir sans vous dire combien favorable-
ment j'augure de cette conférence pour les grâces
qu'elle méritera à notre famille d'écoliers. Quelle
espérance c'est pour moi, mes enfants, que de
penser ù tant de prières, tant d'actions de grâces,
qui (les mansardes, des galetas, des courettes, des
riU^a ouvrières de Lille monteront vers Dieu pour
vouhI Tenez, cent fois je me suis dit, depuis trois
ans, que si notre collège, toujours menacé, et
c(ipondant toujours prospère, se maintenait et gran-
diHsuit H0U8 le feu de l'ennemi, c'est qu'il était
porté par une grande prière. J'ai bien pensé que
c'était la prière de tels saints religieux, pères et
utniN (lo cotto maison, qui nous était cet appui.
Main Hurtout j'ai mis ma confiance dans la prière
(loH inalliouroux. Il y a déjà longtemps que nous
avoUH Inil alliance avec les Petites Sœurs des
pauvros ; c'est notre première puissance auxiliaire
que C(^ll<>^l^, Maintenant nous avons pour nous les
puMvn^H (le notre conférence de Saint-Vincent- de-
Paul, llch^uu Hur coH doux auci^s de la charité, au
inilliMt di» la tt^ujpélo, notice navire ne chavirera pas,
(MIT (I cwl aiuané A une foive divine.
VIII
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
90 FONDATION D*UNE CONFÉRENCE
Pour aujourd'hui je n'ai voulu que vous faire cette
communication, tout familièrement. Mais je ne
veux pas finir sans vous dire combien favorable-
ment j'augure de cette conférence pour les grâces
qu'elle méritera à notre famille d'écoliers. Quelle
espérance c'est pour moi, mes enfants, que de
penser à tant de prières, tant d'actions de grâces,
qui des mansardes, des galetas, des courettes, des
cités ouvrières de Lille monteront vers Dieu pour
vous! Tenez, cent fois je me suis dit, depuis trois
ans, que si notre collège, toujours menacé, et
cependant toujours prospère , se maintenait et gran-
dissait sous le feu de l'ennemi, c'est qu'il était
porté par une grande prière. J'ai bien pensé que
c'était la prière de tels saints religieux, pères et
amis de cette maison, qui nous était cet appui.
Mais surtout j'ai mis ma confiance dans la prière
des malheureux. Il y a déjà longtemps que nous
avons fait alliance avec les Petites Sœurs des
pauvres : c'est notre première puissance auxiUaire
que celle-là. Maintenant nous avons pour nous les
pauvres de notre conférence de Saint-Vincent- de-
Paul. Retenu sur ces deux ancres de la charité, au
milieu de la tempête, notre navire ne chavirera pas,
car il est amarré à une force divine.
VIII
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
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DIEU DANS L'ÉCOLE
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LE
COLLÈGE SAINT-JOSEPH
DE LILLE
1881-1888
DIEU DANS L'ÉCOLE
LE
COLLÈGE SAINT-JOSEPH
DE LILLE
1881-1888
DIEU DANS L'ÉCOLE
LE
COLLÈGE SAINT-JOSEPH
DE LILLE
1881-1888
90 FONDATION D*UNE CONFÉRENCE
Pour aujourd'hui je n'ai voulu que vous faire cette
communication, tout fomilièrement. Mais je ne
veux pas finir sans vous dire combien favorable-
ment j'augure de cette conférence pour les grâces
qu'elle méritera à notre famille d'écoliers. Quelle
espérance c'est pour moi, mes enfants, que de
penser à tant de prières, tant d'actions de grâces,
qui des mansardes, des galetas, des courettes, des
cités ouvrières de Lille monteront vers Dieu pour
vous! Tenez, cent fois je me suis dit, depuis trois
ans, que si notre collège, toujours menacé, et
cependant toujours prospère , se maintenait et gran-
dissait sous le feu de l'ennemi, c'est qu'il était
porté par une grande prière. J'ai bien pensé que
c'était la prière de tels saints religieux, pères et
amis de cette maison, qui nous était cet appui.
Mais surtout j'ai mis ma confiance dans la prière
des malheureux. Il y a déjà longtemps que nous
avons fait alliance avec les Petites Sœurs des
pauvres : c'est notre première puissance auxiliaire
que celle-là. Maintenant nous avons pour nous les
pauvres de notre conférence de Saint-Vincent- de-
Paul. Retenu sur ces deux ancres de la charité, au
milieu de la tempête , notre navire ne chavirera pas,
car il est amarré à une force divine.
«ÉÉi
VIII
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
VIll
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
Extraits des comptes rendus annfÂets,
L'Association des anciens élèves du collège Saint-
Joseph est une société de piété et d'étude, une confrérie
et une académie.
Elle a deux réunions par mois : Tune à la chapelle
pour rinstruction religieuse, la messe et la communion;
Tautre dans une des salles du collège pour une confé-
rence littéraire, historique, scientifique, économique, etc.,
où sont lus des travaux et ouvertes des discussions sur
ces divers sujets.
L'Association compte plusieurs centaines de membres.
Elle tient chaque année, en juillet, une séance solennelle
de clôture , à laquelle préside un dignitaire ecclésiastique
ou laïque invité par le conseil , et dans laquelle est donné
le compte rendu des travaux de Tannée, qui est ensuite
imprimé avec les discours prononcés dans cette circon-
stance.
L'origine de celte société remonte aux premiers temps
de la fondation du collège. Elle est ainsi rappelée dans
quelques paroles prononcées par M. le Supérieur au ban-
quet annuel des anciens présidé par le R. P. Pillon, le
24 novembre 1884 :
MMH
VllI
r «
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ELEVES
(a Un jour de Tannée 1877, un groupe de nos élèves
de philosophie, près de se séparer, avait voulu
couronner les exercices d'une retraite par un pèle-
rinage à Notre-Dame d'Ostaker, près de Gand. La
fête fut complète, fête de la piété et de l'amitié,
fête du souvenir et de l'espérance. Mais elle avait
duré ce que durent les roses. — Si nous recom-
mencions? se demandèrent quelques-uns; si nous
refaisions cette matinée, cette soirée chaque mois?
Si nous perpétuions cette réunion par une associa-
tion amicale, religieuse et littéraire qui participerait
de la famille, de la congrégation et de l'académie?...
— C'était une pensée du Ciel. Vous l'avez bénie,
mon très vénéré Père : cette bénédiction lui avorté
bonheur; et quand, le soir de ce jour de fête, nos
pèlerins rentraient à Lille , ils y rapportaient une
bonne œuvre de plus. »
1878
L'année suivante, 12 juillet 1878, une première réunion
•solennelle de clôture était célébrée au collège. On lit
94 L*ASSOCUTION DES ANCIfiNS ÉLÈVES
dans le compte rendu : M. Pabbé Baunard, professeur à
rUnÎTersité catholique de Lille, arait bien voulu en ac-
cepter la présidence. Il termina ainsi son allocution :
€ Que votre Révérend Père Recteur veuille bien
me permettre une citation profane qui me semble
formuler le programme et la fin de votre Associa-
tion. Ce sont ces vers si forts et si fiers d'un grand
poète romain, Lucrèce :
Certare ingenio, conlendere nobilitate,
Noctes atque dies niti praestante labore,
Ad summas emergere opes , rerumque potiri.
<( Certare ingenio : Luttez d'émulation à qui l'em-
portera dans ces exercices de l'esprit qui font de
vos réunions de si brillants tournois, et qui vous
apprennent à manier cette arme de la pensée et de
la parole par laquelle vous vaincrez et régnerez
dans le monde.
« Contendere nobilitate : Rivalisez de grandeur
d'âme, de force de caractère, de générosité de
cœur : c'est la noblesse morale.
«
« Noctes atque dies niti prxstante lahoi^e : Le tra-
vail, un travail sans repos, un travail de jour et de
nuit, je n'ose vous le demander tel, Messieurs.
Mais je viens tout à l'heure de vous parler de no-
blesse. Or j'entends dire que votre Flandre est par
excellence le pays d'une noblesse nouvelle, d'une
noblesse solide, d'une grande et puissante noblesse
qui a l'avenir devant elle : la noblesse du travail.
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 95
Or cette noblesse s'achète, cette noblesse rapporte
aussi ; et si vous voulez savoir ce qu'elle vous vau-
dra , écoutez :
« Ad summas emergere opes : Elle nous vaudra la
richesse, la grande richesse surtout, celle qu'on
porte en soi-même, celle qui vous fait trouver dans
son propre fonds ce trésor inépuisable dont on tire,
dit le Seigneur, des choses anciennes et nouvelles ,
et qui ne peuvent nous être ni détruites par la
rouille ni ravies par les voleurs.
(( Rerumque potiri : On y gagne d'arriver à la tête
des affaires, dans son milieu, dans son pays, dans
sa cité, plus haut que cela peut-être; et d'y faire
arriver par ce moyen Celui dont le règne doit être
l'ambition dominante de vos cœurs.
« Que si à ce rerum, dont ie vous souhaite d'entrer
un jour en possession, vous me permettez. Mes-
sieurs, d'ajouter cœlestium, j'aurai fini cette petite
causerie familière comme d'ordinaire se terminent
les homélies et les sermons, par le vœu le plus
élevé que puisse vous offrir un ami qui est un
prêtre. »
1879
Le 17 juillet 1879, la séance solennelle avait Theureuse
fortune d'être présidée par M. Amédée de Margerie,
doyen de la Faculté des Lettres. Ce fut un charme de Ten-
tendre évoquer des souvenirs qui étaient d'éloquentes
leçons.
96 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
ce Vous m'avez fait, Messieurs, remonter de trente-
quatre années le cours de ma vie. En vous écoutant,
je me sentais magiquement transporté dans une
réunion semblable à la vôtre, et dont je faisais
partie à cette date lointaine, sous la présidence
d'Ozanam. Il y apportait le charme infini de son
commerce, la profondeur et retendue de ses con-
naissances, l'exemple contagieux d'une vie enflam-
mée et illuminée par quatre grands et inséparables
amours : l'amour de Dieu et de son Église, l'amour
de la France, l'amour de la science, l'amour des
pauvres. Nous travaillions pour tout de bon sous
son impulsion vaillante et douce , et plusieurs ont
commencé là à prendre une part active à la défense
des intérêts de l'Église et de la patrie. . . »
Puis, s'adressant au R. P. Recteur :
« Vous avez déjà, mon Révérend Père, formé plu-
sieurs générations de bons soldats de la bonne
cause. En voici de nouveaux qui abordent le champ
de bataille à une heure où la mêlée est chaude.
Gomme leurs aînés, ils vous feront honneur. Et
quand vous aurez atteint cet âge des patriarches
que nous vous augurions naguère, avant d'aller re-
cevoir le magnifique salaire d'un siècle de bon tra-
vail, peut-être aurez -vous ici -bas ces trois der-
nières joies qui sont les trois vœux de nos cœurs :
la joie de voir l'Église catholique triompher de ses
ennemis et faire son œuvre de salut dans une
liberté rassurée, — la joie de voir Dieu rentrer en
J
l'association des anciens élèves 07
maître et en père dans notre pays de France, — la
joie enfin de voir vos "fils, ceux qui vous entourent
aujourd'hui, leurs devanciers, leurs successeurs,
prendre une part glorieuse à cette « instauration de
toutes choses dans le Christ ».
1880
Nous n'étions pas près de voir s'accomplir cet espoir, et,
Tannée suivante, 21 juillet 1880, la réunion do clôture
entendait son éminent président, M. le vicomte de Va-
REiLLEs-SoMMiÈRES, doyou do la Faculté de droit à PUni-
versité catholique de Lille, rappeler, dans le discours à la
fois le plus fin et le plus énergique, ces souvenirs d'une
année remplie par de grandes douleurs supportées par de
grands courages :
Mieux que mes paroles, Messieurs, les exemples
qui vous sont donnés doivent exciter en vous l'am-
bition du dévouement. Des choses admirables s'ac-
complissent sous vos yeux. Vous êtes assez avancés
dans la vie pour comprendre ce qu'il y a de grand
et de généreux dans la retraite volontaire de ces
deux cents magistrats du parquet, qui se dépouillent
de leur toge à la seule pensée qu'on peut demander
leur concours pour la consommation d'une grande
injustice, et renoncent à une carrière attachante,
à des ressources assurées, aux honneurs, pour res-
ter fidèles à l'honneur dans l'obscurité et peut-être
dans la pauvreté.
Un autre exemple plus beau encore, c'est l'hé-
roïque attitude des Congrégations religieuses en
présence de la persécution violente et lâche qui les
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93 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
assaille, c'est la fermeté calme et fière avec laquelle
les révérends Pères Jésuites ont subi l'acte brutal
que, malgré les lois, malgré un vote fameux du
Sénat, malgré les protestations indignées de tout
ce qui compte en France, des ministres et des pré-
fets français sont descendus à commettre.
Je remercierai Dieu toute ma vie d'avoir été
Tun des témoins de la dernière nuit et de la der-
nière matinée passée par les Jésuites de Lille
dans leur résidence de la rue Négrier. Je n'ai ja-
mais rien vu et je n'imagine pas qu'on puisse
rien voir de plus simplement grand et beau que
toutes les scènes qui se sont déroulées dans ces
quelques heures. Ces prêtres calmes et souriants,
récitant leur bréviaire , accomplissant la règle de
leur ordre comme si le lendemain devait ressem-
bler aux autres jours ; ces nombreux laïques tout
émus, campés dans le jardin et dormant à la belle
étoile , tandis que les Pères prenaient un peu de re-
pos dans leurs pauvres cellules ; celte messe à trois
heures du matin célébrée sur une commode , dans
L'humble réduit où Notre -Seigneur avait dû se ré-
fugier pour n'être pas mis sous les scellés; ces
hommes de tout âge , graves et tristes , agenouillés
dans les allées et sur les pelouses , et assistant au
sacrifice divin par les fenêtres ouvertes de la cha-
pelle improvisée; celte communion si fervente;
puis l'arrivée de la police, ces coups de marteau,
ces vitres brisées, celte apparition par une porte
enfoncée d'un bataillon de gendarmes et de sergents
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 99
de ville tout pâles et tout honteux de leur consigne;
ces invasions dans chaque cellule; ces réponses si
nobles, si éloquentes, si françaises des Pères Jé-
suites; leur visage illuminé par la joie douloureuse
de souffrir pour la vérité et pqHr la liberté : tout ce
spectacle restera éternellement gravé dans la mé-
moire de ceux qui Tont contemplé, comme la plus
éloquente leçon de dignité, de courage et d'énergie.
M. de Vareilles ajoutait :
Après les Jésuites de la rue Négrier les Jésuites
de la rue Solférino, vos maîtres, auront sans doute
l'occasion de nous montrer comment on doit sup-
porter la mauvaise fortune et préparer la meil-
leure...
1882
L'orateur ne disait que trop vrai. La condamnation et
l'expulsion du R. P. Pillon et la fermeture du collège
Saint-Joseph allaient donner lieu à des scènes semblables,
et présenter les mômes contrastes entre les persécuteurs
et les persécutés.
En conséquence de ces événements, ce fut seulement
deux ans après que TAssociation ou Conférence des an-
ciens put reprendre ses réunions et avoir sa séance solen-
nelle de clôture. Elle se tint le 20 juillet 1882. Le rappor-
teur, M. Alfred Dugardin, l'ouvrit ainsi :
Messieurs et chers collègues ,
Il y a deux ans, à pareil jour, au lendemain d'un
premier acte de persécution et à la veille d'une per-
100 L»AS80CIATI0N DES ANCIENS ÉLÈVES
sécution plus cruelle encore , nous nous séparions
la douleur dans l'âme et la prière sur les lèvres.
Pour notre œuvre comme pour nos Pères nous em-
portions au cœur Tespoir d'un meilleur avenir. Cette
heure est venue pour nous.
Celte heure de la résurrection de la conférence des an-
ciens fut rendue solennelle par le discours de M. Amédée
DE Margerie, président de la séance. Dans une fiction
saisissante, Tentralnant orateur, voulant montrer ce que
pourraient les catholiques s'ils remplissaient tous leur
devoir public dans la crise présente , imagina trois rêves
qui mettaient la chose sous les yeux. Il nous transporta
d'abord à Castelfidardo , et supposant qu'au lieu d'avoir
été trois cents, les zouaves de Lamoricière s'étaient trou-
vés là six mille, il refaisait le récit de la bataille, qui se
changeait en victoire pour rÉglise et le pape. — Dans un
second rêve, il voyait les héros de Loigny qui, au lieu
d'être abandonnés par deux régiments de marche, étaient
appuyés énergiquement par eux, et là encore la défaite se
changeait en triomphe. — Enfin il voyait Tarmée de
rÉglise en présence de Tarmée de la Révolution : Satan ,
au lieu d'être maître, était finalement vaincu par Jésus-
Christ, parce que cette fois encore chacun avait fait son
devoir.
Je m'éveillai et je méditai sur ces visions. Et je
me dis : le premier rêve est un rêve et le second
aussi; ce qui aurait pu être n'a pas été. Mais ce qui
pourrait être et qui devrait être, pourquoi donc ne
serait-il pas?
Année par année toute une jeunesse sort de nos
collèges catholiques : elle forme un nombre respec-
table, et ses contingents annuels, dix fois répétés,
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 101
s,ont vraiment une armée. Si cette armée faisait tout
son devoir, le devoir inscrit sur son enseigne : Pro
Deo et patria, la bataille serait gagnée. Pourquoi ne
ferait-elle pas tout son devoir? C'est là, Messieurs, ce
que je suis venu vous dire avec le vieux Corneille :
Faites votre devoir, et laissez faire à Dieu.
Je voudrais bien savoir ce qui vous empêche-
rait de faire tout votre devoir? — Mais ce serait hé-
roïque ! — Je ne dis pas non. — Mais c'est à tous que
vous demandez d'être des héros! — Pourquoi pas,
quand il s'agit d'héroïsme obligatoire? — Mais l'en-
nemi est plus nombreux que nous! — Je le sais, et
je ne m'en plains pas. Je ne me plains pas que les
ennemis soient trop nombreux, je me plains que les
bons ne soient pas assez braves. Nous sommes une
minorité, c'est la loi de notre combat. Mais que du
moins, dans cette minorité, il n'y ait pas de non-
valeurs. Est-ce trop demander des soldats de la
Patrie, de l'Église et de Dieu?
1883
L'année suivante, 12 juillet, rAssociation avait appelé
au siège de la présidence de sa séance de clôture rhomme
que Ton avait vu, à Douai, à Lille, partout, à la tête des
défenseurs de Técole des Jésuites et du Père Recteur,
devant les tribunaux comme devant ropinion. M. Gus-
tave Théry fut reçu avec applaudissements par tout ce
collège, qui semblait lui dire avec le poète :
Si Pergama dextra
Defendi possent , etiam bac defensa fuissent.
102 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
M. l'avocat Théry nous apportait un vaste programme
d'études pour nos conférences, comprenant le sommaire
des questions de droit social , d'histoire et d'économie qui
intéressent le temps présent. Il disait de l'histoire :
Scrutez-la , et vous y puiserez de précieux ensei-
gnements. Par exemple, il n'y a qu'un instant, en
entendant rappeler les douloureux événements d'il
y a deux ans, et ces expulsions qui chassèrent illé-
galement de leur domicile les légitimes proprié-
taires , un souvenir de l'histoire locale me revenait
à l'esprit, et je me disais : Que ne sommes- nous au
moyen âge, à cette époque que l'on appelle si volon-
tiers un temps de ténèbres I
Le 16 juin 1400, à cinq heures du matin, une
arrestation illégale avait lieu à Lille ; un sergent de
la prévôté arrêtait sans droit, après l'avoir expulsée
de sa maison, une habitante de la rue du Pétrin.
Immédiatement le magistrat s'émeut ; il prend en
main la défense de son bourgeois , adresse au Pré-
vôt d'énergiques réclamations , et à onze heures le
sergent rétablissait dans son domicile celle qu'il en
avait expulsée sans droit.
Six heures avaient alors suffi pour réparer une
illégalité. Voilà deux ans que les Jésuites expulsés
réclament des juges, et Dieu sait quand ils en
trouveront...
M. Théry concluait ainsi son discours :
Étudiez donc. Messieurs, étudiez. Et quand môme,
•'^u ne plaise, notre œil devrait chercher
•* T-y;
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 103
en vain celui qui pourrait mettre en pratique les
principes dont vous aurez reconnu la nécessité,
souvenons -nous que Dieu ne meurt pas,
M. le Supérieur remercia en ces termes M. Gustave
Théry de la sympathie qu'il voulait bien témoigner aux
anciens élèves de Saint-Joseph et des encouragements que
son éloquente parole venait de leur apporter :
Et moi aussi, Monsieur le Président, j'ai le be-
soin et le devoir de vous remercier, et de Thon-
neur de votre présence à ce modeste fauteuil, et
de vos paroles si substantielles à nos anciens.
Personne ne connaît mieux que vous notre mai-
son , Monsieur. Vous en connaissez le passé : vous
êtes un de ses fondateurs; vous en connaissez le
présent : vous êtes un de ses plus actifs administra-
teurs. Nous ne pouvons surtout oublier que vous
fûtes son défenseur en des jours de violence; et vous
ne cessez encore de la couvrir de votre parole vail-
lante comme Tépée. Enfin aujourd'hui vous venez
en préparer l'avenir, en encourageant au travail
cette jeunesse distinguée qui sera demain la so-
ciété catholique du Nord, spécialement la société
dirigeante de Lille.
Et moi aussi, après vous, je veux féliciter la Con-
férence des anciens des travaux de tout genre dont
elle vient de faire passer le tableau sous nos yeux;
J'espère qu'en la louant ainsi je ne serai pas sus-
pect de parler en compère; car, tout en étant un
vieux, je ne puis pas me flatter d'être un ancien
104 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
parmi vous. Je suis encore un nouveau dans tous les
sens de ce mot; et lorsque, comme ce soir, je me
vois entouré de ces jeunes hommes d'élite qui ont
quitté le coUège avant que j'y fusse entré, je ne
puis, m'empècher de dire avec le poète d'Athcdie :
D^où me viennent ces fils que je n^ai point portés?
Mais si. Messieurs, je ne suis pas mêlé à vos sou-
venirs, je n'en sais pas moins prendre ma grande
part de vos bonheurs. Or aujourd'hui mon bonheur,
— comme le vôtre, n'est-il pas vrai? — est de voir
que le fil qui rattache le passé au présent vient
de se renouer, et de se renouer solidement. Oh I je
sais qu'il a bien souffert dans ces derniers temps.
Ce. fil électrique qui transmettait naguère à vos in-
telligences l'enseignement chrétien, nous l'avons
vu fortement ébranlé par un orage que le diable
avait déchaîné. Tous les supports avaient été se-
coués, quelques-uns renversés. Mais ils se relè-
vent peu à peu. Le fil sacré a été replacé sur ses
appuis, et voici que, grâce à eux, le courant s'est
rétabli entre les générations d'hier et d'aujourd'hui;
et le fluide passe, et l'amitié passe, et la vérité
passe, et la charité passe, et nous nous tenons tous
par cette chaîne électrique qui va des intelligences
aux cœurs , et dont l'extrémité est entre les mains
de Dieu.
Nous continuerons ainsi. Ce ne sera pas, Mon-
sieur, la matière qui manquera à nos dissertations.
Vous venez de nous en offrir un programme capable
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 105
d'alimenter nos réunions pour des années entières.
Nous nous en souviendrons. Répondant à votre
appel , nous n'oublierons pas surtout de nous pré-
parer à servir dans les rangs militants de ces classes
dirigeantes qui ne sont telles que par la doctrine et
le courage. Vous venez de nous l'apprendre mieui^
que par des paroles. Avec la leçon, Monsieur, nous
avons le modèle : soyez deux fois remercié.
4884
La séance du 4 juillet 1884 fut présidée par M. Grous-
SAU, professeur de droit administratif à TUniversité catho-
lique. Sa réponse au rapporteur des travaux de Tannée
fut une vibrante improvisation de laquelle nous détachons
cette forte exhortation .
L'impression qui se dégage de tout ce que je
viens d'entendre, c'est que vous aimez la vérité.
Ici la vérité est maîtresse du logis. Je vous en féli-
cite, Messieurs, et je vous demande ardemment de
rester ses fidèles et au besoin de vous constituer
ses apôtres.
Bossuét affirme, dans son puissant langage,
que « l'âme, aussi bien que le corps, a sa faim et
doit avoir sa nourriture », et il ajoute : ce Cette
nourriture c'est la vérité, et la vérité c'est Dieu
môme. j> Mais, hélas ! combien peu s'en nourrissent
aujourd'hui! combien à cette perle précieuse pré-
fèrent le moindre grain de mil dont parle La Fon-
taine ! Il faut bien le reconnaître , ceux qui le plus
5*
106 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
souvent forment la majorité , ceux qui ont la toute-
puissance, ce sont les partisans du grain de mil, les
affamés de jouissances; c'est l'ambition, Torgueil,
les passions , la haine de Dieu.
Quand donc la vérité sera- t-elle reine du monde?
quand donc cette lumière inondera-t-elle la terre de
ses clartés? Messieurs, demandez-le d'abord; ne
vous lassez pas de dire chaque matin au Maître de
vérité : Adveniat t*egnum tuum. Et puis, quant à
vous, restez, et toujours et quand même, les servi-
teurs de la vérité. Jetez votre esprit dans ce moule,
forgez-le à cette image , et puisez le métal à sa source
la plus pure.
Est-ce tout? Non; ne soyez pas seulement les
fidèles, mais soyez les apôtres de la vérité. Le
devoir de l'apostolat est notre devoir à tous. Si
vous aimez la vérité , vous la ferez aimer, et votre
action sera la force d'expansion de ce saint et ardent
amour...
Prenez donc ce soir, avant de vous séparer, de
viriles ix^solutions. Cette belle réunion doit produire
des fruits : qu'elle vous décide. Messieurs, à fixer
bien haut, toujours plus haut, votre idéal et vos
ambitions, vos pensées et vos cœurs.
M» le Supérieur, traduisant la vive reconnaissance de
rAsscmbl(^^, adressa à M. le professeur Groussau quelques
moi» de remoreiement :
r,\\^l .\ U fois une lumière et une flamme que
voti^ l>ai\>lo , Monsieur» ot vous venez de nonmier
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 107
le foyer où elle s'allume : l'amour de la vérité.
Notre jeunesse vous a compris... En la voyant tout
à l'heure, cette brave jeunesse, suspendue à vos
lèvres, écoutant votre discours duquel s'exhalait une
odeur de poudre, un souvenir me revenait. Je me
rappelais un tableau célèbre de Protais , que la gra-
vure a popularisé. La lettre porte : Ava^it l'attaque.
Une troupe de jeunes militaires postée sur un mame-
lon est près d'engager le combat; les chefs sont en
observation; on aperçoit l'ennemi derrière un pli de
terrain; les soldats amorcent leurs armes, rajustent
leur fourniment; on va ouvrir le feu; le trompette
porte déjà le clairon à ses lèvres; le commandant,
l'épée nue, suspend du geste le signal qu'il va
donner à l'instant. C'est ce signal, Monsieur, que
vous venez de nous donner ; et c'est un coup de
clairon que nous venons d'entendre.
Nous retiendrons votre mot d'ordre : l'Union
dans la vérité. La Belgique, notre voisine, porte
sur son blason : « L'union fait la force. » C'est en
mettant en action cette devise nationale que les ca-
tholiques belges viennent de remporter une victoire
politique qui a fait tressaillir d'espérance notre fron-
tière française. Or ne l'oublions pas. Quelques jours
avant l'engagement électoral, on avait vu des jeunes
gens, comme ceux qui sont ici, assemblés à Louvain
pour leur jubilé universitaire, se compter, s'animer
et s'entre-jurer de vaincre pour la patrie et pour
Dieu. Nous avons le même Dieu et une plus grande
datrie. Vous venez de nous exciter à d'aussi dignes
i08 L*A880CUT10N DES ANCIENS ÉLÈVES
combats. Nous allons serrer nos rangs; et si jamais
la victoire passe enfin de notre côté, vous aurez
droit, Monsieur, à ce que votre nom soit mis à
Tordre du jour. On inscrira sur le trophée cette
date du 4 juillet 1884 ; cette journée aura été une de
celles qui auront préparé le salut.
1885
En Tannée 1885, le 16 juillet, ce fut le R. P. Félix, de
la Compagnie de Jésus, qui daigna présider la séance de
clôture. Son discours aux anciens rappelait, par son élo-
quence, ses belles conférences de Notre-Dame de Paris.
C'est une œuvre magistrale sur. le grand devoir de
Theure présente : celui d'être partout et en tout les vrais
témoins et confesseurs de la vérité chrétienne ou du Christ
Vérité. Le Révérend Père démontra que t la vérité elle-
même Texige, que notre christianisme Texige, que notre
siècle surtout Texige ». Puis il passa aux moyens de bien
remplir ce devoir, et il nous demanda, avec la haute au-
torité de son exemple, de nous armer de la parole, comme
étant l'instrument le plus puissant des influences con-
temporaines :
Autrefois, Messieurs, le chrétien, simple fidèle,
pouvait laisser au sacerdoce le droit de parler aux
multitudes et de porter au milieu des générations
vivantes , selon les besoins et les situations , la pa-
role enseignante ou militante. Aujourd'hui tom,
dans une certaine mesure, nous avons le devoir
de parler; tous par conséquent nous avons Tobli-
gation de cultiver la parole. Il ne nous suffit plus
même d'avoir le courage de la parole, nous devons
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 109
en avoir la puissance. A l'intrépidité il faut joindre
l'habileté, et au courage de dire l'art de parler;
donc de bien dire.
D'autres temps, d'autres mœurs, dit le proverbe.
J'ajoute : d'autres luttes, d'autres armes. Au moyen
âge, vos pères les chevaliers défendaient le Christ
par la force du glaive. Aujourd'hui nous avons à le
défendre par la force de la parole, qui est un glaive
aussi, le glaive de l'esprit. Donc à vous d'aiguiser,
de polir, de perfectionner cette arme et d'apprendre
à la manier, c'est-à-dire de continuer à faire ce que
vous faites ici avec un succès et un éclat que j'ad-
mire et dont je vous félicite.
Et en effet, ce talent vous l'avez tous. Messieurs,
dans des mesures diverses sans doute; mais enfin
vous l'avez. Tous les compagnons d'armes de Gharle-
magne ne tenaient pas «dans leur main une épée
lourde comme sa grande épée; mais tous avaient
une épée; et tous dans le combat frappaient leur
coup, un coup proportionné à la puissance de leur
arme et à la force de leur bras. Ainsi tous nous
devons porter les coups de notre parole; que celui
qui est plus fort frappe plus fort, et que celui qui
est plus faible frappe aussi selon sa force. Mais tous
sachez tirer le glaive pour le service de Dieu.
Ce glaive, vous travaillerez à le perfectionner,
c'est-à-dire à lui donner à la fois, avec la force et
la souplesse, la pointe capable de blesser et môme
de tuer toutes les erreurs, en les perçant d'outre en
outre et en les frappant au cœur. Par là vous rem-
110 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
porterez des victoires dignes de vous et de toutes
les saintes causes que vous avez la vocation de dé-
fendre, et vous pourrez dire, en contemplant vos
ennemis vaincus, cette parole triomphante de la
sainte Écriture : « J'ai vaincu les multitudes, non
par la puissance de la force ou de l'armure, mais
par la puissance de la parole. » Vici turmas non
virtute potentiœ aut mmiaUira, sed verho.
M. le Supérieur se leva ensuite, et il adressa au véné-
rable conférencier ce remerciement et cet hommage :
Vous êtes bien bon, mon Révérend Père, vous
qu'on a vu dix ans dans la chaire de Notre-Dame,
de condescendre à nous apporter aujourd'hui votre
forte et grande parole... Il est vrai, mon Père, que
vous aimez tant la jeunesse! que vous êtes si bien
chez vous quand vous êtes avec elle! Nous l'avons
bien reconnu à l'accent de cette éloquence dont
l'Évangile a dit que le cœur en est la source : Ex
ahundantia cordis os loquitur. Que vous avez bien
fait de vous fier, pour cet entretien , à cette source
d'eau vive ! Elle est intarissable.
... Mais s'il est une jeunesse qui vous doive être
chère entre toutes, il me semble que c'est la jeu-
nesse chrétienne de votre province natale. Elle vous
appartient plus spécialement aujourd'hui que vous
êtes revenu à demeure dans cette ville. Elle en
est heureuse et fière. Elle a béni le Ciel, qui, après
les travaux de votre long apostolat, vous a ramené
au point de départ de votre carrière, pour y trouver,
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 111
sinon le repos dont vous ne voulez point, du moins
cette retraite rehaussée de dignité, otium cum
dignitate, que l'antiquité souhaitait à ses sages et
à ses héros. Il est bien juste, mon Père, qu'après
avoir porté plus qu'un autre le poids du jour et de
la chaleur, et avoir longtemps labouré , ensemencé
le champ de Dieu, aujourd'hui, parvenu au bout
de votre sillon, vous puissiez, au soir de votre vie,
vous asseoir sous le chêne qui abrita votre enfance.
Ce grand chêne de votre diocèse de Cambrai vous
devait bien cet ombrage; vous savez d'ailleurs
combien il est réjoui d'abriter vos cheveux blancs,
auxquels il peut fournir encore plus d'une verte
couronne.
... Vous venez de célébrer, mon Père, ce que
vous appeliez V Epiphanie de la véHté. Dociles à
votre appel , nous en serons les mages. Nous avons
vu l'étoile dès le matin de notre vie ; elle s'est levée
sur notre berceau : Vidimus stellam. Nous avons
adoré Celui qu'elle nous a montré : Et venimus ado-
rare eum. Nous ferons davantage encore : disciples
de la vérité, nous en serons les apôtres, et, s'il le
fallait , les martyrs ! Pour cela, nous nous tiendrons
en défiance d'Hérode, et nous ne nous compromet-
trons pas avec lui ou avec sa cour. Nous lui ferons
savoir en face quel est notre Prince, à nous, le divin
Roi que nous cherchons; et dédaignant ses avances,
ses places, ses faveurs, ses honneurs, nous ferons
comme les mages, qui retournèrent chez eux sans
s'occuper de lui. Ainsi nous nous en retournerons
Î12 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
et nous resterons chez nous, dans ce bon pays
de Flandre, qui a toujours pour Jésus de l'or, de
l'encens et de la myrrhe...
Encore un mot, s'il vous plaît : le mot de l'espé-
rance après celui du remerciement. Revenez vers
nous, mon Père, et faites- nous entendre encore,
comme dans cette soirée, des accents qui ne sont
pas ceux « d'une voix qui tombe et d'une ardeur
qui s'éteint ». Vous n'oublierez pas qu'ici, dans ce
collège, vous êtes dans votre maison, que les reli-
gieux y sont vos frères , que les enfants y sont vos
fils, que tous les maîtres y sont vos fidèles admira-
teurs; et tant que vous vivrez, mon Père, vous ne
compterez, ici surtout, que des amis, selon la
parole du poète, parce detorta :
Donec eris , Félix , multos numerabis amicos.
Le R. P. Félix s^est rendu, Tannée suivante, à ce désir.
Le 2 août 1886, il présidait notre distribution solennelle
des prix, et il y prononçait, sur la Paternité et la Mater-
nité chrétiennes dans l'éducation, un discours mémo-
rable qui a été publié. A Touyerture de la séance , M. lé
Supérieur remercia d^avance le grand orateur par les pa-
roles suivantes :
Mon Révérend Père,
Je n'aurais pas osé monter à cette estrade, et
paraître à cette place que vous occuperez tout à
l'heure, si ce n'eût été pour vous en ouvrir le
chemin.
L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES 113
n y a longtemps, mon Père, que nous aspirions
à l'honneur de vous voir présider la grande solen-
nité scolaire d'un collège où vous êtes deux fois
chez vous, comme prêtre du diocèse de Cambrai
et comme Père de la Compagnie de Jésus. Quant
à moi, je suis heureux d'en faire les honneurs à
l'illustre prédicateur du Progrès chrétien, parti-
culièrement à la fin d'une année dont les succès
aux examens universitaires attestent comment nos
fils aînés comprennent le progrès , eux aussi , et le
mettent en pratique.
Daignez, mon Révérend Père, les encourager par
votre grande parole. Aussi bien je ne suis pas à
cette place pour prononcer le discours, mais pour
annoncer le vôtre; et, si le respect me permettait
une anecdote familière, elle dirait bien quelle
est ici l'humilité de mon rôle et la grandeur du
vôtre.
On raconte donc qu'un jour un grand prédicateur,
— c'était Bourdaloue, je crois, — venait de prêcher
solidement et éloquemment, comme toujours. A
l'issue du sermon, des groupes s'étaient formés à
la porte de l'église, où les auditeurs se communi-
quaient leur admiration :
(( Quelle puissante logique ! disait l'un.
— Quelle belle et forte langue I reprenait l'autre.
— Et quelle vigueur encore à cet âge! i» ajoutait
un troisième.
Le concert d'hommages en était là, quand tout
à coup paraît et s'avance un personnage resté jus-
114 L'ASSOCIATION DES ANCIENS ÉLÈVES
qu'alors inaperçu, mais qui pour son compte per-
sonnel ne s'était pas désintéressé de ces louanges.
C'était le sonneur de l'église , qui , tout fier, se dres-
sant et prenant la parole : « Eh bien, Messieurs,
dit- il, eh bien, ce beau sermon, c'est moi qui l'ai
sonné! j>
Messieurs, Mesdames, mes Enfants, un discours
qui n'est pas de Bourdaloue, mais de son frère, va
se faire entendre à l'instant. Daignez le prononcer,
mon Père, je viens de le sonner.
IX
FÉLIX DÉTREZ
Le 18 janvier 1884 , nous eûmes la douleur de perdre ,
dans FÉLIX Détrez, un des meilleurs et des plus fenrents
élèves de notre collège. Il était assistant de la Congréga-
tion de la Sainte-Vierge, et il se préparait secrètement à
entrer bientôt dans la Compagnie de Jésus, après le cours
de ses études, qui touchaient à leur terme. Sa mort,
comme sa vie, fut celle d^un novice déjà consacré à Jésus-
Christ dans son cœur. 11 faisait penser â Berchmans et
à Stanislas Kostka.
Un si pieux exemple ne devait pas périr. Puisse-t-il
revivre dans ces pages pour Tédification de ses amis et la
consolation de sa famille !
IX
FÉLIX DÉTREZ
ÉLÈVE DE RHÉTORIQUE DU COLLÈGE SAINT-JOSEPH DE LILLE
RAPPELÉ A DlBt; LE 18 JANVIER 1884
PAROLES
Prononcées au prône du dimanche 2 mars 1884,
Le temps est venu, mes enfants, de vous entre-
tenir du cher fils que nous avons perdu aux premiers
jours de cette année. Il fallait commencer par laisser
la parole aux pleurs d'une famille que cette mort
met en deuil : en deuil de ses enfants pour la sep-
tième fois I II fallait commencer, comme Marthe et
Marie, par pleurer nous-mêmes sur notre frère
Lazare, qui s'est endormi. Mais voici enfin l'heure
de nous lever, nous aussi, du sein de notre
affliction , et de nous transporter en esprit là où il
repose, non dans la terre des morts, mais dans
celle des vivants. « Venez donc, vous dirai- je avec
le saint Évangile, venez et voyez. » Dixerunt ei : Veni
118 FÉLIX DÉTREZ
et vide. Venez, il y a de belles instructions à re-
cueillir auprès de cette tombe; il y a là aussi de
grandes consolations et de grandes espérances. Que
si néanmoins, mes chers fils, en vous parlant de
celui que nous appelions notre ami, je ressens, moi
aussi , quelque chose de Témotion que mon Maître
éprouva au tombeau de Lazare, ne m'excuserez-
vous pas, comme firent les Juifs fidèles, par Taffec-
tion que méritait notre cher endormi : Ecce quo-
modo amahat eum?
Félix Détrez était dans la classe de rhétorique.
Né le 8 février 1868 , il allait avoir seize ans. Il était
le neuvième de douze enfants sur lesquels reposait
la bénédiction promise autrefois par le Dieu des
patriarches aux nombreuses familles. Mais cette bé-
nédiction ne devait pas porter ses fruits de bonheur
en ce monde, car sur ces douze enfants déjà six
avaient été successivement rappelés ce dans la mai-
son du Père » , comme l'Évangile appelle notre
demeure céleste. Ils étaient partis tour à tour, les
uns de leurs berceaux, les autres du foyer dont ils
étaient le charme, une autre du monastère dont
elle était l'espérance; de sorte que, dans cette
famille, entre la vie et la mort , entre la terre et le
ciel, le partage s'était fait égal, et tous ces frères et
sœurs en se rejoignant là-haut avaient reformé une
seconde maison aussi nombreuse que l'autre.
N'était-ce pas assez. Seigneur? Et fallait-il qu'un
nouveau départ vînt rompre l'égalité et enrichir le
ciel aux dépens de la terre !
FÉLIX DÉTREZ 119
On eût pu le pressentir, car la vie de Félix s'était
orientée vers ce but éternel dès ses premiers pas.
Et quels pas résolus! Vous en jugerez vous-
mêmes.
C'était le 11 juin 1879, veille de sa première
communion. S'adressant par lettre à sa très honorée
Mère du ciel : a Je viens, lui écrit -il, me jeter
à vos pieds pour vous demander les grâces que je
désire obtenir de votre divin Fils. Je vous demande :
1° la grâce d'une bonne mort. Je vous la demande
pour moi, pour mes parents, mes maîtres, mes
amis , mes frères de première communion et tous
mes autres condisciples. Je vous demande en outre
la délivrance de ceux de mes parents qui souffrent
dans le purgatoire. »
Mais déjà se révèlent les ardeurs de ce cœur
apostolique, et il ajoute aussitôt : ce Je demande :
2® le triomphe du catholicisme. » Telle est sa se-
conde prière.
Enfin ce règne de Dieu, il le veut surtout en lui;
et la dernière ligne de cette page intime est « la
demande de mourir plutôt que de jamais commettre
un péché mortel ». Le lendemain de ce grand jour,
il signait, entre Jésus et lui, un pacte dont la te-
neur était l'antique devise de nos pères : Potius
moH quam fœdari : ce Ou vivre de Dieu ou aller à
Dieu; ou l'innocence ou la mort. » Ce sont ses
propres termes.
Bien des fois, mes chers fils, dans mes instruc-
tions, je vous ai dit ces trois paroles : « Ayez votre
120 FÉLIX DETREZ
idéal, respectez votre idéal, réalisez votre idéal. »
Celui que Félix avait conçu vient de vous appa-
raître : il voulait être chrétien dans une vie de sain-
teté qui fût la parfaite copie de celle de Jésus-Christ.
Y a-t-il été fidèle? Vous-mêmes, mes chers fils,
vous en avez porté le témoignage authentique dans
ces notes et souvenirs que vous m'avez fournis sur
votre condisciple, et qui sont comme autant d'aro-
mates précieux dans lesquels nous aimerons à con-
server sa mémoire : Et ligaverunt corpus cwm aro-
matihtis.
Là j'ai compris, mes enfants, ce que Félix était
pour vous : un ami et un modèle ; vous l'aimiez et
vous l'admiriez en même temps. Ce que vous admi-
riez de lui c'était sa régularité, sa fidélité à ses exer-
cices, son exactitude à l'obéissance, son ardeur, je
dirais presque son âpreté au travail, toutes ces
choses qui sont le joug que l'homme doit porter
dès son adolescence, et qui font qu'une vie marche
dans l'ordre et la paix, parce qu'elle marche dans
le devoir. Ce que vous aimiez de lui, c'était sa
cordiale bonté, sa franche amabilité, son enjoue-
ment habituel, son obligeance toujours prête,
tous ces dons du cœur joints à ceux de l'intelli-
gence, mais supérieurs à eux, et composant en-
semble ce que l'Écriture appelle : vir amàbilis ad
societatem.
Et cependant, mes chers fils, ce n'était là que
l'extérieur. Vous ne pouviez voir que ce qui paraît,
mais chez le chrétien l'invisible est plus grand que
FÉLIX DÉTREZ 121
le visible. Il m'a été donné d'aller plus loin que
vous, jusqu'à ce foyer d'amour, dont les papiers de
Félix m'ont apporté l'ardent et doux rayonnement.
Or, quand j'ai vu ce qu'était chez lui cet amour de
Dieu, de Jésus -Christ, de Marie, des anges, des
âmes, des pauvres, des pécheurs, des petits, je
dois vous le déclarer, j'en ai été étonné , j'en ai été
ravi. Et admirant ce que la grâce avait déjà opéré
et préparait dans une âme si jeune, je me suis mis
à genoux pour remercier le Ciel de ce qu'il faisait
tomber de telles grâces sur cette maison; et, tout
compte fait, j'ai trouvé que nous étions payés sur-
abondamment de nos pauvres peines , puisque dans
ce collège, si éprouvé parfois, Jésus -Christ était
aimé, Jésus -Christ était servi avec enthousiasme,
et que ce le règne de Dieu était au dedans de
nous ».
Et d'abord c'était bien , en effet , un ami de Dieu ,
que cet enfant de grâce et de bénédiction. Affamé et
altéré de la présence de Jésus -Christ, il le cher-
chait sans relâche partout où il savait qu'il se
révélerait à lui.
Il le cherchait chaque jour dans la méditation,
qu'il n'avait plus abandonnée du jour où son direc-
» teur lui en avait donné la méthode et le devoir. Il
aspirait dès le matin au délice surnaturel de cet
entretien céleste : Deus, Deus meus, ad te de luce
vigilo! Qi Demain, écrivait- il sur un de ses cahiers, si
je puis me réveiller à temps, je ferai avant la messe
une bonne méditation sur la bonté divine. y>
G
122 FÉLIX DÉTREZ
Il le cherchait jusque dans le silence des nuits,
interrompant son sommeil pour méditer et prier :
De nocte surgeham ad confidendum tibi, pouvait-il
dire, lui aussi. Il avait fallu que son directeur re-
tranchât cet excès.
Il le cherchait au tabernacle ; même son cœur l'y
sentait, et sa foi Ty voyait à travers les murailles et
les clôtures de nos temples. « Voici que Celui que
j'aime se tient derrière cette enceinte, disait- il avec
le Cantique : ipse stat post parietem nostrum; il me
voit, il me regarde, respiciens per fenestras, prospi-
ciens per cancellos, » et il lui envoyait ses adora-
tions. C'est ainsi que jamais Félix n'eût passé devant
une de nos églises sans se découvrir. Ici même,
dans ce collège, on l'a surpris plusieurs fois flé-
chissant le genou devant la porte de votre chapelle
de la Congrégation , quand le temps lui manquait
pour en franchir le seuil.
Il le cherchait au saint sacrifice de la messe,
qu'il aimait à servir; avec quelle religion! cet autel
pourrait le redire. Il s'était fait une loi et un besoin
de cœur d'entendre la messe chaque jour, non
seulement durant l'année, mais durant ses vacances,
à la campagne, à Lille, en voyage, partout.
Il le cherchait dans les visites au très saint
Sacrement : Félix avait la passion de la présence
réelle. Il y a dans notre ville un sanctuaire où
Jésus -Christ demeure exposé nuit et jour. Là,
chaque soir, à la même heure, on voyait arriver un
jeune adorateur qui s'avançait, joignait les mains,
FÉLIX DÉTREZ 123
s'agenouillait , s'abîmait dans la présence de Dieu ,
et passait là de longs instants comme plongé dans
la lumière de la face divine. C'était lui , c'était Félix
qui, au sortir de la classe, plaçait, entre notre col-
lège et la maison paternelle , cette station à la cha-
pelle de la Réparation, où l'on garde le souvenir de
cette visite quotidienne comme d'une apparition et
d'une vision céleste.
11 le cherchait dans les sanctuaires où il savait
que se célébraient les prières des Quarante Heures
ou la solennité de l'Adoration perpétuelle , n'épar-
gnant ni son temps, ni ses démarches, ni ses forces,
dès qu'il avait appris que le Soleil eucharistique
resplendissait en quelque endroit. C'était son cœur
qui lui disait : Magister adest et vocat te : « Le Maître
est là et t'appelle. » Et il se levait et partait.
Il le cherchait surtout là où il se trouve réelle-
ment et substantiellement , dans la divine commu-
nion. Elle faisait sa joie. On me raconte qu'une
fois, ayant reçu la permission de communier un jour
de fête et le jour suivant, le soir du premier jour
son respect s'effraya du formidable bonheur qui
l'attendait encore le lendemain matin. Oserait-il se
présenter à la sainte Table une seconde fois? En l'ab-
sence de son confesseur, son professeur le rassura.
Alors son bonheur éclate : ce Eh bien oui, répondit-
il, j'obéirai, je communierai. » Et, descendant l'es-
calier, il bondissait comme transporté.
Communiant tous les dimanches et aux fêtes de
Marie, il s'était fait une règle, à l'exemple des
124 FÉLIX DÉTREZ
saints, de consacrer trois jours à la préparation et
trois jours à l'action de grâces. Ainsi cette âme
était- elle continuellement en présence de son Dieu,
semblable à ces autels toujours illuminés, où la
sainte Hostie est perpétuellement exposée aux re-
gards.
Quand il s'approchait de la Table sainte, son âme
semblait sortir et passer dans ses yeux, dans ses
traits, sur ses lèvres, pour aller au-devant de son
Dieu. Ceux qui Font communié ont essayé de me
peindre ce recueillement et cette ardeur. En était-il
besoin? et moi-même, plus d'une fois, n'avais -je
pas remarqué ce visage transfiguré, sur lequel on
pouvait lire la parole qui descendit du ciel sur le
Thabor : « Celui-ci est mon flls bien -aimé! »
Comme il cherchait et recevait Jésus- Christ à la
cène, de même Félix le cherchait et le suivait au
Calvaire. Il avait eu, dès l'enfance, la dévotion à la
pratique du Chemin de la. Croix. On le surprenait
dès lors , comme tant de fois plus tard , se traînant
à genoux de station en station, sur les traces de
l'Homme de douleurs. Et vous-même vous souvenez-
vous de l'ardeur avec laquelle il baisait son crucifix,
toujours placé devant lui?
. Enfin il cherchait Jésus dans un autre sanctuaire,
celui de son propre cœur, trouvant là, à lui parler
et à l'entendre, un charme dont nul autre entre-
tien, si aimable qu'il fût, ne pouvait le déprendre.
Cet entretien se poursuivait même par les rues de
la ville; et il a dit quelquefois : « Volontiers je
FÉLIX DÉTRBZ 125
cause avec mes condisciples quand nous allons
ensemble; mais j'aime mieux être seul pour causer
avec Dieu, » Noble enfant I s'il est vrai que l'homme
se mesure à ce qu'il aime, je vous demande quelle
fut la mesure d'un cœur où l'amour de Dieu occu-'
pait tant de place?
Il est un autre amour inséparable de celui-là :
Félix était excellemment un enfant de Marie. Il
s'était donné pour émule , dans ce sentiment filial ,
le Fils de Dieu lui-même. On lit en tête de ses réso-
lutions , renouvelées chaque mois : ce Je veux essayer
de rivaliser avec Jésus d'affection pour Marie I » Il
ne se contentait pas de dire son chapelet; il trou-
vait le temps de réciter chaque jour le petit office.
Les meilleures joies de ses vacances étaient des
pèlerinages aux sanctuaires consacrés à sa grande
patronne.
Le plus cher de tous ses titres était celui* de
congréganiste de la sainte Vierge : il y revient sans
cesse dans les billets qu'en bon fils il écrit chaque
mois à sa mère céleste. Mais il compte bien qu'en
retour elle prendra soin de lui, et le 4 novembre
dernier il lui adressait encore cet humble et con-
fiant appel : « Je ne désespère pas de ma conver-
sion, puisque je suis votre enfant. »
Mes chers fils, c'est la vie de piété dont je viens
de vous montrer quelque chose dans votre frère.
Mais saint Paul dit de la piété qu'elle a est utile à
tout ». Elle n'a pas seulement surnaturalisé la vie
de notre Féhx, elle l'a perfectionnée en le rendant,
H2t FÉLIX DÉTRBZ
le plus qu'il pouvait, semblable à Jésus -Christ par
amour. Ne désire-t-on pas ressembler à ce qu'on
aime?
Jésus -Christ était pur, son disciple veut l'être.
« L'amour de Dieu virginise , » répétait un grand
évêque. L'amour de Marie fait de même, ce Très
sainte Vierge, écrit Félix, si par hasard je venais
à me trouver quelque part avec un scandaleux, je le
réduirais au silence, sinon je m'en éloignerais immé-
diatement, j) — « Saint Joseph, écrit -il ailleurs, est
le patron du collège, et saint Joseph nous est re-
présenté tenant un lis à la main : son collège doit
donc être celui de la pureté. »
Jésus -Christ est patient, son disciple saura l'être.
Un jour qu'un de ses maîtres avait cru devoir
adresser à Félix une parole sévère, il le vit qui vi-
vement s'empara de son chapelet, dont il pressa
la croix fortement sur ses lèvres, pour en fermer
la porte à tout murmure, à toute plainte,
Jésus-Christ veut qu'on se renonce, le disciple se
renoncera. Je lis dans ses papîers : ce Les mathéma-
tiques ne me vont pas; raison de plus pour que je
m'y applique : cela me domptera, d
Jésus-Christ est obéissant , son disciple le sera. Je
ne sais si on eût trouvé d'écolier plus déférent , plus
respectueux, plus soumis, plus prévenant que Félix.
Au foyer domestique il était dans la main de son
père et de sa mère. Il y a peu de jours , cette mère
en larmes me décrivait les attentions délicates, in-
génieuses, qu'avait pour son père et pour elle ce
FÉLIX DÉTREZ 127
fils incomparable. On ne le voyait occupé qu'à pré-
venir leurs désirs et deviner leurs besoins , depuis
le salut qu'il leur apportait le matin jusqu'à l'heure
où le soir il venait recevoir leur bénédiction. Il n'y
manqua jamais.
Jésus-Christ aima les siens ; il pleura sur son ami ,
il pleura sur sa patrie; son disciple fera de même.
On se souvient, par exemple, que lorsque Félix eut
le malheur de perdre sa sœur la religieuse, sa
douleur fut telle, qu'un jour il lui fallut sortir de la
classe à deux reprises , étouffe par les sanglots que
soulevait en lui ce souvenir.
Voilà la piété chrétienne : elle fait les cœurs purs,
elle fait les âmes fortes, elle fait les fils respectueux,
elle fait les frères tendres; que ne produit-elle pas !
piété , bien volontiers je dirais de toi ce que l'É-
criture a dit de la Sagesse, que « tous les biens
viennent avec toi , et qu'incalculable est le prix de
l'honneur qui te revient ».
II
Mais voici bien un autre prix de Tamour de Jésus-
Christ. « Simon fils de Jean, m'aimes -tu, m'aimes-
tu? » demande le Seigneur à Pierre. Et quand, par
trois réponses, Simon -Pierre -a satisfait à cet exa-
men sublime, le Maître lui confère le grade d'apôtre
et de pasteur : Pasce agnos meos; jpasce oves meas.
En effet, l'amour de Dieu allume la flamme de
l'apostolat : on veut faire aimer ce qu'on aime. Ce
128 FÉLIX DÉTREZ
n'est pas pour rien que Félix a écrit en tête de son
programme d'action et de prière : a Le triomphe
du catholicisme. » Lui-même y travaillera, oonpas
seulement par l'influence du bon exemple, mais
par la parole et les œuvres; non pas seulement ici
parmi ses condisciples, mais en dehors parmi
les pauvres et les pécheurs. C'est le grand côté de
cette jeune vie que j'aborde, mes chers fils. Écoutez,
et si vous ne pouvez pas tout imiter en lui, édifiez-
vous du moins et admirez.
Il y a à Lille, dans les bas -fond s de la misère en
tout genre, de pauvres gens que la foire annuelle
du mois d'août amène encore plus nombreux dans
vos murs : bateleurs, saltimbanques, amuseurs des
foules, qui traînent de ville en ville une vie de
hasard; et avec eux, derrière eux, des troupes d'en-
fants qui ne savent eux-mêmes d'où ils viennent,
mais qui n'en sont pas moins des enfants de Dieu
comme vous , rachetés de son sang comme vous ,
pour être ses saints dans le Ciel, comme vous et
avec vous. C'est au service de ces âmes abandon-
nées que, par une prédilection que j'appellerais
divine, s'attachait, pendant les vacances, cet apôtre
de quatorze et quinze ans. Une association existe
pour les instruire, les convertir, les amener au
prêtre, leur faire recevoir la communion, la confîr.
mation, à quelques-uns même le baptême. Félix,
sous la direction du président de l'œuvre , se fit le
catéchiste de ces infortunnés.
Il y a deux ans déjà, il n'était qu'en troisième
. FÉLIX DÉTREZ 129
quand, écrivant à un de nos plus chers maîtres, il
lui disait sa joie d'avoir été enrôlé dans cette humble
mission ; « Benedicamiis Domino I C'est bien à moi
que s'adresse cette invitation , car voici que le bon
Dieu, voulant bien me permettre d'annoncer son
Évangile pendant ce temps des vacances, m'em-
ploie à faire le catéchisme aux enfants des saltim-
banques qui se préparent à leur première commu-
nion. La même œuvre s'exerce aussi durant l'année
auprès des bateliers; et, demain même, un petit
batelier de mes élèves fait sa première commu-
nion dans la chapelle des Sœurs de Notre-Dame de
la Treille... »
Ici je m'ajrête, mes enfants, et je passe la ligne
suivante, où la reconnaissance de Félix signale les
compagnons de son zèle dans le même ministère.
Les noms qu'il y trahit sont les noms de plusieurs
de ceux qui sont encore ici ou qui y étaient hier.
Ces complices du cher apôtre , je ne les dénoncerai
pas; il suffit que Dieu les connaisse. Qu'ils me
laissent seulement leur dire que, au nom de Jésus
petit, pauvre et délaissé, je les bénis!
Mais c'est aux vacances dernières qu'éclata cette
vaillance du jeune volontaire de l'apostolat. Deux
petits saltimbanques furent confiés à ses soins pour
la première communion. L'un des deux était le fils
d'une espèce d'hercule exerçant en même temps
l'industrie de ventriloque : l'enfant s'appelait Zé-
phyre. L'autre avait été trouvé , je ne sais où , par
une montreuse de vues stéréoscopiques : il s'appe-
6*
130 FÉLIX DÉTREZ
lait Fernand. Il fallait voir Félix s'acharaant à ces
deux âmes pour les instruire d'abord, pour les sau-
ver ensuite! Il ne reculait devant rien; et je tremble
encore en lisant qu'il ne craignait pas, le brave
enfant, d^entrer dans la voiture de la montreuse de
vues , de monter, rue de la Vignette , dans le misé-
rable garni de l'hercule ventriloque, et là de prêcher,
de catéchiser, de conquérir ces pauvres, auxquels
il annonçait qu'à eux appartenait le royaume des
cieux. C'était plus habituellement au patronage de
Saint -Michel qu'il donnait ses leçons. Il les donnait
si bien que Zéphyre, lors de l'examen pour la pre-
mière communion et la confirmation, étonna les
prêtres qui l'interrogèrent par sa connaissance de la
doctrine chrétienne. Ce fut le triomphe de Félix que
cette première communion de ses catéchumènes. Il
les accompagna jusqu'à la Table sainte : il était leur
ange visible.
Mais pour Fernand, si sympathique, si intelli-
gent, si bien disposé d'ailleurs, Félix eût voulu
davantage. Cet enfant sans famille que l'on venait
de baptiser, que l'on venait de communier, allait-il
demeurer dans ce foyer de perdition? L'arracher
à ce milieu, à cette misère, à ces périls; assurer
sa persévérance en lui donnant un état ou en le
plaçant à gages chez des maîtres chrétiens, c'avait
été la pensée et c'était devenu l'entreprise d'un
homme de grand bien, qui se dévouait à cette
œuvre comme à tant d'autres œuvres. Mais décider
Fernand à quitter sa vie d'aventure n'était pas
FEUX DÉTRKZ 131
chose £su^e. Ce fdt le travail de Félix. U exhorte >
presse, insiste sur tous les avantages capables
d'être compris d'un enfant de dix ans. Mais d'autres
disaient à Femand que, s'il suivait les Messieurs,
on allait l'enfermer; qu'on ne le fadsait sortir de sa
barraque que pour cela. C'était, on le devine, ses
amis les forains qui lui parlaient ainsi; et, devant
cet épouvantail, Félix avait beau parler, caresser et
prier, l'en&nt pleurait en disant : t On m'enfer-
mera ! » On n'en tirait pas autre chose.
Cependant le temps de la foire expirait; Fernand
allait quitter la ville, on ne le reverrait plus. Le
dernier jour, le jour de l'adieu , fut le jour d'un
dernier assaut. L'enfant n'était pas venu ce jour-là
au rendez-vous fixé par son catéchiste; Félix va le
trouver, le prend avec lui, le conduit au patro-
nage, et là épuise sur lui tous ses raisonnements;
mais tout échoue devant Fidée fixe : « On va m'en-
fermer! » Que faire? A bout de raisons, Félix n'a
plus qu'une ressource : il se jette aux genoux de
l'enfant assis près de lui, et là, les larmes aux
yeux, lui demande à mains jointes d'avoir pitié
de son âme et de ne pas se perdre pour l'éter-
nité!
Ce fut en vain. Il dut se relever sans avoir rien
gagné sur ce pauvre aveuglé , qui dans ses bienfai-
teurs ne voulait voir que des geôliers : « On va
m'enfermer ! » Félix le vit s'éloigner et se mit à
pleurer : a Espérons que le bon Dieu nous le ren-
verra plus tard? » dit- il consterné. Plus tardi
132 FÉLIX DÉTREZ
Fernand reviendra peut-être, mais le catéchiste ne
sera plus là désormais pour le recevoir; ce plus
tard, pour Félix, devait être l'éternité.
Ce jour- là, quand Fapôtre rentra à sa maison,
midi , l'heure du ^déjeuner, était passé depuis long-
temps. Comme on lui témoignait quelque étonne-
ment de ce retard, il s'en excusa sur le ministère
qu'il venait d'accomplir : « Que voulez-vous ! ré-
pondit-il, il s'agissait d'une âme à sauver! »
III
Et cependant ce ministère, si saintement pas-
sionné que déjà il vous paraisse, n'était, dans son
espérance, qu'un apprentissage de celui qu'il devait
exercer un jour. L'étoile de la vocation sacerdotale
s'était levée sur cet enfant; elle s'était montrée à
lui dès son matin, presque sur son berceau. Vous
n'en serez pas surpris quand vous saurez que ce
berceau avait été entouré des plus sanctifiants sou-
venirs ecclésiastiques.
Deux de ses grands-oncles, l'un du côté paternel,
l'autre du côté maternel , avaient servi l'Église : ce
jeune homme était de la tribu de Lévi.
A la fin du dernier siècle et au commencement de
celui-ci, un prêtre de son nom, M. l'abbé Louis-
Adrien Détrez, avait laissé dans ce diocèse de Cam-
brai la mémoire toujours vivante d'un grand homme
de Dieu. On a écrit sa vie. Dernier bachelier en
théologie qu'eût reçu la célèbre Faculté de Douai
FÉLIX DÉTREZ 133
avant sa dispersion , ordonné prêtre à la veille de
l'année 4793, et, pour ainsi dire, sous la hache de
la Terreur; fugitif et caché, et ne reparaissant aux
heures de péril que pour pénétrer, avec l'absolution
et la sainte hostie, dans les cachots des moines et
des prêtres fidèles; se glissant, durant la nuit,
auprès des moribonds qui appelaient son ministère;
le portant de refuge en refuge , à Lille , à Tournai ,
à Loos, à Haubourdin, à la Bassée, jusques aux
portes de Béthtine, dans plus de quarante pa-
roisses qu'il raffermit dans la foi , en se jouant des
délateurs, des soldats, de la mort; emprisonné enfin
et joyeux de ses chaînes que des amis dévoués par-
vinrent enfin à briser; puis, quand revinrent les
jours plus calmes, restaurateur des églises, des
monastères , des bonnes œuvres ; le conseiller des
évêques, le soutien de Pie VII lui-même, qui,
apprenant sa grande réputation de sainteté , voulut
le voir à Fontainebleau , s'entretenir avec lui , et
même, disait -on, se confesser à lui; grand direc-
teur d'âmes et fondateur de la communauté des re-
ligieuses Bernardines d'Esquermes, particulière-
ment regardé comme le père de la maison religieuse
de l'Enfant-Jésus; incarcéré de nouveau au moment
des Cent jours; refusant les dignités, mais accep-
tant les charges; finalement, entre tant de fonctions
qui lui étaient offertes, n'agréant que la moins
aimable à la nature , et se dévouant au service des
deux mille détenus de la prison de Loos; l'ami des
pauvres, le frère des petits, le serviteur de Marie
134 FÉLIX DÉTREZ
en son sanctuaire de Notre- Dame, à l'ombre duquel
il vécut et il voulut mourir, en 4832 : tel était cet
arrière -grand- oncle.
Ou je me trompe grandement, ou de pareilles tra-
aitions sont, dans une famille, une noblesse qui
oblige. Cette obligation, pour Félix, telle qu'il la
comprenait, était de suivre ces belles traces. La
première communion , qui avait montré à ses yeux
l'idéal du chrétien , y avait fait luire en même temps
l'idéal du prêtre. Ce jour-là, il avait mis de côté et
en lieu sûr, pour n'y plus toucher, les jouets qui
lui avaient servi à simuler les offices de l'Église :
Cum Gssem parvulus, loquehar ut parvulus, sapie-
ham ut parvulus, cogitabam ut parvulus. Mainte-
nant qu'il est devenu homme , ce ne sont plus ces
simulacres enfantins qu'il lui faut : Factus autem
vir, evacuavi qux erant parvuli. Je dis homme,
vir : c'est trop peu; déjà il sait qu'il sera prêtre; et
comme cela est écrit fortement dans son cœur,
vous ne vous étonnerez pas que cela soit écrit fré-
quemment dans ses notes ; la plume écrit comme la
bouche parle , de l'abondance du cœur.
Une première marque de prédestination à l'hon-
neur du sacerdoce c'est le respect des âmes. Notre
Félix s'était fait une loi , à l'exemple des saints , de
ne jamais traiter avec qui que ce soit sans commen-
cer par saluer l'ange gardien de ce frère. Il se rap-
pelait la parole par laquelle le Seigneur, parlant
des petits enfants , déclare que leurs anges voient
la face du Père qui est au CieU
FÉLIX DÉTREZ 135
C'est une autre marque de prédestination à la
mission sacerdotale que le zèle de la gloire de Dieu.
Félix en était dévoré. Au mois de juin de Tannée
dernière , quelques congréganistes s'étaient engagés
à la communion des neuf vendredis en l'honneur du
sacré Cœur. Mais arrivent les vacances : la neu-
vième communion n'est pas encore faite. Ne va-t-on
pas l'oublier dans la dispersion? Félix s'en émeut,
vient en dire son inquiétude au collège; puis spon-
tanément il écrit à chaque confrère un billet qu'il
va porter lui-même, de maison en maison, dans
tous les quartiers de la ville et des faubourgs. Il lui
en coûta de longues courses et le sacrifice de toute
une journée de vacances. Mais qu'importe? Jésus-
Christ allait être glorifié par une communion !
C'est une autre marque , et plus particulière , de
prédestination à l'honneur du sacerdoce que le res-
pect pour le prêtre. Notre Félix le portait jusqu'à
une sorte de culte. Il n'est pas rare de lire dans ses
résolutions : « Je veux être docile à mon directeur
en tout, me rappelant que ce n'est pas un homme
qui me parle, mais Dieu lui-même. » Un jour qu'il
était allé en pèlerinage à Loos , un de vos maîtres le
vit, sur le seuil du presbytère, s'agenouiller devant
un des prêtres de la Mission qui desservent cette
église, et le prier de lui donner sa bénédiction.
Cette maison de Loos, où le portrait de son saint
oncle est en honneur, avait d'ailleurs l'avantage de
lui rappeler ainsi le type à la fois le plus cher et le
plus élevé de la sainteté dans le prêtre.
136 FÉLIX DÉTREZ
Quelques-uns de vous, mes chers fils, se sou-
viennent sans doute d'un vénérable Père Jésuite ,
à tète blanche, à barbe blanche, le R. P. Thro, que
vous avez vu souvent monter à cet autel. Il n'enten-
dait plus guère les paroles des hommes, mais il
n'en entendait que mieux la parole de Dieu. Le
charitable Féhx s'était donné à lui, le visitant, le
distrayant dans la longue solitude et le profond
silence auquel le condamnait sa dure surdité.
L'entretien ou seulement la vue de cet enfant lui
était une joie. Quand des décrets prescripteurs for-
cèrent le religieux de chercher un asile au dehors,
Félix l'y allait trouver fidèlement. Puis, lorsque
l'année dernière le missionnaire obtint de partir
pour le Canada, Félix ne l'oublia point. Lui trans-
mettant ses vœux avec ses respects par delà l'Océan,
il lui écrivit une lettre dans laquelle il disait : a Nous
resterons unis par le lien d'or de la prière. » Le
23 août 4883, le missionnaire le remercia par ces
lignes, qui portent le timbre de Trois- Rivières, pro-
vince de Québec :
« Mon cher enfant, votre bonne lettre m'a trouvé
à Trois -Rivières, ma résidence actuelle. Que vous
êtes aimable ! Votre pensée est aussi gracieuse que
l'expression en est touchante. Oui, cher enfant,
vos vœux , comme le vin , ont gagné en valeur en
traversant la mer.
. « Que j'aimais à vous voir à Lille, dans mon gre-
nier, rue des Poissonceaux, n° 5. Hélas! nous ne
nous y retrouverons plus! Mais, comme vous me
FÉLIX DÉTREZ 137
le dites , « nous resterons unis par le lien d'or de la
prière. » C'est bien là l'expression qui burine le reli-
gieux sentiment qui vous anime, tant la piété chré-
tienne est industrieuse pour exprimer ce qu'elle
sent! D
Un autre de ses anciens maîtres, celui-là moins
éloigné, lui envoyait ce témoignage et cet encou-
ragement :
a Soyez donc sage et gai, un peu plus gai
encore que je ne vous ai rencontré l'autre jour, rue
d'Angleterre. Pourquoi ne seriez -vous pas gai,
bon petit enfant de Dieu? Est-ce que Dieu n'est pas
un Père? Et quel Père! Adieu, cher Félix. Sis bonus
Felixque tuis, d
Il était gai pourtant le jeune homme que vous
avez connu. Mais il y avait des heures où , retom-
bant sur lui-même et se plaçant en face de sa con-
science d'un côté, de son idéal de l'autre , il s'at-
tristait, s'inquiétait de se voir si au-dessous de ce
qu'il avait entrevu dans ses lectures ou ses mé-
ditations. De là des tremblements, des scrupules,
des angoisses que seule pouvait faire taire la voix
de l'obéissance, toujours sacrée pour sa foi.
Son rêve, à lui, l'idéal de sa vie, c'était la per-
fection; et non plus seulement la perfection du
chrétien , non plus même la perfection du prêtre. Il
s'en était fait un autre, comprenant ces deux -là,
mais les dépassant encore; et ici je vous dois une
révélation qui n'en sera pas une pour plusieurs
d'entre vous : Félix voulait être religieux.
138 FÉLIX DÉTREZ
IV
Je n'en suis pas surpris. Quand je lis dans ses
notes qu'il vivait en société habituelle d'esprit avec
les religieux qui sont maintenant glorifiés au Ciel ,
Louis de Gonzague, Stanislas Kostka, Berchmans,
saint Ignace, saint Xavier, le bienheureux Rodri-
guez, le bienheureux Pierre Claver, le bienheureux
André Bobola, comment serais-je étonné qu'il ait
désiré d'entrer dans la compagnie de leurs frères
qui vivent sur la terre?
« Saint Louis de Gonzague, écrit-il, je veux être
pur, comme vous l'avez été. Saint Stanislas Kostka,
donnez- moi les sentiments que vous aviez pour la
sainte Eucharistie. Bienheureux Jean Berchmans,
obtenez -moi la faveur de mourir comme vous, mon ,
crucifix, mon chapelet, mon livre de règle dans les
mains , et dé pouvoir dire : Cum his tribus lihenter
moriar, y> Un autre mois, il écrit : (( Saint Louis de
Gonzague, saint Stanislas Kostka, bienheureux
Jean Berchmans, apprenez -moi comment, pour
Jésus, on doit tout quitter. » Un peu plus loin, je
lis : « Notre père saint Ignace, je veux supporter
vaillamment la chaleur de ce mois de juillet, pour
me préparer à votre fête. » En 4882 sa résolution
était : « Je prierai tous les jours pour l'effet de la
vocation que Dieu m'a fait entendre. » En 4883 il
se tient pour exaucé, et le 4 mars de cette année il
écrit résolument : « Saint François Xavier, obtenez-
FÉLIX DÉTREZ 139
moi la grâce d'être un bon jésuite , et de finir mes
études le plus vite possible, pour partir au noviciat, d
C'est chaque mois que Félix adresse ces billets
à ses patrons du paradis , et qu'il se place sous leur
garde, en face de leur exemple , dans un jour de re-
traite et de communion. C'est aussi de mois en mois
que l'on voit grandir cette clarté supérieure que le
Ciel a fait lever sur sa destinée, jusqu'à ce qu'elle
devienne la pleine lumière du midi , et qu'elle
allume dans ce jeune cœur d'ardentes impatiences
d'offrir son sacrifice.
Ces impatiences généreuses lui donnaient cette
fièvre de travail qui , en préparant le succès de ses
examens , devait hâter le jour où il pourrait entrer
dans la société de laquelle il disait : (( Le monde ne
pourra me donner le vrai bonheur. Il ne se trouve
pour moi que dans la Compagnie de Jésus. »
D'où lui venait cet attrait? car je dois vous l'expli-
quer : ce n'est et ce ne peut être qu'un attrait
d'exception. Pour la plupart, presque tous, vous
êtes appelés, mes enfants, à vivre dans le siècle,
où vous irez porter, parmi les emplois et les devoirs
publics, le type du grand chrétien et du grand
citoyen , serviteur de son pays et serviteur de son
Dieu. Le sacerdoce demande autre chose. Il faut
une grâce spéciale , une grâce de privilège, de rares
dispositions , de grandes préparations , de sublimes
raisons, pour entrer dans un état qui est un état
d'éminenle sainteté et d'héroïques sacrifices. Or
cela n'est pas de l'homme, cela ne vient que de
140 FÉLIX DÉTREZ
Dieu , et voilà pourquoi cela se nomme la vocation ,
c'est-à-dire l'appel particulier de Dieu.
Or Dieu , en ceci , en agit avec vous comme avec
ce jeune homme qui vint trouver Jésus et lui
demanda : « Seigneur, que faut -il que je fasse pour
avoir la vie éternelle? » La réponse du Maître est
bien simple : a Si vous vouler entrer dans la vie,
observez les commandements. » C'est la condition
du salut, c'est le devoir obligatoire, c'est la voie de
tout le monde : il y va de la vie , si vis vitam ingredi.
Que si vous faites ainsi, si vous observez la loi, si
vous pouvez répondre comme le jeune fidèle : « J'ai
observé ces choses depuis mon premier âge, » ahl
le Seigneur aura pour vous le même regard de
dilection qu'il jeta sur lui; car vous êtes de ses
amis ; intuitus eum, dilexit eum; on est toujours
l'ami de Dieu quand on observe sa loi, dans le
monde comme dans l'Église.
Mais si, comme cet adolescent, vous lui demandez
en outre : Quid adhuc mi deest? ce Que me manque-
t-il encore pour être tout à vous? que puis -je faire
de plus pour vous satisfaire? » écoutez ce qu'il dit :
« Si vous voulez être parfait, laissez les biens de ce
monde, faites-vous un trésor dans le Ciel ; venez alors
et suivez- moi. » Mais cela n'est plus l'obligation,
c'est la perfection : si vis perfectus esse; cela n'est
plus le précepte, c'est le conseil : si vis. Le Seigneur
n'y contraint personne; et nous qui sommes ses mi-
nistres nous agissons comme lui. Il y en a alors qui
s'effrayent, même entre les meilleurs, semblables
FÉLIX DÉTREZ 141
à ce même jeune homme que Jésus aimait, et dont
il est écrit que la parole de Jésus le jeta dans la
tristesse : Cum autem audisset verhum adolescens,
abiit tristis. Je comprends ce regret, car l'Évangile
ajoute qu'il était fort riche. Et ce regret était un
remords, car manifestement il était appelé. Notre
Félix ne connut ni ces hésitations ni ces désola-
tions. Jésus lui avait dit : Veni et sequere me.
L'appeler à le suivre, c'était l'appeler à être de sa
compagnie, et le disciple répondit qu'il entrerait
dans la Compagnie de Jésus.
Mais cette grâce de choix, qui la lui avait value?
par la médiation de qui lui venait-elle? C'est le
secret du Ciel. Ce que nous savons seulement, c'est
que près de lui, à son foyer, un encouragement
à entrer dans ces voies lui avait été donné par
l'exemple d'une sœur consacrée à Dieu. M"e Maria
Détrez était entrée au monastère des Bernardines,
qui l'avaient élevée. Instruite, dévouée, modeste
jusqu'à la timidité, cette jeune religieuse promettait
à ce pensionnat une maîtresse excellente. Hélas!
l'état de sa santé ne devait pas lui permettre d'y
exercer d'autre emploi que celui de souffrir; mais
c'est le plus divin de tous , quand on sait souffrir
pour Dieu. Elle s'y était attachée avec une ardeur
passionnée. Comme son état maladif, continuel,
irrémédiable, faisait hésiter à la garder plus long-
temps : (( Plutôt mourir que partir, y> disait l'héroïque
victime. Elle partit néanmoins, mais pour le para-
dis, le 21 décembre 1881.
i42 FÉLIX DÉTREZ
Vous savez déjà combien elle fut pleurée de son
frère. Mais en mourant, celle qu'en religion on
nommait dame Ambroisine avait laissé à Félix autre
chose que des regrets. Elle lui avait montré le che-
min qui conduit au noviciat, et du noviciat au Ciel.
Son jeune frère n'oublia ni Tune ni l'autre de ces
leçons, ce Ouvrez -moi, ma sœur aimée, » Aperi
mihi, soror mea, arnica mea, semblait- il lui crier
avec le Cantique. Elle ne devait pas lui ouvrir la
porte d'une communauté, mais lui ouvrir la porte de
l'éternité ; c'est la congrégation immortelle que celle-
là. Elle y précéda Félix; et lui, la voyant partir, elle
sixième de la famille, semblait dire à tout ce cortège de
frères et de sœurs ses devanciers et ses précurseurs
dans la patrie, la parole que disait le jeune Nivar-
dus, frère de saint Bernard, envoyant le départ des
siens pour le monastère de Giteaux : « Gela n'est pas
juste, mes frères, et je suis réclamant à l'héri-
tage, car vous prenez le Ciel et vous me laissez la
terre. »
Maintenant il les a rejoints; et de tant d'espé-
rances il ne nous reste plus que la douleur de
dire avec saint Jérôme pleurant sur son disciple :
ce II n'est plus, mon Népotien, votre Népotien, le
nôtre, ou mieux encore le Népotien de Jésus-
Christ : Nepotianus meus, tuus, noster, imo Christî,
idcirco plus noster. Il nous a devancé, nous qui
FÉLIX DÉTREZ 143
touchons à la vieillesse, reliquit senes. Et voici que
nous n'avons plus d'autre consolation que celle de
semer ces quelques fleurs d'hommages sur son
tombeau : Super ttimulum ejus epitaphii hujus
flores spargere. Mais encore fa\jt-il qu'au regret
d'avoir perdu un tel fils nous joignions le remer-
ciement de l'avoir possédé si bon : Ne quid minus,
7iec doleas quod talem amiseris, sed gaudeas quod
talemhahuems. Donc, s'il se peut, pour un instant,
fermons notre blessure, faisons taire notre doflleur,
et apprenons ce que fut la beauté surnaturelle de
son heure dernière : Ohligatoque parumper vulnere,
ejus audias laudes, »
Depuis longtemps Félix se préparait à mourir.
La mort qu'il eût souhaitée, vous l'apprendrez, mes
enfants , par cette belle prière de lui : « Bienheu-
reux André Bobola, demandez à mon Dieu que j'aie
la force de mourir et de souffrir d'aussi cruels
tourments que les vôtres , s'il me fallait confesser
Jésus -Christ et sa doctrine. » Mais, quel que fût le
genre de mort que Dieu lui envoyât, il l'envisageiiit
fermement, non sans effroi, mais sans faiblesse :
« La mort, écrivait-il, peut venir demain, dans mon
sommeil, dans mon travail. . . Je la crains, j'en ai peur ;
mais saint Joseph m'obtiendra la grâce d'une bonne
mort. » Enfin, le l^r janvier 1883 : « Une année vient
de se passer; un pas de plus vers la tombe. L'année
qui va s'ouvrir sera peut-être la dernière pour
moi. Il importa donc que je me mette bien au
service du bon Dieu. » Cette année, en effet, fut
\\\ FÉLIX DËTRBZ
In ilt'vnli'Tc année pleine qui lui fut donnée en ce
IIIIUIlIli.
r:Ui! «'achevait quand nous apprimes que la fièvre
ly|ilMiïd(! mettait en grave danger cette pieuse et
liuiocnntc vie. Biçntdt les alarmes furent grandes
Hlllour de ce lit de malade; les prières étaient vives.
I m proposa une neuvaine : c Maria en sera , elle s'y
iinii'a de là-haut, » dit Félix, dont le regard ne se
diHnchait plus de cette sœur couronnée. Et comme,
il ce fcuvenir triste et doux, il voyait que sa mère
i!MMuyait des larmes : a Pourquoi pleurer? demanda
t-il. Ce n'est pas triste d'être au Ciel, Maria y est,
ne la pleurons point, s
Elle pouvait pleurer, cette mère chrétienne, qui,
comme celle dont parle le livre des Machabées, allait
voir tout à l'heure expirer sous ses yeux le septième
enfant que lui prenait la mort : Supra modum mater
admirabilis qux percuntes septem filios conspiciens,
hono anima fîebat, propter spem quant inDeum hàbe-
bat. Il pouvait bien pleurer, ce père septuagénaire
qui, dans cet ûge avancé, se voyait, comme Jacob,
emmener, après tant d'autres, le Benjamin dont le
départ allait condamner ses vieux jours à une mor-
telle douleur : Et deducetis canos meos cnm dolore
•"' '"iferos.
!st pour ménager cette douleur des siens que
se priva de leur faire des adieux qui les
}nt édifiés, mais qui les eussent brisés. La
e raison lui faisait craindre l'appareil funèbre
îerniers sacrements. Quand le Père ministre,:
FÉLIX DÉTREZ i4î5
son directeur, lui proposa de recevoir la sainte
communion, il le vit d'abord tout heureux d'une
annonce qui lui ouvrait les bras de l'Ami éternel.
<( Oh! oui! » s'écria- 1- il avec un profond soupir.
Mais il en fut autrement quand le prêtre ajouta que
le moment était venu de recevoir aussi le sacrement
des malades.
<( Quel sacrement voulez -vous dire? demanda-t-il
étonné.
— L'extrême -onction, mon fils.
— Non, non! » s'écria l'enfant.
Et il y avait dans ce cri une telle énergie, que le
prêtre en fut tout surpris.
c( Comment, Félix, lui dit -il, vous qui aspirez si
vivement au bonheur d'appartenir à Notre-Seigneur
Jésus -Christ, vous avez peur de lui?
— Peur de Jésus? Oh! non. Mais je ne veux pas
effrayer ma mère et lui causer cette peine.
— Rassurez -vous, votre mère est chrétienne;
elle vous aime. Elle sait que ce sacrement est pour
le soulagement du corps comme de l'âme. Ne voulez-
vous pas de ce remède que Notre-Seigneur vous
offre?
— Mais tout le monde ici va pleurer, ma mère ,
mes sœurs, mes frères. »
Et c'était à ces pleurs qu'il ne pouvait se ré-
soudre. Il fallut que le prêtre l'assurât qu'il allait
doucement prévenir la famille et la disposer à ce
coup. Il fallut surtout que le Père en appelât aux sen-
timents, à lui bien connus, du jeune religieux futur :
146 FÉLIX DÉTREZ
« Vous agirez en vrai novice, en fils d'obéis-
sance. »
A ce mot Félix consentit :
a Oui, c'est bien; mais quand sera-ce?
— Tout à l'heure,
— Alors qu'on dispose ma chambre, qu'on y
dresse une chapelle, d
Et lui-même s'occupa de ces préparatifs.
Une faveur qu'il demanda fut que ces derniers
sacrements lui fussent administrés par son direc-
teur. (( Eh bien, répondit celui-ci, je vais faire
cette démarche auprès de M. le curé. Mais s'il faut
se passer de mon ministère, vous offrirez à Jésus ce
nouveau sacrifice avec tous les autres. Vous n'avez
plus , en ce moment , qu'à vous pénétrer des pen-
sées de la foi. Plus aucune attention aux personnes,
aux ministres. Oubliez le monde, et ne voyez que
Jésus qui vient à vous. »
Ce fut un rare spectacle que cette scène de l'admi-
nistration du divin viatique et de l'extrème-onction.
Le sacristain, qui pourtant assiste chaque jour les
prêtres dans cette fonction sacrée, disait tout haut
qu'il ne rencontrait pas souvent de pareilles choses.
(( Que c'est beau! répétait- il, de voir comment ce
jeune homme reçoit le bon Dieu! d
Il est vrai que notre Félix avait tout le Ciel sur ses
traits, dans ses yeux, sur ses lèvres, n était tout
effusion, tout action de grâces, souriant, remer-
ciant, répétant : « Ohl Père, merci, merci; cela
m'a fait du bien. » C'était inénarrable.
FÉLIX DÉTREZ 147
Il demanda que l'autel provisoire disposé pour
cette cérémonie restât dressé devant lui , pour en
rappeler sans cesse le spectacle à ses regards et en
raviver la reconnaissance dans son cœur.
Cependant, depuis le commencement de l'inexo-
rable maladie, nous le visitions, nous le bénis-
sions; nous le trouvions entouré des objets chers
à sa piété, son crucifix, son chapelet, en face de
l'oratoire qu'il s'était élevé, où il avait passé de si
bons instants, où il ne lui serait plus donné de
s'agenouiller. Il nous remerciait de la parole , des
yeux et du sourire ; il nous disait de remercier ses
frères de congrégation et ses frères de classes qui
priaient pour lui. Je lui disais d'espérer ; je lui don-
nais rendez -vous au collège pour la fête de la Pré-
sentation de Jésus -Christ au temple. Mais secrète-
ment je pensais à un autre rendez -vous où l'appe-
laient d'autres frères , et à un autre temple où l'at-
tendait son Dieu. Le dénouement se précipitait , et
l'espérance, s'enfuyant tristement de nos cœurs,
s'éloignait de plus en plus du côté de ce monde pour
se tourner vers l'autre.
Félix y montait déjà par le chemin du calvaire. Il
dissimulait sa souffrance par attention filiale; par
exemple, un jour il s'accusa d'un cri qui lui avait
été arraché par son mal, parce que ce cri avait re-
tenti dans le cœur de sa mère , qu'il avait vue tres-
saillir, puis sortir en s'essuyant les yeux. Il voulait
la faire reposer, durant la nuit du moins; et il ne
se lassait pas d'admirer le dévouement de sa sœur
148 FÉLIX DÉTREZ
Léonie, qui, elle, ne voulait le quitter ni le jour ni
la nuit, prenant là, près de son frère, parmi de
longues fatigues , le germe de la même maladie qui ,
bientôt après, devait donner à sa famille de nou-
velles alarmes.
Ce que Félix taisait par tendresse filiale il le confiait
à Dieu. On l'entendait qui disait, regardant son
crucifix : Crux, ave, spes unica! Parfois c'étaient
des actes de charité parfaite, tels que cet élan de
son cœur : a Oh! qu'il est bon le bon Dieu!... si
bon ! si bon ! »
Une seule pensée l'occupait : celle de sa vocation.
N'était-ce pas le moment de s'ouvrir à ses parents
de son dessein arrêté de se consacrer à Dieu dans la
Compagnie de Jésus? Il profita d'un moment où il
était seul avec sa mère pour lui annoncer confiden-
tiellement, mais déterminément , qu'il entrait, cette
année-là même, après sa rhétorique, au noviciat
de Gemert. Il savait bien que ce n'était pas une telle
mère qui y mettrait jamais opposition ; mais cette
déclaration lui semblait un grand pas en avant vers
le terme.
(( Père, dit-il ensuite à son directeur, j'ai confié
à maman que je voulais entrer, cette année même,
à Gemert.
— Mon enfant , c'est une chose qu'il faut laisser
maintenant à la bonne Providence. Pour l'instant ,
c'est votre vie qu'il faut commencer à donner tout
entière à Jésus- Christ.
— Oui, c'est bien ce que je veux. »
FÉLIX DÉTREZ 149
L'offrande fut faite. En signe d'union à la société
de Jésus , le Père lui remit le crucifix qu'il avait
reçu à ses vœux,
(( Voyez, Félix, lui dit-il, je vous traite en reli-
gieux en vous remettant ce crucifix de ma profes-
sion; je vous le laisse. »
Félix y colla ses lèvres à plusieurs reprises.
« Encore, encore, répétait-il. Il ne me quittera plus.»
Ce fut la dernière fois qu'il put s'entretenir avec
le père de son âme. Quand celui-ci le revit, Félix
ne parlait plus. Seulement il faisait signe de la tète
qu'il acceptait tout ce que Dieu voulait, et qu'il
priait pour ses parents inconsolables. Ses lèvres,
dévorées par la fièvre et les ravages de son mal,
cherchaient le crucifix que ses yeux ne quittaient
plus, et qui ne se détournaient de Jésus que pour se
lever vers le Ciel.
Le voyant offrir si magnanimement son sacrifice ,
maintenant les pieux parents y unissaient le leur.
Comme la mère des M^chabées à son dernier fils
martyr, sa mère lui disait, non des lèvres, mais du
cœur : « Oui, mon fils, regarde le Ciel : peto, note,
ut aspicias ad cœlum. Ne crains point le trépas :
non timeas camificem istum; va partager le sort de
tes frères et de tes sœurs : dignus fratrihus tuis,
effectus particeps ; reçois la mort comme une amie ,
en attendant que, par la même miséricorde, nous
allions à notre tour vous rejoindre tous sept et vous
posséder encore : suscipe moHem ut in illa misera-
tione cum fratrihus tuis te suscipiam. »
i»;0 FÉLIX DÉTREZ
Pendant ce temps-là, ici môme, du haut de ce
sanctuaire, je vous recommandais cette âme frater-
nelle. Je vous disais son agonie, je vous disais
aussi notre profonde édification. Vous nous com-
preniez, vous nous interrogiez; vous vous réunis-
siez dans votre chapelle de la congrégation pour
prêter à votre ami le secours de vos intercessions
auprès de la Mère des mères. Mais un matin il nous
fallut paraître devant vous au pied de cet autel, en
ornements de deuil. Félix venait de succomber, et
celui dont nous portions chaque jour le nom aimé
au Mémento des vivants, nous allions le recomman-
der au Mémento des morts !
C'était le 18 janvier, un jour de vendredi, qu'il
était retourné à Dieu. Ce jour -là, j'en ai la confiance,
il y eut une belle fôte de famille dans le Ciel.
Trois jours après nous en avions, nous aussi,
une autre sur la terre. Comment appeler d'un autre
nom cette pompe virginale des obsèques de votre
frère; ces tentures blanches et bleues, remplaçant
pour lui les tentures funèbres; cette chambre ar-
dente, cet autel, ces statues de Jésus, de Marie, de
Joseph; ces statuettes d'anges agenouillés; ce cer-
cueil revêtu, enveloppé de blancheur; cette profu-
sion de hs, ces couronnes, cette ceinture de l'en-
fant de l'autel? C'est une belle et expressive cou-
tume de votre pays que celle qui éloigne l'appareil
de la tristesse de la dépouille de ceux qui ont quitté
ce monde dans la fleur de la vie, surtout quand ils
l'ont quitté dans la fleur de l'innocence. Cela lui
FEUX DÉTREZ 151
convenait, à lui. A cette vue, je me disais que de ià-
haut Félix devait sourire à une telle solennité et
être content de nous.
Comment ne Teût-il pas été? Il voulait entrer
dans la Compagnie de Jésus, et ce jour de ses
obsèques était précisément celui de la fôte patronale
de la Compagnie de Jésus. Il voulait porter toute sa
vie le nom de son Sauveur, et ce jour de dimanche
était celui auquel l'Église solennise la fête du très
saint nom de Jésus. Cette église, où vous veniez en
foule lui faire cortège , retentissait encore et allait
retentir toute cette journée de chants et d'hymnes,
tels que ceux-ci, que je me plaisais à lire dans
l'office liturgique, à côté de son cercueil entouré
de lumières :
Seigneur, j'ai eu soif de votre saint nom.
Quiconque invoquera^ votre nom sera sauvé,
Void qu'à jamais je me réjouirai dans le Sei-
gneur, et je tressaillirai au nom de mon Jésus.
Le Seigneur a fait en moi de grandes choses, et
son divin nom est saint.
Désormais je vous sacrifierai une hostie de louange,
j'invoquerai ce nom du Seigneur à jamais *.
Déjà même il me semblait l'entendre qui, de l'é-
^ Sitivit anima mea ad nomen sanctum tuum, Domine.
Omnis qui invocavôrit nomen Domini, salvus erit.
Ego autem in Domino gaudebo, et ezsultabo in Deo Jesu meo.
Fecit mihi magna qui potensest, et sanctum nomen ejus.
Tibi sacrificabo hostiam laudis, et nomen Domini invocabo.
(Brbv. roii., Of/ic, SS, Nominis Jesu.)
152 FEUX DÉTREZ
ternelle et béatifique et inamissible société de Jésus,
s'unissait à cet admirable Jubilus de saint Bernard,
que rÉglise nous mettait sur les lèvres en ce jour :
Jesu dulcis memoria ,
Dans vera cordis gaudia ;
Sed super mel et omnia
Ejus dulcis praesentia...
Jesu, flos matris virginis,
Amor nostrae dulcedinis,
Tibi laus, honor nominis,
Regnum beatitudinis. Amen ^.
Amen! ainsi soit- il : c'est par ce vœu que je ter-
mine. Ah ! que cet amen signifie que c'en est bien
fini, et fini pour jamais, avec ces deuils de famille!
Vivez, mes chers enfants, vivez tous, et que le
ministère que j'accomplis aujourd'hui pour un de
vos amis , je n'aie plus à le remplir jamais pour
aucun de vous. Il m'est trop cruel de pleurer sur
les enfants que le Ciel m'avait donnés ; et il ne con-
vient pas que nous, qui sommes déjà, et depuis
bien longtemps, sur l'autre versant de la vie, nous
menions le deuil de ceux qui ne font encore que
mettre le pied dans la carrière.
1 De Jésus l'aimable pensée
Est pour mon cœur une rosée;
Mais plus douce que le doux miel
Est sa présence dans le ciel.
Jésus, fleur que porta Marie,
Jésus, seul amour de ma vie,
Béni soit ton nom glorieux
Dans le royaume des heureux.
FÉLIX DÉTREZ 153
C'est la quatrième fois depuis Tannée dernière
que je paye ce tribut funèbre à la mémoire de mes
jeunes fils, et vous m'êtes témoins qu'ils le méri-
taient tous. C'est là notre consolation; c'est aussi
le sujet principal de notre espérance : nous n'avons
perdu d'eux que la présence visible , l'autre nous
reste; réunis là-haut, ils reforment un autre col-
lège, le collège éternel; ils sont encore nos fils, ils
sont enèore vos frères ; et quand nous élevons nos
regards de ce côté, il nous semble y voir accourir
au-devant du dernier venu ceux que, les années
dernières , nous y voyions partir.
Aussi bien c'est à eux que je m'adresse en finis-
sant; et, les pressant d'accueillir ce nouveau venu
dans leurs rangs, je leur envoie avec confiance cet
invitatoire que l'Église psalmodie près des restes de
ceux qui viennent d'expirer : Subvenite , sancti Dei;
occurrite, angeli Domini.
i( Venez donc, saints, accourez, anges, y> que
nous avons connus, André, Robert, Joseph; venez
au-devant de Félix : occurrite, angeli. Et vous, que
je ne puis oublier dans ces diptyques de notre École,
vous dont le départ a précédé de peu de semaines
celui de cette jeune âme, serviteur de Jésus, vé-
nérable frère Hourdin, qui fûtes bien un saint de
Dieu, vous aussi venez prêter l'assistance de vos
longs mérites à l'enfant d'un collège que vous avez
aimé, à l'aspirant qui voulait porter dans votre
Compagnie le même nom que vous : Subvenite,
sancti Dei! Vieux et jeunes, saints et anges, unis-
7*
154 FÉLIX DÉTREZ
sez-vous, et tous ensemble introduisez dans le Ciel
cette âme altérée du Ciel : Suscipientes animam
€JU8, afférentes eam in conspectu Altissimi,
« Et vous, Seigneur Jésus, qui l'aviez appelée
à vous appartenir, recevez-la sur votre cœur : susci-
piat te Christus qui vocavit te; qu'elle y repose
à jamais dans le sein de ses aïeux, et in sinum
Ahrahœ deducant te; et qu'elle y demeure au sein
de la famille immortelle dont vous êtes le Père.
Ainsi soit-il. y>
LE MANDATUM DU JEUDI SAINT
Conformément à rinsUtution de la sainte Église,
Tusage du collège, comme celui d'un grand nombre de
paroisses , est de célébrer le jour du Jeudi saint la céré-
monie dite du Mandatum. Nous y appelons seulement
les congréganistes des premières divisions.
Douze enfants pauvres sont rangés dans le sanctuaire,
OÙ, après le chant de PEvangile qui raconte comment
Jésus lava les pieds de ses apôtres, le célébrant, suivant
ce divin exemple, se met à genoux devant ces douze
pauvres et leur lave les pieds, quMl essuie et baise en-
suite , selon le cérémonial.
Le diacre et le sous-diacre, puis les prêtres et les di-
gnitaires des Congrégations viennent de même leur baiser
les pieds à genoux.
Une des Congrégations a, chaque année, à tour de
rôle, rhonneur de remettre à chacun de ces petits
pauvres une aumône en argent et une autre en nature,
par la main de son préfet.
LE MANDATUM DU JEUDI SAINT
EXHORTATION
Ayant le layement et le baisement des pieds.
Mes chers Fils,
La cérémonie à laquelle vous assistez, à laquelle
vous allez vous-même participer, n'est pas un vain
spciptacle. Vous y avez été conviés à un titre parti-
culier, en qualité de congréganistes , donc par un
privilège qui suppose justement que plus que les
autres vous en comprenez la signification, et que
plus que les autres aussi vous en recueillerez des
fruits de grâce et de salut. Aussi bien Jésus-
Christ, notre augi:^te précepteur, a-t-il déclaré
lui-même à ses disciples qu'il ne l'avait voulue et
instituée que pour cela.
Regardez, Voici rangés en couronne, dans ce
sanctuaire, ces douze pauvres enfants qiii repré-
sentent les douze apôtres, ces pauvres pêcheurs
158 LE MANDATUM DU JEUDI SAINT
que le Seigneur Jésus, en ce môme jcuir du Jeudi
saint, avait réunis dans le Cénacle. Ils sont pieds
nus. Qu'attendent -ils? Il n'y a qu'un instant, le
diacre chantait cette page de l'Évangile où il est
raconté que Jésus prit un linge et en ceignit ses
reins , prit de l'eau dans un bassin et se mit à laver
et à essuyer ensuite les pieds de ses apôtres , avec
une humilité et une charité qui les confondait d'é-
tonnement et d'amour. Or voici qu'à son exemple,
moi son prêtre, je vais me ceindre de ce linge que
vous voyez là : Cum accepisset linteum, prxdnxit
se. Je vais, comme lui, prendre ce bassin et y ver-
ser de l'eau : Mittit aquam in pelvim, et puis,
comme lui encore, laver les pieds de ces petits et
les essuyer de ce linge : Et cœpit lavare pedes
discipulo^^m et extergere linteo. Qu'est-ce que tout
cela signifie? Cela signifie, mes chers fils, qu'un
commandement nouveau , mandatum novum, nous
a été donné : le commandement de nous aimer, le
commandement de nous servir; celui dont Jésus-
Christ, notre modèle, disait en c^tte même journée :
flc Je vous ai donné l'exemple, afin que ce que j'ai
fait pour vous, vous le fassiez de môme les uns
aux autres. »
Et vous, obéissant à ce mandat divin, vous, les
congréganistes et conséquemment les apôtres de
chacune de vos divisions, voici que dans un instant
vous allez vous traîner, les uns après les autres, aux
genoux de ces malheureux, poser vos lèvres sur
leurs pieds nus et mettre l'aumône dans leurs
LE MANDATUM DU JEUDI SAINT 159
mains, avec une humilité qui n'a d'égale que la cha-
rité qui vous dévoue à leur service, devenu depuis
Jésus- Christ un service divin.
Ah! avancez, ne craignez point! Point de ces
délicatesses que n'ont pas connues ou qu'ont vain-
cues les saint Louis, roi de France, les sainte Eli-
sabeth de Hongrie , les sainte Jeanne de Qiantal, et
combien d'autres qui, certes, étaient de plus grands
seigneurs que vous. A genoux devant les pauvres ,
comme devant Jésus- Christ : telle est votre place,
mes chers fils, non seulement pour aujourd'hui,
mais pour votre vie tout entière ! Entendez là-dessus
le Seigneur : « Vous m'appelez Maître et Seigneur,
dit -il en se relevant, et vous avez raison. Or si moi,
votre maître, je vous ai traités avec ce respect,
vous devez à votre tour vous traiter de même
sorte. »
Eh bien, mes chers fils, étant de la condition
dont vous êtes pour la plupart, il arrivera que vous
aussi,vous aurez un jour des serviteurs, des ouvriers,
des employés, de3 hommes qui vous seront assujet-
tis. Dans votre maison, votre terre, votre comptoir,
votre atelier, votre usine, votre administration,
votre escadron, votre régiment, on vous saluera,
vous aussi , du ïiom de chef, de maître ou de pa-
tron ; et vous le serez en effet. Mais , ne l'oubliez
pas , vous ne serez jamais plus maître que lorsque
vous vous ferez serviteur par amour, mais ne serez
jamais plus grand que lorsque vous vous serez fait
volontairement petit. L'autorité ne vous est donnée
160 LE MANDATUM DU JEUDI SAINT
que pour Texercer dans la bonté. Elle a d'ailleurs
pour elle-même si grand besoin de ce tempéra-
ment d'humilité et de charité, et, faute de ce contre-
poids, elle court tant de risque de se précipiter aux
écueils de l'orgueil et de la violence!
Que ferez-vous donc? Vous rétablirez vous-même
l'équilibre social par une abdication volontaire de
votre grandeur entre les mains de Jésus pauvre.
Chaque jour, chaque semaine du moins , las de la
charge d'avoir à commander les hommes, vous vous
déroberez pour une heure à un pouvoir importun ,
vous gravirez l'escalier croulant de quelque man-
sarde; et là, assis au foyer de quelque misérable,
au chevet de quelque infirme, que vous appellerez
votre frère , votre main dans sa main , vous vous
referez chrétien dans cet abaissement, parce que
vous vous rapprocherez de la grandeur humiliée
du Maître qui, étant Dieu, s'est néanmoins anéanti
jusqu'à se faire esclave et mourir comme tel.
Ne vous effrayez donc pas d'entendre les guides
des âmes donner à de jeunes hommes des conseils
tels que celui-ci, que je crois avoir lu dans le Père
Lacordaire : « Ayez un pauvre à vous, visitez-le sou-
vent; et là, lorsque vous serez seul à seul avec lui,
mettez- vous à ses pieds comme aux pieds de Jésus-
Christ, demandez -lui la permission de baiser ses
haillons, ses infirmités, ses plaies, si vous en avez
le courage... »
Je m'arrête, mes chers fils, vous ne seriez pas
capables de comprendre ces choses. Mais il est une
LE MANDATUM DU JEUDI SAINT 161
chose du moins que votre cœur a comprise, un
devoir que tout vous rappelle ici, dans cette jour-
née de la Cène, dans cette chapelle qui, ce matin,
était le Cénacle pour vous.
D y a quelques heures donc, ici même , vous avez
reçu Jésus-Christ, Dieu des pauvres, dans la sainte
communion de son corps et de son sang. C'était
votre grande communion, la communion pascale;
et maintenant encore, tout pleins de sa présence di-
vine, vous lui demandez du fond de ce cœur efifrayé
de sa dette et de son indigence : « Maître, que puis-
je faire pour vous qui m'avez tant donné , en vous
donnant vous-même? » Mes chers fils, ètes-vous
sincères quand vous parlez ainsi? Est-il bien vrai
que vous désirez payer Jésus de retour? Eh bien,
écoutez sa réponse : ce Ce que vous aurez fait à l'un
de ces petits, vous l'aurez fait à moi-même. » A lui-
même? est-ce possible? Oui, le Maître l'a dit. Allons
donc à ces petits, c'est Jésus-Christ encore. Com-
muniants de ce matin, mettons notre action de
grâces à leurs pieds, dans leurs mains : ce senties
mains de Jésus, ce sont les pieds de Jésus; et, les
prenant, les adorant, comme les membres d'un Dieu
caché sous ces humbles espèces et apparences du
pauvre, allons et tâchons, s'il se peut, de lui rendre
amour pour amour : Et tenuerunt pedes ejus et ado-
raverunt Eum,
XI
MESSE ET ADIEUX D'UN MISSIONNAIRE
Le 25 mars 1884, un des ancieDS élèves du collège
Saint- Joseph , M. Tabbé Paul Gennevoise, prêtre du sé-
minaire des Missions étrangères, venait, peu de jours
après son ordination, célébrer une de ses premières
messes dans notre Ecole, en présence de nos enfants et
de plusieurs membres de sa famille, à laquelle il était
venu faire ses adieux avant de s^embarquer, quelques
jours après, pour la mission de Siam.
Ce fut une fête pour le collège, qui s'honore d'avoir
donné déjà plusieurs apôtres aux missions étrangères. Ce
fut aussi une récompense et un encouragement pour le
concours généreux que les élèves de toutes les divisions
apportent aux œuvres de la Propagation de la foi et de la
sainte Enfance, auxquelles ils contribuent annuellement
pour une somme importante (de 16 à 1800 fr.), dignes
eu cela d'un diocèse qui se place aux premiers rangs
pour ses offrandes annuelles à ces deux grandes œuvres.
XI
MESSE ET ADIEUX D'UN MISSIONNAIRE
ALLOCUTION
Prononcée à la Messe célébrée au collège par M. Paul Genneyoise ,
ancien élèye, prêtre des Missions étrangères,
missionnaire apostolique à Siam ,
le 25 mars 1884, fête de T Annonciation.
Mes chers Fils,
C'est un de vos frères d'autrefois , devenu prêtre
depuis quelques jours; qui va monter ce matin à
cet autel du sacrifice, au pied duquel il a communié
tant de fois.
ê
Que s'est-il donc passé, et en lui et pour lui?
Exactement ce qui s'est passé en Marie dans ce
mystère de l'Annonciation et de l'Incarnation que
nous célébrons en ce jour. Un jour l'ange de Dieu,
le ministre de Dieu, l'a visité, comme Marie, ici,
dans sa jeunesse. Il lui a dit que lui aussi, étant pur,
étant vierge, étant un enfant de grâce et de béné-
diction, donnerait Jésus -Christ au monde; que la
166 MESSE ET ADIEUX D*UN MISSIONNAIRE
force du Très-Haut assisterait sa faiblesse en le cou-
vrant de son ombre, et que Celui qui naîtrait de lui
dans le saint Sacrement serait appelé le saint de
Dieu! Le jeune homme a tressailli de reconnais-
sant à cet appel : Fiat tnihi secundum verhum tuum!
Et c'est pourquoi, ces jours derniers, Celui qui est
le Tout-Puissant a fait en lui de grandes choses par
l'ordination. Et c'est pourquoi vous allez voir se
renouveler entre ses mains le mystère de Nazareth
dans celui des autels : c'est par lui que tout à
l'heure « le Verbe sera fait chair et habitera parmi
nous ».
Mes très chers fils, laissez-moi vous le dire, ces
vocations sacerdotales , chaque fois qu'elles viennent
à éclore au sein de notre collège , me font bénir et
remercier Dieu par- dessus tous ses autres bien-
feits. C'est la grâce des grâces pour ceux qui en
sont favorisés ; c'est le signe de la complaisance du
Ciel sur la maison tout entière. Une nation est une
bonne nation, une province est une bonne pro-
vince , une famille est une bonne famille qui produit
des prêtres , et beaucoup de prêtres. Il en est de
même d'un collège. C'est une terre saine que celle
où Jésus-Christ cherche et trouve ceux que lui-même
a nommés « le sel de la terre » ; c'est un ardent foyer
que celui auquel il allume « la lumière du monde ».
Et puis ces fils de l'autel sont ici comme le levain
mêlé à la pâte dont parle l'Évangile : ils la font lever
et lui donnent son goût et sa saveur. Dans une mai-
son comme la nôtre, laïque par destination, le bien-
MESSE ET ADIEUX D'UN MISSIONNAIRE 167
fait de cet élément est d'élever le niveau de la
vertu commune en faisant paraître au-dessus d'elle
l'idéal du sacerdoce, c'est-à-dire de la vertu hé-
roïque, sublime.
Enfin ne vous semble- 1- il pas que Dieu doit
abaisser des regards d'une bienveillance toute par-
ticulière sur une maison dans laquelle ces dévoue-
ments , depuis quinze ans , se succèdent sans inter-
ruption, se multipliant de jour en jour? Comptez le
nombre de ceux qui sont sortis d'ici pour aller se lier
à Dieu par -ces nœuds éternels, soit dans le clergé
séculier, soit dans les ordres religieux! En vérité,
mes chers fils, nous avons bien payé notre dîme à
la tribu de Lévi. Il me semble que Dieu doit être
content de nous. Et nous le lui devions bien, nous
qui avons tant de motifs d'être contents de lui !
Mais aujourd'hui c'est un don encore plus excel-
lent dont le Ciel nous gratifie. Celui que nous re-
voyons ce matin dans ce collège, entouré de sa
famille, demain, ou après -demain, il va quitter et
amis, et famille, et patrie. Cette visite, c'est un
adieu; ce prêtre, c'est un missionnaire; ce mission-
naire, c'est un apostolat. Des contrées lointaines
l'attendent; il part. Reviendra-t-il jamais?... Je puis
dire cela devant vous, mon cher frère en Jésus-
Christ, sans effrayer votre courage; car je sais que
même la gloire de l'apostolat ne vous suffit pas, et
que votre jeune et grand cœur, tout épris de Jésus-
Christ, ne sera pas satisfait tant qu'il n'aura pas
obtenu encore celle du martyre.
168 MESSE ET ADIEUX D*UN MISSIONNAIRE
Allez donc porter à ce Dieu crucifié par amour ce
suprême et généreux témoignage de Tamour. Allez,
fils d'obéissance, allez par delà les mers plan-
ter la croix de Celui qui se fit pour vous obéis-
sant jusqu'à la mort de la croix. Aussi bien votre
part est belle, et vous n'avez pas à craindre que
le champ qui vous est ouvert ne puisse suffire
à l'immensité de votre ambition de labeurs et de
douleurs. Regardez plutôt.
Mes chers fils , à quatre mille lieues environ de
notre France, entre l'océan Indien et le grand
Océan, s'étendent de vastes régions qui, descendant
graduellement du ^rand plateau asiatique, forment
la péninsule déchiquetée de l'Indo- Chine, où le
royaume de Siam occupe la plus grande place. Il y a
deux cents ans, le plus illustre de vos archevêques
de Cambrai , Fénelon , prêchant à Paris dans cette
même église des Missions étrangères d'où sort notre
frère d'aujourd'hui, parlait ainsi des espérances que
cette contrée infidèle donnait à la religion : « C'est
à Siam, disait -il, que se rassemblent les hommes
de Dieu. C'est là que se forme un clergé composé
de tant de langues et de peuples sur qui doit dé-
couler la parole de vie; c'est là que commencent
à s'élever jusque dans les nues des temples qui
retentiront des divins Cantiques. »
Siam! voilà, mon cher frère, votre patrie de
demain. Fénelon, qui a béni vos pères, doit vous
bénir aujourd'hui : vous répondez à ses vœux. Et
moi qui, <^s serviteurs de Dieu, envie
MESSE ET ADIEUX D'UN MISSIONNAIRE 169
votre bonheur, je veux vous redire encore, avec ce
grand évêque, ces paroles du même discours :
a Que ne puis -je aujourd'hui m'écrier, comme
Moïse aux portes du camp dlsraël : Si quelqu'un
est au Seigneur, qu'il se joigne à moi I Dieu m'en
est témoin, Dieu devant qui je parle. Dieu à la face
duquel je sers chaque jour... Seigneur, vous le savez
que c'est avec confusion et douleur qu'admirant
votre œuvre , je ne me sens ni les forces ni le cou-
rage d'aller l'accomplir. Heureux ceux à qui vous
donnez de le faire! Heureux moi-même, malgré ma
faiblesse et mon indignité , si mes paroles peuvent
allumer dans le cœur de quelque saint prêtre cette
flamme céleste dont un pécheur comme moi ne mé-
rite pas de brûler I »
Mais du moins, mon cher frère. Dieu ne m'a pas
refusé d'admirer et de vénérer ce que je ne puis
imiter ; et il y a bien longtemps que , par sa grâce ,
toute gloire humaine a pâli devant la gloire de ces
conquérants des âmes. Il y a plus de trente années
qu'elle m'a été révélée providentiellement, dan?
votre église des Missions étrangères à Paris, of?
j'avais été conduit, sans le savoir, à cette inefî'able
cérémonie du départ des missionnaires et du baise-
ment de leurs pieds, à laquelle j'assistais pour la
première fois , dans une circonstance qui en faisait
jaillir pour moi une éloquente leçon. C'était le soir
même du jour où la Sorbonne venait, après de
laborieux examens, de me conférer un grade auquel
j'attachais trop de prix; et là, à genbux dans le
8
170 MESSE ET ADIEUX D*UN MISSIONNAIRE
sanctuaire, aux pieds de ces jeunes hommes qui
allaient partir un instant après pour cueillir de tout
autres palmes, et qui joyeux, radieux, chantant le
psaume du départ, daignaient me relever et me re-
cevoir, moi aussi, moi inconnu, dans leurs bras...
le pauvre docteur de quelques heures se trouvait
bien petit, et il n'estimait vraiment grand que celui
dont le Seigneur a dit dans TÉvangile : Qui sic do-
cueHt et fecerit, hic magnus vocahitur in regno
cœlonim !
Mais que parlé- je de moi, jeune et cher confrère,
lorsque j'ai la pensée et le cœur uniquement plein de
vous? A vous donc nos vœux, missionnaire de
Jésus-Christ, évahgéliste de la paix, qui allez
demain porter la bonne nouvelle près des régions
où présentement la France porte le hasard de ses
armes. Ce sont des millions d'âmes en ruine qui
crient vers vous comme cet homme de Macédoine
que saint Paul vit en songe sur les ruines de Troie :
« Viens vers nous I » Allez sous un autre ciel , au
bord de ces grands fleuves qu'ombragent les bam-
bous, que bordent les palmiers, où boivent les
éléphants, au sein de cette nature grandiose où tout
chante la gloire d'un Dieu qui n'y est pas connu.
Allez, au pied de ces montagnes qui cachent les
rubis et les saphirs dans leurs flancs, présentera
ces multitudes aveugles cette perle de l'Évangile,
qu'il faut acquérir à tout prix pour acheter le
royaume des Cieux. Allez montrer à ces pèlerins de
Siam et de Bangkok , qui cherchent sur les collines
MESSE ET ADIEUX D'UN MISSIONNAIRE 171
les traces sacrées de Bouddha, les traces divines de
celui qui seul est le « saint Pasteur ». Relevez -les
de la poussière où ils sont prosteraaés devant la face
de leur roi, pour leur faire adorer le vrai «c Maître
de la terre » , le vrai o: Maître de la vie » , et de la
vie éternelle.
Sans doute , soyez désormais tout entier à cette
famille que Jésus -Christ vous donne , mais ne cessez
pas pour cela d'être encore à tous ceux que vous
laissez ici. Parfois, lorsque, errant sur les rives du
Menam ou dans les forêts du Laos, vous reporterez
votre souvenir vers l'Europe et la France, que vous
aurez quittées pour l'amour du Seigneur, si le regard
de votre cœur, perçant la profondeur de l'horizon
des mers , vient à rencontrer dans le lointain l'école
où vous fûtes formé, les maîtres et les amis que
vous y avez laissés , élevez pour eux vers le Ciel vos
mains chargées du prix des âmes que vous aurez
sauvées. Votre prière les servira comme faisait jadis
votre exemple; et qui sait si. Dieu aidant, des
germes de vocation et des excitations à marcher sur
vos traces n'écloront pas dans l'âme de quelques-
uns de vos jeunes frères, sous cette bénédiction
qui aura traversé l'immensité des océans pour arri-
ver jusqu'à eux?
Quoi qu'il en soit , vous , mes chers fils , vous
vous souviendrez désormais que vous tenez à l'apo-
stolat des Missions étrangères par des liens de
famille. Ici déjà prospère et fleurit parmi vous
l'association de la Propagation de la foi, versant
172 MESSE ET ADIEUX D'UN MISSIONNAIRE
chaque année pour cette œuvre du premier ordre
des sommes considérables, dont je ne saurais assez
bénir votre charité. On vous demandera de placer
votre nom, si déjà vous ne Tavez pas fait, sur les
listes d'honneur de cette grande aumône catho-
lique, et vous l'y placerez. Peut-être un jour, dans
votre contrée, votre ville, votre paroisse, on vous
demandera d'en être les zélateurs volontaires et les
organisateurs; c'est une mission à accomplir, et
vous l'accomplirez. Plus tard, devenus soldats,
marins, magistrats, consuls, on vous demandera
de porter, de protéger, de défendre sur les mers
ou sur les côtes les missions et les missionnaires :
vous les transporterez, vous les protégerez. Enfin,
qui sait? peut-être un jour, hommes publics,
on vous demandera votre parole ou votre suf-
frage pour le soutien de ces grands serviteurs de
l'Église , de la civilisation et de l'honneur du nom
français : vous les soutiendrez. En vérité, c'est bien
le moins que nous puissions faire pour une si belle
cause; c'est bien le moins qu'on donne quelque
cflose de son temps, de ses forces, de son bien, de
son cœur, pour ceux qui payent de leur vie le salut
de leurs frères.
XII
PÈLERINAGE k NOTRE -DAME -DE -LA -TREILLE
ET
ANNONCE DE LA FONDATION
DE L*ÉCOLE DE SAINT-LOUIS-DE-GONZAGUE
JUIN 1884
NOTICE
SLR LA FONDATION DE l'ÉCOLE DE SATST- LOUIS- DE -GONZAGUB
Dès le 2 novembre 1883, une réunion plénière des ac-
tionnaires de la société civile du collège Saint- Joseph
avait été saisie par nous du projet d^étabiir une succur-
sale de cette école >dans un quartier plus central, pour
les plus jeunes enfants qui ne pouvaient, à cause de leur
âge, arriver jusqu'à nous.
La société donna son entier assentiment à ce projet,
présenté et démontré comme très opportun par M. le
Supérieur. On a étudié sur un plan de la ville les
quartiers où un tel établissement serait le mieux placé
pour recruter des élèves à l'éducation chrétienne. On dé-
cida que cette étude serait poursuivie , qu'on chercherait
entre les maisons à louer ou à vendre celles qui pour-
raient se prêter à recevoir ce petit collège, et qu'en
attendant on prierait.
C'est plus tard, le vendredi 4 mars 1884, que fut con-
clu l'achat d'un ancien pensionnat, rue Masurel, proche
l'église Notre-Dame-de-la-Treille, tout au bord de la
Deûle, qui en baigne les murs. On se mit aussitôt aux
travaux d'appropriation.
Dans le dessein premier, la aouvelle maison devait
avoir le même Supérieur que le collège Saint -Joseph,
dont elle eût été regardée comme une annexe , et les for-
malités furent remplies en conséquence. Mais l'autorité
académique s'étant refusée à considérer comme annexe
une école aussi distante de la maison principale, la fon-
dation reçut un supérieur particulier dans la personne du
R. P. Motte, à qui succéda ensuite le R. P. Dubuisson,
qui la dirige actuellement suaviter et fortiter.
Elle prit le nom d'école de Saint-Louis-de-Gonzague,
reçut plus tard une classe de sixième, et compte aujour-
d'hui près de cent petits enfants qui en font la joie et
l'honneur, et dont une partie est déversée chaque année
dans le grand collège.
XII
PÈLERINAGE A NOTRE -DAME -DE- LA-TREILLE
ET
ANNONCE DE LA FONDATION
DE L'ÉCOLE DE SAINT-LOUIS-DE-GONZAGUE
JUIN 1884
Mes chers Enfants,
Nous sommes ici au foyer de notre famille divine,
et cette maison est celle de notre Mère du Ciel.
Nous lui devions cette visite. L'antiquité, même
païenne , que vous étudiez , connaissait et accom-
plissait le rit du pèlerinage. Elle lui donnait un
autre nom. C'étaient les théories sacrées qui chaque
année amenaient à Délos les citoyens, qui dépo-
saient des couronnes de fleurs sur les autels de
Diane. Nous avons mieux ici que la Diane -Arté-
mis , mère du dieu Apollon ; le pèlerinage de ce
jour nous a conduits aux pieds de la Mère de
Jésus, « Dieu de Dieu, lumière de lumière et
vrai Dieu fils du vrai Dieu. » Nous avons mieux
ici que la Minerve antique, déesse de la sagesse,
176 PÈLERINAGE A NOTRE - DAME - DE - LA - TREILLE
car celle que nous venons honorer et invoquer est
le <c Siège d'une sagesse » qui n'est autre que le
Verbe descendu du sein même de Dieu dans le sein
d'une Vierge de la terre : De qua natus est Jésus qui
vocatur Christus.
Je regarde d'abord autour de ce sanctuaire, et les
paroles que j'y vois, gravées ici sur la frise, sont une
instruction que je recueille pour vous comme pour
moi. Lisez -les : Posuerunt me custodem civitatis :
<( Ils m'ont établie gardienne de la cité. » En effet, mes
enfants , telle est en quatre mots la raison de notre
visite. Une cité existe, que nous venons demander
à la Reine du Ciel de garder contre l'ennemi qui la
menace de toutes parts. — C'est d'abord la cité de
Dieu , cette sainte Église que Jésus- Christ a nom-
mée lui-même « la Cité placée sur la montagne » , et
dont les méchants ont juré Fextermination. Marie
la défendra : Custodem civitatis/ — C'est ensuite la
cité de l'homme, la ville de Lille, ville chrétienne
sans doute, place forte de la foi et de la charité,
mais dont un ennemi intérieur est occupé à miner
l'antique fondement religieux dans les souterrains
ténébreux de ses sociétés secrètes; Marie le re-
poussera : Custodem civitatis. — C'est encore une
autre cité, celle de la famille et de l'école. Là, en
nos jours de malheur, l'enfant est sans cesse aux
prises avec les suppôts d'Hérode, « qui en veulent
à son âme » , comme il est dit de Jésus : Marie le
défendra : Custodem civitatis.
Eh bien, puisque tout, en ce lieu, vous parle et
PÈLERINAGE A NOTRE -DAME- DE -LA -TREILLE 177
VOUS appelle, le passé, le présent, l'avenir, que
ferez -vous en conséquence et qu'apporterez- vous
ici aux pieds de votre patronne? Apportez -y vos
souvenirs, apportez -y vos prières, apportez -y vos
espérances.
Apportez-y vos souvenirs, vos pieux souvenirs
4'histoire. Le nom de Marie y est écrit à la première
page. Et, en effet, si je m'enfonce dans la profon-
deur des âges, que vois -je ici originairement? De
vastes forêts placées sous la main de forestiers plus
m
féroces que les bêtes fauves. Et puis, des mœurs
encore plus sauvages que les hommes : là une
femme, une mère, une persécutée qui, dans sa
détresse, reçoit la visite de Marie et par elle la pro-
messe d'un puissant libérateur. ville de Lille, tu
reconnais les légendes de ton berceau : c'est depuis
le jour de ta naissance que tu es à Marie; et qu'elle
est bien pour toi l'étoile du matin î
Voici le moyen âge. Un homme, un moine, un
docteur, un saint, sorti des solitudes austères de
Clairvaux, « la vallée d'absinthe, » arrive dans ce
pays, que sa parole soulève pour la défense des
saints Lieux. Mais, en vous donnant la croix, saint
Bernard en même temps vous prêche le culte de
Marie, dont son cœur est un autel; et par lui vous
voyez s'élever près d'ici notre première abbaye cis-
tercienne de Loos , et son sanctuaire dédié à Notre-
Dame-de-Grâce : Custodem civitatis.
Nous sommes au xv« siècle; c'est en 1430. L'ordre
de la Toison d'or vient d'être institué dans la ville
8*
178 PÉLERIIfAGC A BK)TRE-DA]fE'DE-LA-TBflILLC
de Bruges; et Philippe le Boa, votre comte, vent
consacrer cette chevalerie en votre ville de Lille,
devant l'image de Marie. Et un jour, dans l'église
qui a précédé celle-ci, vous eussiez vu entreries
vingt- quatre nouveaux chevaliers dont les écussons
armoriaient les murailles; puis après la messe so-
lennelle, célébrée par l'évéque de Nevers, vous les
eussiez entendus jurer fidélité aux statuts de leur
ordre, dont le premier article était que le chevalier
ne doit jamais fuir, mais vaincre, et, s'il le faut,
mourir. C'était le plus beau code d'honneur mili-
taire qui se puisse lire; et c'est ici que Marie en
recevait le serment.
Le xvio siècle est venu , et avec lui la Réforme,
entraînant à sa suite la dévastation et la ruine. Des
voix hurlent contre l'Église, le pape, les sacre-
ments : « Vivent les gueux, brisons les idoles! »
Les malheureux! ce que, dans leur haine, ils ap-
pellent les idoles , ce sont les images de Jésus , les
statues de sa Mère, les reliques de nos saints et
jusqu'à nos Tabernacles! Cependant des pères et
des mères accourent aux autels de la Libératrice;
un rempart est élevé contre l'impiété : celui des
écoles chrétiennes. C'est dans le même temps qu'on
voit se détacher, sur la façade d'un si grand nombre
de vos demeures privées, ces pieux édicules portant
une statue de la Vierge, qu'on a soin d'orner chaque
jour de lumières et de fleurs. Elle est vraiment
Reine de la ville, et l'on peut dire de Lille que tout
y chante son nom : Omnia sortant Mariam. De là
PÈLERINAGE A NOTRE - DAME - DE - LA - TREILLE 179
sortit notre salut, et le protestantisme ne vous con-
quit jamais.
Vous reporterai -je aussi vers le milieu du
xvii® siècle, au jour où vos échevins et tout le sénat
municipal vinrent processionnellement consacrer
à cette Reine la ville dont ils déposèrent les clefs
entre ses mains? Vous ne l'avez pas oublié, et vous
voyez chaque année les catholiques fidèles venir ici
en célébrer solennellement la mémoire.
Mais vous n'avez pas besoin de remonter si haut;
et les aînés d'entre vous se souviennent peut-être
d'avoir vu, dans leur enfance, défiler par les rues
l'immense procession qui se rendait ici pour la bé-
nédiction des fondements de' cet édifice resté encore
inachevé, mais qui s'achèvera, j'espère, dans les
proportions que lui veut la piété croissante des
fidèles et l'immensité du secours dont nous avons
besoin. A un assaut comme celui de l'antichristia-
nisme, avec ses effroyables engins de destruction,
il faut une citadelle inexpugnable, invincible; cette
basilique en présentera l'image à nos regards.
Mes chers fils , de tels souvenirs sont un traité
d'alliance que vous n'avez pas le droit de violer ni
de rompre. Vos pères l'ont signé, non pas seulement
pour eux, mais encore pour vous. Vous devez donc
faire honneur à leur signature en tenant tous leurs
engagements. Renouvelez- en le serment vous, êtes
venus pour cela.
Mais ce n'est pas assez : avec vos serments vous
êtes venus en second lieu apporter vos prières.
180 PÈLERINAGE A NOTRE - DAME - DE - LA - TREILLE
Et, de vrai , quand en avez- vous eu plus grand be-
soin que dans ces jours, tous tant que vous êtes ici?
Vous , mes petits enfants , qui êtes là au premier
rang dans la tenue de fête du jour de votre première
communion, vous êtes venus demander àNotre-Sei-
gneur Jésus -Christ la grâce de vous asseoir aujour-
d'hui à son festin pour la seconde fois. Vous aviez
écrit naguère sur les souvenirs imprimés de cette
journée toute divine cette parole , qui devait vous
en rappeler l'honneur et le devoir : « Dieu avec
nous! D Vous l'avez gardé, en effet, ce Dieu qui se
plaît parmi les lis. Depuis quatre semaines vous
avez éprouvé combien le Seigneur est doux. Et
maintenant, expérience faite, et comme après un
premier et heureux noviciat de la vie eucharistique,
vous venez lui protester que c'est à jamais que
vous êtes à lui; et vous allez entrer dans cette
longue carrière dont chaque grand pas sera marqué
par la sainte communion, jusqu'au jour où ce sera
le viatique suprême qui vous sera donné pour le
passage à la vision de Jésus, contemplé face à face
et goûté cœur à cœur. Oh î que vous êtes grands I
que vous êtes heureux 1
Et vous nos aînés, vous êtes à la veille de
combats décisifs pour lesquels vous avez besoin
d'auxiliaires d'en haut. D'abord, dès demain, vous
vous rendrez sur le champ de bataille où vous devez
cueillir la palme des victorieux, dans des examens
de ttn d'études qui pour plusieurs décideront de
toute leur destinée. Or il est raconté qu'un jour
PÈLERINAGE A NOTRE - DAME - DE - LA - TREILLE 181
Marie retrouva son fils Jésus assis au milieu des
Docteurs, qui admiraient les réponses que leur
faisait l'Enfant divin. Sera-ce la même admiration
qu'inspireront demain vos réponses aux docteurs
d'un autre genre qui vous interrogeront? Demandez
à Marie qu'elle daigne vous recommander à ce Père
des lumières : la recommandation d'une mère a
souvent tant d'influence pour le succès de telles
causes !
Enfin tous vous allez partir et vous disperser
pour deux mois de vacances. Il en est même parmi
vous pour qui ce sera un départ sans retour; ceux-
là passent définitivement de l'école dans le monde.
Pour les uns comme pour les autres ce sera la
liberté; ce sera donc aussi le danger. Qui vous
assistera? Suh tuum praesidium! recourez à Marie.
Mes chers fils, vous savez, vous qui lisez. Homère,
que le héros de l'Iliade reçut de sa mère Thétis une
armure impénétrable. Marie, vous qui êtes mère,
revêtez- nous des armes de force et de lumière! Et
si nous venions à faiblir, vous ne feriez pas moins
que ces mères de la Fable, qui couvraient in visible-
ment leurs fils dans les combats, ou qui les empor-
taient blessés du champ de bataille afin de les
guérir.
Mes enfants, j'ai finalement parlé des espérances
que vous apportez ici. Il en est une qui nous est
particulièrement chère et que nous prenons la con-
fiance de recommander à Marie , qui d'ici présidera
au développement du germe planté à l'ombre de son
182 PÈLERINAGE A NOTRE- DAME -DE -LA -TREILLE
temple. C'est près d'ici, à quelques pas, que se dis-
pose à cette heure une maison qui deviendra, à la
rentrée prochaine, la succursale du collège, auquel
elle fournira ensuite de jeunes recrues. Là, dans
cette pépinière, croîtront les plantes encore tendres
des classes élémentaires, jusqu'au jour où la sixième
les réunira à leurs frères de l'école Saint-Joseph.
C'est bien l'arbre que le Seigneur a placé auprès
des eaux courantes, comme s'exprime l'Écriture.
Puisse-t-il, lui aussi, se couvrir d'un feuillage qui
ne perde point sa fraîcheur : Et folium ejus non dc-
fluet!
La maison sera consacrée à saint Louis de Gon-
zague, dont elle portera le nom, et qui y tiendra
école d'angélique innocence. Là, presque sur le
seuil de Notre-Dame-de-la-Treille, il présentera
ses enfants à la Vierge qu'il aima; et vos jeunes
frères seront particulièrement les enfants de Marie ,
comme nous sommes ceux de Joseph. Nous reste-
rons frères ainsi, et frères de Jésus; et les uns
comme les autres se retrouveront chaque année
au moins, en un grand jour, dans la même chapelle,
à la table du même Père, pour recevoir Celui que
la sainte Liturgie appelle le Pain des enfants sur la
terre et le Pain des anges dans le Ciel.
XIU
L'EXTERNAT
Le collège Saint-Joseph est exclusivement un externat.
Les élèves se partagent en trois calégories :
« Les externes libres, qui ne viennent à l'établissement
que pour les classes et les exercices religieux.
« Les externes restants , qui passent dans Pécole toute
la journée, excepté le temps du dîner. Ils y reçoivent le
goûter.
« Les demi-pensionnaires, qui passent toute la journée
dans rétablissement. Ils y prennent le dîner et le goûter.
a Le matin, tous les élèves doivent être entrés à l'école
avant sept heures un quart, exceptés les enfants qui n'ont
pas fait encore leur première communion , lesquels n'ar-
rivent qu'à huit heures.
« Le soir, à six heures, départ des classes élémentaires;
à six heures et demie, départ des 3° et 4° divisions ; à six
heures trois quarts, départ de la 2° division; à sept
heures, départ de la 1"^^ division.
« Depuis la rentrée d'octobre jusqu'à Pâques, les demi-
pensionnaires et les externes restants doivent être recon-
duits, après l'étude du soir, par leurs parents, ou par
une personne de confiance.
« En tout temps, il est à désirer que les plus jeunes
enfants soient accompagnés en venant en classe ou en
rentrant dans leurs familles. »
( Extrait du Règlement. )
XIIÎ
L'EXTERNAT
D I SCOURS
Prononcé à la distribution solennelle des prix, sous la présidence
de Monseigneur Gartupels,
vice -recteur de l'Université catholique de Louvain,
le 31 juillet 1884.
Monseigneur,
Soyez deux fois remercié et deux fois le bienvenu :
vous venez à nous de la catholique Belgique, et
vous en venez au lendemain d'une grande victoire*.
Il convient donc de vous acclamer et de vous rece-
voir en vainqueur. Aussi bien, cette victoire, une
part en revient, et la principale peut-être, à FUni-
versité dont vous êtes le cœur. C'est elle, c'est
vous, Monseigneur, qui aviez formé d'abord, puis
posté par toutes vos provinces ce vaillant état-major
1 La victoire politique des catholiques sur les libéraux , en
Belgique, dans les' élections législatives du mois précédent.
186 L»EXTERNAT
d'hommes de science et de foi qui, maîtres de Tin-
ftuence avant de l'être du pouvoir, n'attendaient
pour le conquérir que le signal de combattre. C'est
vous encore qui le donniez, ce suprême signal,
dans cette brillante réunion de votre Jubilé univer-
sitaire, qui ressemblait à une revue passée le matin
de la bataille, et dans laquelle vous distribuiez à
votre corps d'élite le mot d'ordre de la journée *. Je
serais ingrat pour mon compte si j'oubliais cette
assemblée et ses illustres chefs, puisqu'ils ont eu
la bonté de se souvenir de moi pour me conférer
l'honneur de vous appartenir à un titre qui m'oblige
en me confusionnant. Mais je serais ingrat aussi
pour le compte de notre pays si je manquais à saluer
devant vous un triomphe qui est principalement
celui de la religion , et dont notre frontière a tres-
sailli d'espérance.
Maintenant, pères et mères, voulez -vous me per-
mettre de m'adresser à vous et de m'entretenir
avec vous de vos chers enfants? Naguère je vous
disais ici, dans une de nos séances du mois, que
nous faisions ensemble , dans le champ du père de
famille^ un même et grand travail, un travail de
labourage, dans lequel vous teniez un des manches
de la charrue et nous l'autre. Tel est, en eflfet, le
partage de l'œuvre de l'éducation entre le foyer et
l'école , dans les externats. Quels bienfaits en ré-
^ Le jubilé ciaquantenaire de rUûiversité catholique de
Louvain , célébré par de grandes fêtes leà 12 et 13 mai 1884.
L^EXTEHNAT t87
sultent et à quelles conditions peut -on les obtenir^
Je Yeux moins vows le dire que vous le demander,
dans un conseil commun où je n'aurai que l'avan-
tage d'être le préopinant , le conseil du fermier qui
se permet de délibérer avec le maditre du champ sur
le meilleur mode de culture, parce que l'un et
l'autre sont intéressés à une belle moisson.
Lequel des deux régimes, de l'externat ou de l'in-
ternat, doit être préféré pour l'éducation de l'enfant?
A Dieu ne plaise, Messieurs, que j'établisse ici une
comparaison sur un sujet qui m'est interdit plus
qu'à tout autre peut-être par ses délicatesses, et sur
lequel d'ailleurs je puis dire en deux mots toute
ma conviction. Ma conviction bien sincère est qu'il
faut des internats et qu'il faut des externats. Quant au
choix entre les deux, il est subordonné à des condi-
tions de lieux, à des conditions diverses d^esprit et
de caractère, à des conditions enfin de milieu et
de famille qui seules le déterminent , si même très
souvent elles ne l'imposent pas. Laissons donc le
bien se faire partout où il se fait et sous quelque
forme qu'il se fasse. Et pour ce qui nous regarde,
puisque c'est d'un externat que Dieu nous a remis
la houlette, qu'on nous permette de le bénir d'une
mission que Lui et vous nous rendez plus facile :
vous, pères et mères, en prenant la plus lourde
moitié de la charge, et Lui en nous aidant, par sa
grâce, à porter l'autre.
Ce fut un jour solennd entre les grands jours de
votre paternité que celui où, regardant votre fils
188 L»EXTERNAT
qui grandissait, vous avez délibéré, en la présence
de Dieu, sur le choix de l'école qtti convenait à Ten-
fant ; puis , toutes raisons pesées , vous avez préféré
la forme d'éducation qui l'a amené ici. « Ainsi
placé, vous êtes -vous dit, entre le foyer et l'école,
mon fils bénéficiera et de l'un et de l'autre. Nous
n'en resterons pas moins pères et mères pour lui,
nous ne nous découronnerons pas de notre auto-
rité; et si nous sommes impuissants à donner à
cet enfant la forme de son esprit par les sciences
humaines, du moins nous garderons le droit et
nous remplirons le devoir de lui donner à la mai-
son, par la parole et l'exemple, la forme de sa
conscience et la trempe de son caractère et de son
cœur. Ce que nous ne pourrons faire, d'autres le
feront pour nous; -mais ils ne le feront pas sans
nous , et notre main sera dans leur main pour la
formation de l'homme qui portera notre nom.
Comme cet enfant, qui est le nôtre, est encore
plus celui de Dieu , c'est aux prêtres de Dieu
»
que nous remettrons son âme. Alors il nous sem-
blera que nous serons prêtres comme eux, en exer-
çant de concert le même ministère au foyer do-
mestique, que nous tâcherons de rendre pur et
saint comme un temple. Ainsi la maison, l'école,
l'église, s'associeront comme une sorte de trinité
terrestre, pour la création d'un homme à l'image et
ressemblance de la Trinité du Ciel; et ensemble elles
formeront dans ce cœur « un triple faisceau d'affec-
tions qui ne saurait se rompre ».
L'EXTERNAT 189
Lorsque vous avez concerté ce dessein , pères et
mères dignes de ce nom, il me semble que « la
Sagesse s'est assise près de vous pour vous assis-
ter », comme s'exprime TÉcriture. Et lorsque le
soir d'un tel jour vous vous êtes agenouillés devant
Celui de qui vient toute paternité, j'estime qu'il ne
vous a pas rejetés de sa face, et que son regard
de père a recherché le vôtre.
Et, en effet, à certaines conditions que je dirai, ce
régime, que j'appelle mixte, procure un triple bien-
fait; car il est profitable à la famille d'abord, h
V enfant ensuite, enfin à V école elle-même.
Voulez- vous bien que je l'explique?
Quel profit, premièrement, peut tirer la fa-
mille de la présence de cet enfant qui y rentre
chaque' jour? Ah! le plus grand de tous; mais com-
ment oserai -je le dire , et entrer si avant dans votre
sanctuaire intime? J'en appelle à vous-mêmes. Si
votre foyer est investi de dignité et de décence, si
vous en écartez tout ce qui serait, non un scandale,
mais un simple étonnement pour les oreilles ou pour
les yeux, n'est-ce pas parce qu'à ce foyer, dans ce
salon, à cette table, vient prendre place à côté de
vous un de « ces petits dont les anges voient la face
de notre Père des cieux »? Si vous aimez votre
maison, si vous en préférez l'austère solitude à la
dissipation du monde et des soirées, n'est-ce pas
parce que cette solitude est peuplée et charmée par
la présence d'un écoUer qui vous y retient par la
chaîne du devoir? Si la femme forte, le matin.
124 FÉLIX DÉTREZ
saints, de consacrer trois jours à la préparation et
trois jours à l'action de grâces. Ainsi cette âme
était-elle continuellement en présence de son Dieu,
semblable à ces autels toujours illuminés, où la
sainte Hostie est perpétuellement exposée aux re-
gards.
Quand il s'approchait de la Table sainte, son âme
semblait sortir et passer dans ses yeux, dans ses
traits, sur ses lèvres, pour aller au-devant de son
Dieu. Ceux qui l'ont communié ont essayé de me
peindre ce recueillement et cette ardeur. En était-il
besoin? et moi-même, plus d'une fois, n'avais-je
pas remarqué ce visage transfiguré, sur lequel on
pouvait lire la parole qui descendit du ciel sur le
Thabor : « Celui-ci est mon fils bien -aimé! »
Comme il cherchait et recevait Jésus- Christ à la
cène, de même Félix le cherchait et le suivait au
Calvaire. Il avait eu , dès l'enfance , la dévotion à la
pratique du Chemin de la Croix. On le surprenait
dès lors, comme tant de fois plus tard, se traînant
à genoux de station en station, sur les traces de
l'Homme de douleurs. Et vous-même vous souvenez-
vous de l'ardeur avec laquelle il baisait son crucifix,
toujours placé devant lui ?
. Enfin il cherchait Jésus dans un autre sanctuaire,
celui de son propre cœur, trouvant là, à lui parler
et à l'entendre, un charme dont nul autre entre-
tien, si aimable qu'il fût, ne pouvait le déprendre.
Cet entretien se poursuivait même par les rues de
la ville; et il a dit quelquefois : « Volontiers je
L»EXTERNAT 191
grand d'entre les enfants des hommes i» , lui prédit
qu'il était donné pour « tourner le cœur des pères
aux sentiments de leurs fils ; pour tourner les in-
croyants à la sagesse des justes, et ainsi préparer
au Seigneur un peuple parfait *? » Le règne de
Jésus-Christ n'a-t-il pas parmi vous de ces jeunes
précurseurs, et ne peut -on pas expliquer de la sorte
« le peuple parfait » , que vous êtes?
Maintenant, mes enfants, c'est vers vous que je
me retourne; car qui plus que vous profite de cette
collaboration de l'école et du foyer dans l'œuvre de
votre éducation? Peut-être de ce régime vous n'ap-
préciez que le bonheur que vous en recueillez, le
bonheur quotidien de ce retour à la maison qu'a
chanté le poète Brizeux :
Alors que sur la porte et tâchant de sourire,
Une mère inquiète est là qui vous attend ,
Vous baise sur le front, et pour vous à l'instant
Presse les serviteurs , et que le feu pétille,
Et que nul n'est absent du repas de famille.
Mais permettez -moi d'y voir autre chose, et d'y
reconnaître de meilleurs et de plus grands gains
pour vous.
C'est votre tenue qui y gagne, et quand je vous
vois arriver le matin dans cette netteté extérieure,
luisante, polie, lustrée, qui est l'emblème et sou-
* Ut converlat corda patrum in /ilios et incredulos ad pru-
dentiam justorum, parare Domino plebem perfectam. (Luc
1,17.)
192 L»EXTERNAT
vent la marque de la pureté de l'âme, je n'ai pas de
peine à y reconnaître la main délicate d'une mère,
le culte religieux d'une mère qui a vu dans vos
corps les temples du Saint-Esprit, et qui a voulu
les vêtir, les parer comme Dieu vêt les lis des
champs. Or, quoi que d'autres puissent faire, ces
soins maternels ne se remplacent pas.
C'est aussi votre sagesse qui y gagne ; et si nous
remarquons que chaque jour, aussitôt que vous
entrez dans ce collège, vous devenez tout à coup
des fils d'obéissance, de discipline et de silence,
n'est-ce pas parce que le séjour que vous faites
ici alterne avec un autre où vous venez de jouir
de plus de liberté? N'est-ce pas parce qu'ayant dé-
tendu votre esprit dans le repos de la famille, vous
êtes mieux disposés à vous assujettir à une juste
contrainte dès que l'école s'ouvre devant vous, et
qu'en entrant dans cette maison, au sortir de la
vôtre, vous sentez que la règle vous saisit sur le
seuil?
C'est encore et enfin votre pureté qui y gagne.
Ces affections du foyer, dont nous venons de parler,
ne sont pas seulement pour le cœur une satisfac-
tion, elles lui sont, dans l'école même, une préser-
vation. Il ne cherchera pas en dehors de ce cercle
d'affections domestiques l'aliment de sa tendresse ,
il ne l'égarera pas sur des objets indignes , l'en-
fant qui chaque soir s'appuiera sur le cœur de son
père et de sa mère, de ses frères et de ses sœurs.
C'est là qu'il trouvera l'écoulement légitime de ce
l'externat 193
vase d'amour creusé en lui par Tinnocence et la
grâce de Dieu. Cela est d'expérience; et si notre
externat est heureusement préservé de certaines
affections inférieures et malsaines qui font gémir les
anges, c*est à Dieu premièrement, mais c'est aussi
au contact journalier de la famille, à son contact
vivifiant et purificateur que nous en sommes rede-
vables.
Je n'ai rien dit encore de nous , vos pères et vos
maîtres, en ce sujet qui pourtant nous touche de si
près. N'avons-nous rien à gagner au régime dont je
parle? Je ne dirai pas, mes enfants, que nous y ga-
gnons le repos et le soulagement, surtout le sou-
lagement de notre colossale responsabilité, partagée
qu'elle est ainsi avec ceux qui ont, comme nous, la
charge de vos âmes devant Dieu. Je ne dirai pas
non plus que nous y gagnons le loisir recueilli de
nos soirées et la paix de nos nuits. Après l'heure de
travailler en vivant avec vous, n'est- il pas juste
que nous trouvions l'heure de travailler loin de
vous, mais pour vous encore, par l'étude et la
prière, en vivant avec Dieu? Je ne vous dirai pas
même que nous y gagnons de combattre sous le
regard de la famille, avec laquelle le régime de
l'externat nous met en communication de toutes
les journées, presque de toutes les heures, pour
votre gouvernement ou votre correction. Car c'est
un gain pour nous que notre maison soit ainsi une
maison de cristal, où le regard de vos parents
pénètre quand il veut : cette pénétration de ce
9
194 L'BXTBllNAT
que nous Msons et de ce que nous sommes, est
bien moins h nos yeux une importune inspection
qu'un utile avertissement et un encouragement.
Mais le plus grand bienfait, laissez-moi vous le dire,
que nous recueillons de ce régime, c'est l'accrois-
sement de votre salutaire aflTection pour le collège.
L'écolier, qui généralement pardonne peu à son
école, qu'à tort ou à raison il regarde comme une
geôle, regardera- 1 -il du même œil la maison qui
deux fois le jour le rend à sa propre demeure, avec
laquelle plus tard elle se confondra dans ses sou*
venirs d'enfance? Non, c'est un second foyer qu'il
aime comme le premier. Nous en avons pour gage
ce besoin de revenir à nous, ce retour familier de
nos anciens élèves auprès de ceux qui ont été et
sont toujours leurs pères , cette participation habi-
tuelle à nos fêtes, ces réunions régulières, reli-
gieuses et littéraires , qu'ils ont formées entre eux.
Combien d'autres témoignages je pourrais dire
encore de leur reconnaissance et de leur affection 1
Or, après votre estime, ce que nous désirons le
plus, c'est cette affection, parce qu'elle est pour
nous le meilleur et plus doux moyen de vous afiec-
tionner au devoir et de vous attacher à Dieu.
N'ai -je pas dit aussi que nous y gagnons le res-
pect, ce respect dont on a dit : Major e longinquo re-
verentia''? Mais ici je veux être compris. Ahl d'abord
qu'on le sache bien : personne plus que moi n'ad-
miro l'abnégation du prêtre ou du religieux, qui, le
même jour où il est monté au saint autel, puis dans
L'EXTERNAT 19»^
sa chaire de professeur et sur son siège de président
d'étude, condescend à se faire l'humble compagnon
de dortoir et le serviteur de l'enfant dans les plus
humbles pratiques de sa vie matérielle. N'a-t-on pas
vu Jésus lui-même se ceindre d'un linge et laver
les pieds de ses disciples? Je le sais, mais je sais
d'autre part que les apôtres ont déclaré se réserver
le ministère de la parole et de la prière, en lais-
sant aux diacres le service des tables *. C'est ainsi,
pères et mères, que dans le régime mixte que je
préconise , vous abandonnant volontiers le rôle des
diacres et des diaconesses , pour l'accomplisse-
ment de ces offices domestiques que personne n'est
plus apte à remplir que vous, nous estimons que,
pour nous, notre autorité gagne, notre prestige
gagne aux yeux de vos enfants , notre prestige mo-
ral et notre prestige religieux, à n'avoir pas à des-
cendre auprès d'eux à de tels soins; de sorte que,
dégagés de la matière, pour ainsi dire, nous ne
leur apparaissions que comme des maîtres et des
prêtres, les hommes de la prière et de l'enseigne-
ment : Nos vero orationi et ministerio verbi ins-
tantes erinrns.
Maintenant que l'enfant devienne homme ; qu'après
avoir passé ainsi chaque jour du foyer à l'école, il
passe, ses études terminées, de l'école dans le
monde. Pour lui la transition sera moins dange-
reuse; elle se sera faite journellement. Plante élevée
* Aon xquum est nos derelmqttere verbum Dei, et mini-
9li'are mensis^ ( AcL ti , 2.)
196 L'EXTBRNAT
en plein air, il aura moins à redouter l'atmosphère et
les vents du siècle, qui peut-être seront mortels
à la plante de serre chaude. Il y aura moins lieu
pour lui à ces éblouissements de Téphèbe qui, hier,
revêtu de la robe \'irile, promène aujourd'hui par
la Suburra ses yeux surpris et séduits :
... Totaque impune Suburra,
Permisit sparsisse oculos jam candibus umbo.
Notre jeune chrétien s'est appris et formé de
longue main à connaître le monde et à le redouter;
or c'est déjà l'avoir à demi \^aincu que de savoir le
craindre.
Mais, disons- le en finissant, et ici mon discours
devient une prière, ces a\*antages de l'externat ne
s'obtiennent qu'à certaines conditions nécessaires,
impérieuses, sans lequelles il pourrait, au contraire^
devenir pernicieux; et je ne vous aurais faiit con-
sidérer qu'une des faces de ce régime, si, vous en
ayant fait voir Tincontestable bienfait, je ne vous en
signalais pareillement le péril.
Il y a le péril de la rti^ dans ce va-et-vient de cha-
cune des journées de TenfanL UÉcriture parle de
€ la mort qui eaitre par les fent^tres •. Eh bien, dans
Tair empesté du siôde où nous vivcns, U m<Ht
morale est partout prête à entrer chez Tenfuit el
chejt 1 adolcscont, par le^? yeux, par les oreilles, et
à lui inoculer ies poisons qui le tuent, Xe Fen défen-
drez-vous pas"? Car c\*^ à vous, pères et mères, de
le tenir éloipiè de tout foyer dlnfoclion, et de le
L'EXTERNAT 197
conduire ou de le suivre dans ces voies de chaque
jour où il ne saurait avoir de meilleurs guides que
vous. Ne vous fiez donc qu*à vous ou à un autre
vous-même. A défaut de votre présence, que Fen-
faut, du moins, se sente toujours sous votre re-
gard, comme nous lui enseignons à être sous le
regard de Dieu. Ce jeune Tobie, qui quitte chaque
jour la maison paternelle, ne rencontrera -t- il pas
sur sa route, si courte soit- elle, les monstres ca-
chés dans les eaux , ou n'a-t-il pas à craindre le dé-
mon qui déjà en a tué sept autres avant lui? Il lui
faudrait un ange pour le conduire et vous le rame-
ner sain et sauf; soyez vous-même cet ange visible
de votre enfant.
Il y a secondement le péril de la maison. Ah!
sans doute votre maison est une maison de religion,
de sagesse et de vertu : l'externat ne peut être un
bienfait qu'à ce prix. Mais il faut en outre qu'elle
soit, pour l'écolier qu'elle abrite, une maison de
travail. Une infériorité du régime que j'expose
serait d'occasionner, par ses déplacements fré-
quents , une perte de temps notable. Cette infério-
rité , c'est à vous de la racheter ou de la supprimer
en assurant au travail ses heures réglementaires,
dans une solitude à la fois surveillée et respectée.
Vous épargnerez donc à vos fils ces fêtes, ces plai-
sirs, ces réunions dissipantes qui ne se traduiraient
pour lui que par des pertes de toute sorte. Et si cela
vous coûte quelque gêne et quelque sacrifice, vous
vous souviendrez que tous les bonheurs s'achètent;
198 L»EXTERNAT
€t que, tout compte fait, ce n'est pas payer trop
cher de quelques privations imposées à lui et à
vous la joie de le posséder et la gloire de le
couronner.
Ces succès de l'externat, nous n'avons plus à vous
les promettre aujourd'hui : ils nous sont encore une
fois assurés cette année. Bien que la session des
examens pour le baccalauréat soit loin d'être termi-
née, déjà plus des deux tiers de nos nombreux can-
didats ont remporté la victoire, et plusieurs avec
mention.
Mais il faut tout vous dire et je vous dois un aveu :
c'est que nous avons eu recours à une haute et
puissante recommandation; et, sans vouloir dimi-
nuer le mérite des vainqueurs, je crois qu'ils doi-
vent beaucoup à cette protection. Vous le confes-
serai -je ? Nous avons même essayé de gagner par
un riche présent le Maître par excellence ; car c'est
dans ces mêmes semaines, au plus fort de ces
épreuves universitaires, que nous avons dédié et
dressé à Notre -Seigneur, à l'extrémité d'une de nos
galeries , un vitrail tout de circonstance, représen-
tant Jésus au milieu des Docteurs, qui sont ses
examinateurs et qui décernent à ses réponses la
mention très honorable dont parle l'Évangile : Stu-
pehant super responsis ejus.
Monseigneur, j'ai fini. Ces paroles peut-être nous
auront montré quelque chose de la lutte que l'Église
continue à soutenir de ce côté de la frontière pour
L'EXTERNAT 199
défendre ses fils contre l'erreur et le mal. Il est
raconté au II® livre des Rois que Respha, fille de
Aïa, ayant eu ses deux fils crucifiés sur la mon-
tagne par les Gabaonites, elle ne voulut pas s'éloi-
gner de leurs corps. Elle prit un cilice et retendit
sur une pierre pour s'en faire une couche de deuil;
et, s'établissant là, elle ne quitta plus le pied du
gibet ni le jour ni la nuit. Le jour elle défendait ses
fils contre les oiseaux de proie, la nuit contre les
bêtes féroces. Rien ne put l'éloigner de ce lieu ; elle
y resta sous la pluie, depuis le commencement de
la moisson jusqu'à l'hiver. Cette veille héroïque
dura donc six mois; elle dura jusqu'à ce que David,
admirant ce courage , eût fait donner une sépulture
royale aux fils de Saul.
Ainsi fait l'Église, Messieurs. Seulement, ce que
cette mère défend contre les vautours et les loups ,
ce ne sont pas les cadavres inanimés de vos fils , ce
sont leurs âmes immortelles. Aussi ne quittera-t-elle
pas sa garde vigilante. Elle restera à son poste et
y luttera sans trêve, jusqu'à ce qu'elle ait fait son
œuvre de salut, dût-elle y mettre des siècles ^
^ Nous nous faisons un devoir et un plaisir de déclarer que
nous sommes redevables de cette dernière comparaison au vé-
nérable et éloquent M. Tabbé Pergeline, supérieur du collège
des Enfants nantais, à Nantes, dans son beau discours pro-
noncé à la fête des écoles catholiques, le 25 octobre 1883.
XIV
LES DERNIERS MOMENTS DE M»» DUQUESNAY
ARCHEYÊQUB DE CAMBEUl
9*
M'' Duquesnay n^était archevêque de Cambrai que de-
puis trois années lorsquMl succomba aux fatigues de ses
courses apostoliques à travers son vaste diocèse.
Outre les témoignages de sa bienveillance, déjà men-
tionnés dans ce recueil, nous rappellerons encore Thon-
neur quUl daigna nous faire de présider une séance
académique donnée par nos philosophes sur les doctrines
positivistes. Nous lui disions ensuite: « Vous excuserez.
Monseigneur, ces philosophes de dix-huit ans de s^étre
pris, avec la témérité de leur âge, à de si hautes questions.
Ce sont de bien jeunes conscrits pour se mesurer avec de
tels ennemis, pour manier de telles armes; et il était
bien à craindre que, pareils au jeune David encore ber-
cer, ils se trouvassent bien gênés dans cette armure de
la dialectique, à laquelle ils n'ont pas eu encore le temps
de s'habituer : non enim habebat consueiudinem. Mais
enfin, à défaut de Tépée du soldat exercé, ils ont la fronde
des enfants. Ils ont ramassé dans le courant de leurs
études philosophiques quelques pierres qu'ils ont polies ,
limpidissimos lapides, pour les lancer à la tête du mo-
derne Goliath. Je n'ose pas assurer qu'ils l'ont abattu du
coup, qu'ils lui ont tranché la tête, et qu'il ne s'en relè-
vera plus. Mais je me porte garant qu'ils sont pleins de
vaillance dans une guerre d'idées qui est aujourd'hui plus
que jamais la guerre de Dieu : Dei est enim belium.
C'est « au nom de Dieu » qu'ils s'avancent comme le jeune
David, et il ne tiendra pas à eux que tous les philistins
ne soient mis en faite. C'est sur ce bon vouloir que je vous
prie, Monseigneur, de faire descendre votre bénédiction. »
A tous ces titres nous devions payer à noire arche-
vêque l'humble tribut qui suit:
XIV
LES DERNIERS MOMENTS DE M««^ DUQUESNAY
PAROLES
Prononcées an service fonèbre,
Célébré an collège pour le repos de son âme,
le 15 octobre 1884.
Le service funèbre qui nous rassemble ici, mes
chers enfants, n'est pas une cérémonie ordinaire,
semblable à celle qui nous appelle trop souvent
à prier ensemble pour Tâme des bienfaiteurs ou
amis de cette maison. C'est de notre pontife, de
notre premier pasteur, du père de ce diocèse que
nous venons recommander l'âme au très miséricor-
dieux Jésus : Pie Jesu Domine, dona ei requiem!
Jamais, mes chers fils, vous n'aurez l'idée totale
et complète de ce qu'est l'éminente dignité épisco-
pale, au regard de l'Église et des âmes éclairées de
la lumière de la foi. Il faut même croire qu'elle
touche de près à la dignité divine, puisque l'apôtre
saint Pierre appelle Jésus- Christ le Pasteur et
l'Évêqûe de nos AiŒS , couversi estis ad Pastorem
et Episcopum animarum vestrarum. Je ne m'étonne
donc plus d'entendre l'illustre cardinal de Poitiers
204 LES DERNIERS MOMENTS DE Mgk DUQUESNAY
en parler de cette sorte : « La race d'Adam ne peut
monter plus haut dans Tordre des choses surnatu-
relles. Quand elle est arrivée, là elle n'aperçoit au-
dessus d'elle que l'humanité du Verbe •fait chair et
la dignité de la maternité divine. » Quel respect,
mes enfants, ne devez -vous donc pas avoir pour
ces représentants du pontife éternel dans le ministère
du salut I
Un autre sentiment vous commande de pleurer
sur lui et de prier pour lui. Ce bon archevêque
vous aimait. Il aimait ce collège , il estimait le grand
bien qui s'y accompUt, et il n'a pas tenu à lui qu'il
ne s'en fît parmi vous un plus étendu encore.
Vous vous souvenez avec quelle liberté aposto-
lique, la première fois qu'il vint ici, il répondit au
discours qui racontait notre exil de 1881 , par cette
nette et hardie revendication de la hberté reli-
gieuse qui fut couverte de si vifs applaudissements.
Vous n'avez pas oublié non plus avec quelle indul-
gente satisfaction il accueillit une de nos séances
académiques de philosophie , encourageant la vail-
lance de nos aînés à la défense de la vérité parmi
les hommes. Enfin plusieurs d'entre vous ont reçu
ici de se? mains le sacrement de confirmation, et tous,
dans cette circonstance, nous l'avons entendu nous
exhorter à la force chrétienne, avec cette ardeur
d'âme que symbolisait d'une manière expressive le
glaive de feu du chérubin représenté dans ses armes.
Il avait, en effet, au cœur la flamme de l'apostolat,
et c'était elle qui le poussait sans relâche et en tous
LES DERNIERS MOMENTS DE Mgb DUQUESNAY 205
lieux dans les villes et les campagnes, où il allait
porter la grâce, la parole et la bénédiction. C'est
elle aussi qui Fa consumé dans ces travaux qu'il ne
savait pas interrompre : ce bon pasteur a véritable-
ment donné sa vie pour ses brebis.
Mais je dois m'abstenir de faire son éloge.
Ce serait contrevenir aux ordres de celui à qui
nous avons promis révérence et obéissance, et dont
l'autorité survit pour nous au trépas. Une de ses
dernières volontés est celle-ci : « Ni oraison fu-
nèbre, ni rien qui y ressemble. » J'emprunte donc
seulement à la Semaine religieuse du diocèse de
Cambrai le simple et édifiant récit de ses derniers
jours. Ce furent ceux d'un grand serviteur de
Jésus-Christ et de l'Église. Vous y trouverez de
quoi alimenter pour longtemps votre foi et votre
respect, en vous formant de votre archevêque une
image qui restera belle et sainte dans le trésor de
vos souvenirs. Écoutez donc, mes chers fils, et ap-
prenez comment s'achève ce combat de la vie pour
ceux qui sont nos chefs dans l'armée du Seigneur.
Le 27 août dernier, à la suite d'une lettre de
MM. les vicaires généraux du diocèse prescrivant
des prières et des communions pour l'auguste ma-
lade, on écrivait de Cambrai le détails suivants :
« M^sr l'archevêque a reçu les derniers sacrements
mercredi dernier, à cinq heures du soir. Le très
saint sacrement a été porté par M^^ de Lydda,
escorté de tout le chapitre, de tous les membres
206 LES DERNIERS MOMENTS DE M»» DUQUESNAY
du clergé de la ville et des fidèles qui remplissaient
toute la cathédrale, refluant jusque sur la place du
Saint- Sépulcre et dans les jardins de Farchevêché.
€ Lorsque Uf^ Tévéque de Lydda eut lu à Sa
Grandeur la profession de foi usitée, Mif l'arche-
vêque, revêtu du rochet et de Tétole, ne put résis-
ter aux élans de son cœur, et, faisant un effort su-
prême, il voulut remercier dans un dernier adieu
tous ceux qui l'entouraient :
a Je m'en vais. Messieurs, dit- il, je m'en vais à
« Dieu. Je vous ai plutôt montré que donné : magis
« ostensus quam datus. Je suis venu ici pour m'édi-
« fier et pour mourir; c'est une grande grâce que
« Dieu m'a faite, et dont je le remercie. Je meurs au
« milieu d'un clergé excellent, entouré de prêtres
« tous dignes du caractère dont ils sont revêtus... »
« Après avoir remercié spécialement Me^Monnier,
son auxiliaire, ses vicaires généraux, M. le supé-
rieur du grand séminaire et son secrétaire général,
en ayant pour chacun un mot d'affection et de re-
connaissance , il demanda pardon de toutes les
peines qu'il avait pu causer, soit aux prêtres, soit
aux fidèles de son diocèse : a Je n'ai jamais voulu
(( blesser personne, dit- il; ce que j'ai fait, je l'ai fait
« toujours avec affection. »
« MÉ^^'de Lydda lui donna alors le viatique. Lorsque
le très saint Sacrement fut emporté, Ms^ l'arche-
vêque, se tournant vers lui, s'écria : a Au revoir,
ce mon doux Jésus, au Ciel! »
« Ces beaux sentiments ne se démentirent point
I
LES DERNIERS MOMENTS DE M^b DUQUESNAY 207
tout le temps que dura encore cette longue mais
paisible agonie. Notre pontife était admirable à voir
et à entendre offrant à Jésus- Christ le sacrifice de
sa vie et aspirant au Ciel par des désirs enflam-
més. »
I
/ La mort, en brisant le sceau de son testament,
devait nous révéler, sous des traits non moins
beaux, cette âme simple et grande. Ce testament
s'ouvrait par ses paroles : a Au nom du Père, et du
Fils, et du Saint-Esprit, moi, Alfred Duquesnay,
présentement archevêque de Cambrai... , je me pro-
sterne très dévotement aux pieds de mon adorable
Sauveur Notre -Seigneur Jésus -Christ, le priant de
me pardonner tous mes péchés. Je me réclame de
la protection de la très sainte Vierge, de l'assistance
de saint Joseph, de mon ange gardien et de mon
saint patron. Je déclare que je meurs fermement
attaché à la sainte Église et à la personne sacrée du
pape , le reconnaissant comme le Docteur infaillible
de la vérité , admettant tout ce qu'il enseigne , re-
jetant et condamnant tout ce qu'il condamne. Je
demande très humblement pardon à tous ceux que
j'ai pu contrister ou scandaliser; je remercie tous
ceux qui m'ont prêté aide et assistance : vicaires
généraux, secrétaires, chanoines, et surtout mon
vénérable confesseur. »
Mais où l'humilité de ce cœur et sa simplicité se
révèlent sous un jour profondément religieux, c'est
dans les dispositions ique M^^ l'archevêque avait
prises pour ses obsèques. Dès après son arrivée
208 LES DERNIERS MOMENTS DE Moa DUQUESNAY
à Cambrai, le 29 août 1881 , trois ans avant sa mort,
il avait écrit de sa main des recommandations à ses
vicaires généraux, dans lesquelles il leur disait :
oc Je prie MM. du chapitre, dans l'annonce qu'ils
feront de la vacance du siège, de ne me décerner
aucune louange; qu'ils se bornent à demander des
prières pour le repos de mon âme.
« Le cérémonial des évêques ne prescrivant pas
l'embaumement, je déclare que ma volonté très for-
melle est de n'être point embaumé.
« On ne m'exposera point le visage découvert, mais
on m'enfermera aussitôt dans le cercueil.
ce Le cercueil sera en chêne, sans aucun orne-
ment; on y mettra une simple plaque en cuivre, sur
laquelle sera gravée l'inscription suivante : Alfridus
ah anno 1872 ad annum d881 episcopus Lemovicen-
sis, ah anno 1881 ad annum (1884) archiepiscopus
Cameraceîisis.
ce A l'église, tout se passera selon le cérémonial
des évêques. Or ce cérémonial ne prescrit point
l'oraison funèbre..., et je demande très formellement
qu'on n'en prononce aucune. On me contristerait en
ne tenant pas compte de ma répugnance très vive
à cet égard.
ce Ni oraison funèbre, ni rien qui y ressemble.
<( J'exprime le désir d'être inhumé dans le caveau
OÙ reposent mes éminents prédécesseurs. Si l'au-
torité civile ne l'autorisait pas, on me portera au
cimetière commun. Je ne 'veux pas de caveau en
maçonnerie; que l'on me couche dans une fosse et
LES DERNIERS MOMENTS DE M»» DUQUESNAY 209
que Ton y mette une pierre, avec cette inscription en
français : Alfred Duquesnay, de 4872 à 1881 évêque
de Limoges; de 1881 à (ISSé) archevêque de Cambrai.
Priez pour lui.
« Et on établira solidement en tête de la pierre
tombale une belle croix en fer, avec l'image de
Notre -Seigneur. »
Je m'arrête. Notre archevêque a commandé le
silence; ne contristons pas sa mémoire en faisant
sur sa tombe rien qui ressemble à un bruit de re-
nommée indiscrète. Je me rappelle que de toutes
les louanges auxquelles il aurait eu droit, il décla-
rait qu'une seule aurait pu le toucher : c'était celle
qu'un évêque comme lui avait choisie pour épi-
taphe : Nemo tampater. Cette parole, mes enfants,
nous la lui avons fait lire en lettres d'or ici, dans
une solennité de distribution des prix. Déposons-la
sur sa tombe comme un remerciement, et surtout
déposons -la, comme une prière et une espérance,
dans le cœur de Celui qui , étant Père par excel-
lence, appelle à lui ceux qui sont vraiment pères
comme lui.
XV
JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON
Extrait du compte rendu imprimé de la fête.
tt Le 20 décembre 1884, le R. P. Pillon* avait le bonheur
d^accomplir sa cinquantième année de prêtrise. Sa fa-
mille religieuse, se^ enfants, ses amis, voulurent célé-
brer solennellement ce grand anniversaire par une nom-
breuse réunion au pied des autels , dans une fête où ils
lui offriraient les témoignages de leur filiale reconnais-
sance.
« Le collège Saint- Joseph, fondé il y a douze ans par
rillustre religieux, devait y avoir la première part.
M«^ le Supérieur s^empressa d'offrir sa chapelle au véné-
rable Recteur d'autrefois pour la messe de ses noces d'or.
a Gomme le 20 décembre de cette année coïncidait avec
le samedi des Quatre -Temps, on remit la célébration de
la solennité au dimanche 28, consacré à la mémoire des
saints Innocents.
« Le matin de cette journée se trouvaient réunis dans
la chapelle du collège, outre tous les élèves avec un grand
nombre de leurs parents, les amis du R. P. Pillon, plu-
> Né à EsTRÉES (Somme), le 25 avril 1804;
Entré dans la Compagnie de Jésus en 1823;
Admis aux premiers vœux à Montrouge, le 8 septembre 1825;
Professeur à Dole, de 1827 à 1828;
Professeur au Passage, en Espagne, de 1828 à 1830;
Étudiant en théologie à Madrid, de 1830 à 1834;
Ordonné prêtre à Annecy, en 1834;
Préfet des études à Melan, en Suisse, 1834-1836;
Préfet et Recteur à Brugelette, 1836-1850;
Admis à la Profession à Brugelette, le 15 août 1842;
Fondateur et Recteur à Vannes, 1850-1861;
Uecteur à Sainte-Geneviève de Paris, 1861-1866;
Hecteur à la Providence d'Amiens, 1866-1867;
Provincial de Champagne, 1867-1872;
Fondateur et Recteur à Lille, 1872-1880;
Supérieur des Jésuites dispersés, 1880-1884.
JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON 213
sieurs membres de sa famille, les administrateurs de la
société civile de Saint-Joseph, les anciens élèves de cette
maison, et au premier rang la députation des anciens
élèves de Brugeletle.
a Un clergé nombreux remplissait le chœur ; on y voyait
représentés les divers ordres religieux de la ville.
« A huit heures et demie, le clergé en procession alla
prendre le R. P. Pillon dans la salle où il attendait, re-
vêtu des habits sacerdotaux , et le ramena à la chapelle ,
en traversant les cloîtres au chant du Benedictus Deus
Israël, dit par les soixante voix de nos jeunes choristes.
« En tête de ce cortège se déployait cette brillante troupe
d'enfants de chœur dont Saint-Joseph conserve la tradi-
tion comme aux jours de Brugelette et de Saint -Acheul.
tf Le vénérable Jubilaire fermait la marche, s'avançant
vers le sanctuaire, au milieu de la foule recueillie, avec la
majesté de sa personne, de son âge et de son sacerdoce.
« Il monta au saint autel assisté du P. Bastien, le com-
pagnon et le soutien de sa retraite depuis les jours de la
grande épreuve.
9
« Après FEvangile, M. le Supérieur, revêtu des insignes
de la prélature pontificale, adressa au vénéré Père ces
paroles d'hommage, de souhaits et de filial dévouement: »
HOMMAGES ET SOUHAITS DE M. LE SUPÉRIEUR
au r. p. pillon
Mon très révérend Père,
Votre présence parmi nous, en ce lieu, en cette
fête , nous apporte plus que le spectacle d'une so-
214 JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. POXON
*
lennité ordinaire : c'est la grandeur et la beauté
d'une scène biblique. Cest Jacob , chargé d'années,
descendant , lui et ses fils , dans la maison de Joseph.
Vous comprenez bien que, par ce nom, j'entends
cet autre Joseph que vous-même avez donné pour
patron à notre collège, et qui en est le premier et
céleste supérieur. C'est lui, mon révérend Père, qui
a dit à vos fils : « Hâtez -vous, allez, montez vers
notre Père, et amenez-le vers moi. d Festinate, ascen-
dite ad patrem nostrum, et adducite eum ad me.
C'est lui qui, sur le seuil, vous a reçu au chant du
Benedictus, attendri de vous revoir après de si longs
regrets : videns, irruit super collum ejus, et inter
amplexus flevit.
Il vous est donc rendu pour aujourd'hui, mon
Père, cet enfant de votre vieillesse, dont naguère des
jaloux avaient comploté la mort, et dont vous aviez
pu dire : a Une bête cruelle a dévoré mon fils. » Il est
vivant devant vous : filins tuus vivit.Yoyez : même il
a grandi, et sa famille s'est accrue dans la captivité.
Voici que, vous présentant les enfants de votre enfant,
il vous demande de les tenir pour vôtres et de
les bénir : ecce filii tui mei sunt,.. adduc eos ad me
ut henedicam illis. Enfin voici qu'auprès de vous je
puis saluer en ce jour ceux qui furent jadis, sous
votre autorité , les maîtres de notre cher troupeau ,
et qui peuvent bien dire, eux aussi, dans ce lieu
rempli de leur zèle pastoral : « Nous sommes des
pasteurs, nous, ainsi que furent nos pères. i> Pasto-
n^s ovium sumus, et t%os et pcUres nostri.
JUBILÉ SACERDOTAL DU B* P. PILLON 215
Hélas I que ne puis -je pousser jusqu'au bout le
parallèle, et que ne m'est- il donné de hâter le jour
désiré où Saint- Joseph de Lille aura la joie de vous
dire, comme le Joseph de l'Egypte aux flls du
Patriarche : « Vous resterez ici dans la terre de
Gessen , car c'est une terre excellente , et vous y
habiterez, vous, vos fils, les fils de vos fils; la pos-
session vous en est assurée à jamais ! » Et hahitàbis
in terra Gessen, in loco optimo, et eris ihi tu et filii
tui, et filii filiorum tuorum.., hi possessionem sem-
pitemam.
En attendant, mon Père, ayant à célébrer le ju-
bilé de votre sacerdoce, pouviez- vous le faire ail-
leurs que dans cette maison que vous avez fondée?
Ceux qui naguère vous en ont interdit le foyer ne
vous en ont pas, que je sache, interdit les autels.
Aussi bien , nulle part ailleurs vous ne seriez autant
chez vous. Si vous n'êtes plus le père de cette jeune
famille, vous en êtes le grand -père, mon cœur de
fils vous en répond. Ahl qu'il ne soit pas dit de
vous comme il a été dit du plus auguste des expul-
sés : In propria venit, et sui Eufn non receperunt.
Aussi bien ce jour est bon pour vos petits enfants.
Il est bon qu'ils aient sous les yeux le spectacle
des respects dont l'Église sait entourer les vieux
jours de ceux qui ont combattu si longtemps pour
sa gloire; il est bon qu'ils vous voient, escorté de
nos hommages, monter à cet autel du Dieu qui , il y
a cinquante ans, réjouissait votre jeunesse, et qui
sera tant suppUé de vous la rendre aujourd'hui.
216 JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON
Il y a donc cinquante ans. Vous aviez alors trente
et un ans passés , l'âge auquel le souverain Prêtre
offrit son sacrifice. C'était dans le mois de dé-
cembre 1834. Vous étiez loin de la patrie : vous
aviez dû aller chercher un refuge dans le Valais,
demandant à la Suisse la liberté d'enseigner que la
France refusait aux meilleurs des Français. Du col-
lège de Mélan, dont vous étiez préfet, vous partîtes
à pied, en pauvre de Jésus -Christ; vous fîtes dix
lieues dans la neige, au cœur de l'hiver, par des
chemins de montagnes. Vous vous encouragiez en
pensant qu'ainsi sans doute avaient dû voyager
Joseph et Marie marchant à l'accomplissement de
ce même mystère qui allait, peu de jours après, se
renouveler entre vos mains. Vous arrivâtes à Annecy :
c'était Bethléhem pour vous. C'est là, dans la cité de
saint François de Sales , de la main de son succes-
seur, l'illustre M^"^ Rey, que vous reçûtes l'onction
du sacerdoce éternel.
Ah! mon Père, l'Ananie, l'homme de Dieu, qui
alors vous imposa les mains, vous a-t-il, ce joui-
là, révélé, comme à l'Apôtre, « ce que vous auriez
à souffrir pour ce nom de Jésus , » qui était devenu
le vMre par votre profession? Quand, en cette ora-
geuse année 1824, du haut des sommets des Alpes,
vous tourniez vos regards vers cette France qui
alors ne voulait pas de vous, avez-vous pu prévoir
ce qu'un demi -siècle allait vous y apporter de com-
bats, suivis de belles victoires et de défaites plus
belles encore, et demandiez-vous à Dieu de fortifier
JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON 217
votre bras pour ces incessants travaux dont vous
venez aujourd'hui déposer à son autel l'hommage et
l'action de grâces ? Gratias ago ei qui me conforta-
vit, Christo!
Et quels travaux que ceux-là I Certes, vous auriez
le droit de dire que peu d'autres les ont surpassé en
ce siècle : In quo quis audet, audeo et ego, plus ego !
Vous le savez, vous, Messieurs, et vous le saurez
un jour, vous, mes chers enfants : dans cet engage-
ment général entre la vérité et l'erreur, qui est de
tous les temps, qui est surtout du nôtre, il est un
point où la lutte, plus décisive, plus ardente, n'a pas
cessé un instant : c'est le terrain de l'éducation et
de l'enseignement de la jeunesse. Nous en avons
reçu la mission de Dieu même : en obtiendrons-
nous des hommes le droit et la liberté? C'est la
première question, elle regarde tous les catholiques.
Puis voici la seconde, qui regarde les religieux.
Parce qu'on a fait le vœu de pratiquer les conseils
évangéliques, pour se tenir ainsi plus près du Père
des âmes; parce qu'on appartient à une Compagnie
qui, depuis trois cents ans, a porté dans l'instruc-
tion des jeunes chrétiens des deux mondes le plus
de lumières, le plus de dévouement et le plus d'é-
clat; parce que, sur son blason, on a inscrit le nom
de Jésus, c'est-à-dire du docteur suprême, du
divin éducateur qui bénissait les enfants et les. pre-
nait dans ses bras pour les élever vers le Ciel, est-ce
une raison pour qu'on soit exproprié du droit d'éle-
ver cette jeunesse et de la conduire au Ciel par un
iO
218 JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON
chemin de science, de vertu et de grâces? Voilà le
litige d'hier, d'aujourd'hui, de demain; voilà l'en-
jeu d'une lutte dont notre génération n'a pas vu le
commencement, dont elle ne verra pas la fin, mais
où elle aura vu se lever et briller des chefs dont sa
reconnaissance n'oubliera pas le nom. De ces chefs
de la grande armée catholique enseignante, si je
disais , mon Père , que vous fûtes un des plus il-
lustres , je craindrais de vous déplaire ; mais vous
ne me contredirez pas si je dis que vous en êtes
aujourd'hui le doyen; et que, grâce à votre longue
et laborieuse carrière, vous êtes devenu pour nous
comme la représentation même de l'enseignement
chrétien , dans ses fortunes diverses.
Aussi bien , du premier au dernier jour de cette
guerre, vous n'avez pas manqué une seule cam-
pagne. Vous étiez au premier rang à Dôle, lorsque,
en ;1828, sonnait déjà l'heure de la proscription; et
c'est vous qui eûtes l'honneur de rallier, en Suisse,
les débris de cette armée d'enfants et de jeunes
gens qui avaient préféré l'exil à la patrie, parce
que Dieu était avec vous ; parce que , dans cet exil ,
vous aviez, comme Joseph, emporté Jésus et sa
mère : accepit Puerum cum matre ejus.
Quand ensuite vous fûtes allé vous retremper, en
Espagne, à ces sources de science et de sanctifica-
tion qui fécondent le pays de sainte Thérèse et de
saint Ignace, c'est vous qu'on envoyait gouverner
en Belgique cette colonie de Brugelette, chère à
votre souvenir, où , pendant vingt années , la France
JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON 219
VOUS amena les plus nobles et les plus généreux
de ses enfants. Et enfin, lorsque vint l'heure répa-
ratrice oh, rougissant d'elle-même, et épouvantée
de l'abîme creusé sous ses pieds, la France de 1850
rouvrit ses portes à vos écoles, vous rentrâtes parmi
nous avec la liberté.
Mais l'heure de la délivrance ne fut pas celle du
repos. Au retour de la captivité il fallait rebâtir la
ville sainte, les murailles, le temple : Zorobabel
était prêt. Vous avez élevé Vannes plus splendide
que Brugelette. Toute la Bretagne vous fut con-
quise ; et votre nom restera longtemps en bénédic-
tion sur les côtes et dans les landes de cette terre
catholique où les caractères sont de granit comme
le sol. Et quand votre Compagnie, étendant de plus
en plus son action dans l'enseignement, lui eut
donné pour couronnement les cours d'études spé-
ciales pour la préparation aux Écoles de l'État ,
c'est vous , mon Père , qui fûtes appelé à dévelop-
per à Paris cette institution , qui achève les autres.
L'École Sainte-Geneviève, déjà très florissante, gran-
dit encore sous votre sceptre, qui était une houlette ;
et l'on vit la rue des Postes s'élever à cette incontes-
table supériorité qui lui a valu et qui lui vaut encore
tant de patriotiques hommages et tant de haines ja-
louses. Je n'oublierai pas Amiens, où, tour à' tour
et à la fois provincial et recteur, vous fûtes donné
à Saint -Acheul et à la Providence, ramené ainsi par
Dieu près du berceau de votre société en ce siècle ,
comme vous étiez ramené près de votre propre
220 JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON
berceau et du foyer de votre grande et chrétieime
famille.
Vous n'en étiez pas encore à la dernière de vos
étapes conquérantes. Vous aviez dans vos armoi-
ries rhermine de Bretagne, le lis de France, vous
y joignîtes le lion de Flandre. Je le sais, notre
Saint -Joseph de Lille n'est que le dernier- né de vos
nombreux enfants : minimus inter fratres. Mais il
est raconté que Jacob aimait le dernier de ses fils
plus encore que les autres, parce qu'il l'avait engen-
dré dans ses vieux jours : quia senex genuerat eum.
Comment se fait-il que, hélas I vous ne présidiez plus
à sa formation*? Pourquoi avez -vous dû remettre à
d'autres mains une charge dont personne n'a plus
le droit de se plaindre que moi?...
Hélas! des jours étaient venus où le bien s'appelle
le mal et le mal le bien. L'enseignement libre était
atteint : vous fûtes frappé, mon Père. Ils sont ici,
près de vous, ceux qui furent vos défenseurs devant
les conseils de cette Instruction publique, de laquelle
cependant personne n'avait mérité mieux que vous.
On l'oublia, mon Père; je n'ose rien dire de plus.
Mais ces murs pourraient nous dire la garde fidèle
du jour et de la nuit qui fut faite autour de vous par
les pères de famille , avant l'heure déchirante de la
séparation. Ce qu'alors vous ressentîtes , lorsque,
à soixante -dix -sept ans, vous dûtes repasser en
proscrit, en condamné, le seuil de la maison que
vous aviez bâtie pour y vivre et mourir au miUeu
de vos enfants, c'est le secret de Dieu. C'est à lui
JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON 221
que VOUS avez offert ce sacrifice. Lui seul en sait le
prix.
N'avais-je pas raison de dire que votre destinée
était la destinée même de l'enseignement chrétien ,
et votre histoire son histoire? Avec lui, le tiers au
moins de votre vie religieuse s'est passé dans l'exil
et dans là: persécution ; et c'est bien , certes , à vous
que le Seigneur peut dire comme à ses apôtres
fidèles : Vos estis qui permansistis mecum in tentor-
tionihus meis; mais pour ajouter aussi que vous en
serez, comme eux, récompensé en roi : Et ego dis-
pono vohis, sicut disposuit mihi pater meus re-
gnum.
Déjà, d'ailleurs, plus d'un gage vous en a été
donné; et il me semble que justement vous pouvez
dire, mon Père, avec le Psalmiste, que votre vieil-
lesse a connu , à côté de grandes amertumes, d'abon-
dantes miséricordes : Et senectus mea in niisericor-
dia uheri. C'en fut une que ce premier pèlerinage
à ïtome, où Léon XIII se complut à reconnaître et
à bénir le bon soldat du Christ, qu'il avait visité
autrefois à Brugelette, où il avait passé la revue de
sa jeune troupe. C'en fut un autre que l'honneur
d'avoir été appelé à déposer votre suffrage pour
l'élection de celui qui est, après le pape, votre
second père selon Dieu, et d'avoir vu, placé sur le
siège de David, du vivant de son père, le sage
Salomon , dont le nom vénéré ne saurait être oublié
en ce jour cher à tout l'ordre qui s'honore de
vous.
222 JUBILÉ SACERDOTAL JHJ IL P. PILLON
Et nous aussi, mon Père, ne pourrions -nous
prétendre à être pour vos cheveux blancs une
consolation? Et ne ressentez -vous pas quelque
douceur à nous voir tous , parents et enfants , ad-
ministrateurs et directeurs, si unis, si résolus, à
ce poste où vous nous avez transmis votre faction,
et où votre ombre encore peut gagner des batailles?
Non, c'est votre prière qui les gagne, mon révé-
rend Père; et j'ai Wen des fois pensé que là, dans
votre retraite, placé si près de nous, vous travail-
liez encore puissamment pour nous, et que bien
des grâces qui nous sont accordées par le Cœur
de Jésus , avaient passé par le vôtre pour arriver à
nous.
Mais pardonnez -moi, je m'oublie. J'oublie que
l'Écriture ne permet pas de longs discours en pré-
sence des vieillards : Et ubi sunt senes, non muMum
loquaris. A vous de parler, mon Père, mais de par-
ler à Dieu. Allez donc lui porter ces souvenirs de
cinquante ans et ces actions de grâces. Vous ne
serez pas seul à les lui offrir : voyez ceux qui vous
entourent et qui, pour ainsi dire, soutiennent de
leurs vœux les bras de notre Moïse levés sur la mon-
tagne/ A Dôle, à Brugelette, à Vannes, à Paris, à
Amiens, à Lille, vous les appeliez vos enfants ; ils vous
nomment encore leur père, et vous pouvez bien en
retour les appeler, avec l'Apôtre, votre couronne et
votre joie, flii dUectissimi, filii desideratissimi ,
corona mea et gaudiummeum, car, sous le change-
ment des visages, les cœurs sont restés fidèles à
JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON 223
tout ce que vous leur apprîtes à aimer et à servir.
Tout à l'heure vous les verrez, ces enfants de Bru-
gelette, blanchis par les années et les travaux d'une
vie militante comme la vôtre, venir s'agenouiller
ici à la Table sainte, et recevoir de votre main le
Dieu que vous leur donnâtes au jour inoubUable de
leur première communion, trouvant ainsi pour vous
et pour eux, mon Père, le secret du plus divin
des rajeunissements.
D'ailleurs, voyez cette chapelle trop petite pour la
foule des familles accourues afin de révérer en vous
une paternité qui fut le complément et l'achèvement
de la leur. Puis, derrière l'assemblée de ceux qui
sont ici , voyez et comptez , si vous le pouvez , l'as-
semblée de ceux qui y sont présents de cœur, et
desquels nous avons reçu ces lettres en même
temps si religieuses et si tendres, qu'elles font à la
fois et prier et pleurer. Et au-dessus de la prière de
vos innombrables élèves , entendez monter la voix
de vos fils en religion, de vos pères et de vos
frères, depuis Gemert jusqu'à Rome, formant en-
semble un concert où votre nom se mêle à mille
bénédictions. Enfin, plus haut encore, voyez l'as-
semblée céleste des saints religieux de votre Insti-
tut, martyrs, confesseurs, docteurs, et à leur tête
Ignace, votre bienheureux père, qui vous ouvre ses
bras. Puis, autour de lui, l'élite de ses disciples
que vous avez connus, ces grands hommes de Dieu
qui furent vos maîtres, vos amis ou vos compa-
gnons d'armes : les Varin , les Guidée, les Dhruillet,
224 JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON
les Gury , les Ravignan , les Olivaint , les Pontlevoy . . .
Je ne puis les nommer tous. Mais, dans cette terre
des vivants , il en est un du moins que votre cœur
a distingué : c'est ce frère selon la nature qui avait
voulu être votre frère en religion, et qui, novice
encore, s'en fut cueillir la palme que son frère
devait acheter au prix de si longs travaux. Des
deux fils de Zébédée appelés le même jour à l'apo-
stolat, vous fûtes, comme Jean, celui de qui le
Seigneur a dit : ce Je veux que celui-là reste. »
Puisse-t-il, nous Ten conjurons, le vouloir long-
temps encore !
Voilà donc votre assistance invisible , immortelle.
Les voilà tous qui, tandis que vous monterez ici,
à cet autel de la terre, se presseront là-haut, autour
de ce trône de FAgneau où saint Jean vit les vieil-
lards se prosterner et déposer l'hommage de leurs
couronnes. Gomme lui , de cette Pathmos où vous
fûtes relégué a à cause de la parole de Dieu et du
témoignage rendu à Jésus -Christ », vous pouvez
les entendre qui, en vous regardant, se disent l'un
à l'autre : « Réjouissons-nous, tressaillons de bon-
heur et rendons gloire à Dieu, parce que voici les
noces d'or de l'Agneau avec l'âme sacerdotale qui
se prépare à renouveler la fête de son alliance :
Gaudeamus et exultemus, et demus gloriam Deo,
quia venerunt nuptise Agni , et uxor ejus pra^para-
vit se. y>
Père, ô Prêtre du Très -Haut, sacrifiez donc
au Seigneur une hostie de louanges : il vous écoute,
JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLÔN 225
il VOUS contemple , car « le regard du Seigneur re-
pose sur les vieillards », a dit l'Esprit- Saint. Unis-
sez-vous à l'Église dans ce jour d'une fête si bien
appropriée à la célébration de cet anniversaire, et
redites les prières liturgiques de cette messe, rem-
plie de si expressives significations. Vous y ferez
mémoire de la nativité de Jésus au berceau , vous
qui avez donné tant et de si illustres berceaux
à TEnfant Dieu. Vous y ferez mémoire de saint
Etienne martyr, vous qui afez souffert pour le
nom de Jésus , et qui savez comment on pardonne
et on prie pour ses persécuteurs. Vous y ferez
mémoire de saint Jean, l'apôtre centenaire qui
disait à ses disciples ce qu'à cent ans, mon Père,
vous nous redirez encore : a Aimez-vous les uns
les autres. t>
Enfin vous célébrerez la fête des saints Innocents,
qui est plus que jamais la fête de l'enfance chré-
tienne, aujourd'hui que l'enfance chrétienne est
persécutée pour la cause de Jésus. Ce Jésus qu'on
veut tuer dans l'âme de ces innocents, déjà deux
fois, mon Père, à l'exemple de Joseph, vous l'avez
sauvé et conservé aux âmes au prix d'un long exil.
Vous nous apprendrez à le sauver et à le conserver
encore. Puis laissez-nous la confiance, — et c'est
mon dernier vœu, — que « lorsque auront passé ceux
qui en veulent à l'âme de l'enfant », comme Joseph
aussi vous rentrerez à Nazareth. Je vous en ouvrirai
la porte triomphale comme au vrai maître de la
sainte famille ; et ma joie à son tour sera d'apprendre
10*
226 JUBILÉ SACERDOTAL DU R. P. PILLON
alors que ces enfaats « vous sont soumis ]», et que,
comme leur divin modèle, « ils croissent en âge, en
sagesse et en grâce devant Dieu et devant les
hommes. » Ainsi soit-il!
XVI
LE TROISIÈME CENTENAIRE
DES CONGRÉGATIONS DE U TRÈS SAINTE VIERGE
CÉLÉBRÉ A LILLE (mAI 1885)
228 LE TROISIÈME CENTENAIRE
Extrait du compte rendu imprimé.
« Le 5 décembre 1884 ramenait un anniversaire cher
aux Congrégations de la très sainte Vierge afGliées à la
Prima Primaria, qui sont répandues dans TÉglise en-
tière. Fondée en 1S63 par le P. Léon, professeur de
grammaire au collège Romain, pour ses élèves, la Pre-
mière Congrégation de la sainte Vierge avait prompte-
ment suscité des imitations , non seulement dans les col-
lèges de la Compagnie de Jésus, mais aussi parmi les
catholiques de tout âge et de toute profession. Témoin de
cette diffusion merveilleuse de l'œuvre conçue par le
jeune jésuite flamand , le souverain pontife Grégoire XIII
résolut de lui donner une forme stable» Par la bulle Om-
nipotens Dei, datée du 5 décembre 1584, il érigeait ca-
noniquement la Congrégation de l'Annonciation du collège
Romain en Congrégation primaire, principale et mère
des autres , avec pouvoir de s'affilier toutes celles créées
ou à créer, et de leur communiquer les indulgences dont
il venait de l'enrichir.
« C'est le souvenir de cet heureux événement que Sa
Sainteté Léon XIII a voulu consacrer, en accordant par le
bref Frugiferas inter, donné en date du 24 mai 1884,
une indulgence en forme de jubilé à gagner par tous les
membres des Congrégations affiliées à la Prima Prima-
rla, à la date fixée par leurs directeurs respectifs jusqu'au
terme de l'année 1885.
a Cette faveur pontificale et le grand souvenir qu'elle
rappelle ne pouvaient passer inaperçus dans la ville de
Lille. En effet, l'histoire religieuse de cette ville nous
montre, groupées autour de l'église du collège de la Com-
pagnie de Jésus, dédiée à l'Immaculée Conception, au-
jourd'hui église de la paroisse Saint-Étienne, les cha-
pelles dans lesquelles se réunissaient les sept Congréga-
DES CONGRÉGATIONS DE LA SAINTE VIERGE 229
lions d'hommes , de jeunes gens et d'enfants; Tune d'elles
comptait jusqu'à quinze cents membres.
« Le R. P. Sengler, dans une notice abrégée, rappela
l'origine , les développements , les privilèges des Congré-
gations de la sainte Vierge, et cette excellente brochure
prépara le mouvement général dont le collège devint le
centre.
ce L'initiative de la célébration du Centenaire fut prise
par M. le Supérieur et par les Directeurs des Congréga-
tions, soit de cet établissement, soit de l'Association des
anciens élèves, soit des étudiants de l'Universilé catho-
lique. La basilique de Notre-Dame -de -la -Treille fut mise
gracieusement à leur disposition pour la cérémonie d'ou-
verture de la Neuvaine, le 1°^ mai, et pour les solennités
de la journée de clôture, fixée au dimanche 10. Entre ces
deux dates, un Triduum fut prêché par le R. P. Friscot
aux Congréganistes , élèves et étudiants, dans la chapelle
des Congrégations, au collège. Elle fut remplie chaque soir
par un auditoire qui débordait au dehors.
a Le dimanche 10 eut lieu la réunion générale pour la
communion, dans le sanctuaire de Notre- Dame -de- la-
Treille. Aux quatre Congrégations qui avaient suivi les
exercices du Triduum s'étaient jointes les Congrégations
des trois pensionnats dirigés par les Frères des Écoles
chrétiennes, les Frères de Marie et les Frères de Saint-
Gabriel. L'école Saint- Joseph s'y trouvait tout entière,
ayant fixé à ce* jour- là son pèlerinage annuel à Notre-
Dame -de -la- Treille. La messe fut célébrée par M«^ Bau-
nard , qui distribua à plus de huit cents jeunes gens le
Pain eucharistique, après avoir adressé à leurs âmes
l'allocution qu'on va lire. »
ALLOCUTION
SUR LE DEVOIR DES CONGREGATIONS
SUmu» timuL (Is. l, 8.
Stemus simul, associon&>nous ! C'est le cri inspiré
du prophète Isaïe, et il ajoute r/u'ainsi associés
entre nous et en Dieu, il n'est pas d'ennemi que
nous ne puissions alTronter et qui tienne contre
nous : Quia est advrsarius meus? accédât ad me!
Associons -nous, stemus simul! C'était le cri des
Ages chrétiens. Par exemple, telle fut, au xm® siècle,
la parole qu'un soir deux jeunes étudiants, venus
d'Allemagne à Paris , Henri de Cologne et Jourdain
de Saxe, prirent pour leur mot de ralliement au ser-
vice de Dieu. C'est en se la redisant l'un et l'autre
avec ardeur, que, cette nuit-là môme, ils vinrent
prier ensemble à Notre-Dame, et là jurèrent de
s'ennMer dans la congrégation que venait de fonder
Dominique de Guzman, — une grande congrégation
do Marie, elle aussi, — et qui allait devenir l'Ordre
dos Frères prêcheurs.
Associons -nous, stemus simul! C'est le cri qui
semble s'échapper du lieu même où nous sommes.
En effet, mes chers fils, n'était-ce pas ici, dans
LE TROISIÈME CENTENAIHE DES CONGRÉGATIONS 231
l'ancienne église Notre-Dame-de-la-Treille, qu'un
jour, au x\'« siècle, un de vos ducs, Philippe le
Bon, se présentait à la tête de trois cents gentils-
hommes, l'élite de ses États de Flandre et de Bour-
gogne, pour célébrer, devant l'autel de la Mère de
Dieu , l'institution solennelle de cette chevalerie mi-
Utaire et cathoUque qui devait s'appeler l'Ordre de
la Toison d'or?
Associons-nous, stemiis simul! C'est surtout le cri
déchirant de notre détresse présente. Voici que la
cité de Dieu est rainée par des sociétés souter-
raines, qui de toutes parts se sont coalisées pour
son efifondrement. Les méchants se sont universel-
lement associés pour le mal : est-ce que nous n'al-
lons pas nous associer pour le bien? Aux sociétés
secrètes qui conspirent dans l'ombre, n'oppose-
rons-nous pas une franche chevalerie, qui, elle
du moins, manœuvrera à ciel ouvert, et combattra,
visière levée et bannière déployée, pour l'Église et
pour Dieu?
Associons -nous, stemus simul! C'est plus que
jamais le mot d'ordre de l'Église. C'est le pape,
c'est Léon XIII, qui, à rencontre de la coalition
croissante des apostats , vous demande de former la
coalition des fidèles. Avant -hier il ressuscitait la
milice des tiers ordres; hier il réveillait les con-
fréries du Rosaire; et lorsque aujourd'hui encore il
ouvre , pour le troisième centenaire qui nous ras-
semble, le trésor des indulgences, ne semble -t-il
pas vous dire, lui aussi, de sa grande voix : Ste-
232 LE TROISIÈME CENTENAIRE
7nu3 simul! « Tenons ensemble; vous, mes fils,
avec moi, et nous tous avec Dieu? d
Vous y répondrez, mes enfants. Tout à l'heure,
quand j'entrais ici, élevant mes yeux vers Tautel,
j*ai rencontré ces mots écrits autour du sanctuaire :
Sic vinculum inter nos : « Faisons société ensemble.»
Je ne vous apporte pas une autre parole que celle-
là. Faisons de notre société une société de foi, d'es-
pérance, de charité. C'est tout Fesprit, tout le but
de l'Association dont vous êtes les membres.
I
Vous serez donc d'abord une société de foi. Vous
fûtes originairement institués et voulus de l'Église
pour ce dessein. Vous ne l'avez oublié : on était au
xvi« siècle; le protestantisme débordait, avec le pa-
ganisme renaissant , sur l'Occident tout entier. Vos
pères se dirent alors : « La foi est en péril, son
flambeau tremble sous le souffle de l'impiété con-
jurée avec le libertinage ; défendons-le en le plaçant
entre les mains de Notre-Dame, et faisons autour
de lui bonne et fidèle garde. :» Ils firent ainsi, et la
foi fut sauvée dans vos catholiques contrées.
Mais la foi serait-elle en moindre péril dans notre
siècle, siècle de doute à son matin, de négation à
son midi, de blasphèmes à son déclin? On parle des
ténèbres palpables dont le Seigneur châtia l'Egypte
idolâtre et persécutrice de son peuple; mais les té-
nèbres palpables ne sont- elles pas une des plaies
DES CONGRÉGATIONS DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 233
de notre Egypte moderne? On va, on marche dans
la nuit; c'est je ne sais quoi qui se meut sans savoir
où il va : a negotio peramhulante in tenehris; on
tâtonne à travers le défilé obscur de toutes les er-
reurs, on se heurte à tous les mensonges, on se
blesse à tous les obstacles. On se croirait entré dans
cette nuit sans fin dont le poète menaçait les siècles
d'impiété : Impiaque œtemam timuerunt sœcula
noctem. Dans cette nuit, que du moins une étoile
nous reste, Tétoile de la foi, et qu'elle rallume ses
feux au foyer de cette autre Étoile, l'Étoile des nuits
profondes et des mers orageuses, qui s'appelle
Marie !
Vous serez donc premièrement les disciples de la
foi. Et j'entends par ce mot, non une foi diminuée
par des transactions qui ôtent à la vérité son nerf,
à la doctrine sa pureté; j'entends une foi entière,
vigoureuse, éclatante, telle que nous en recevons
la lumière de l'Évangile, et de son réflecteur, qui est
le Saint-Siège romain. Je n'entends pas davantage
une foi mal assise, et conséquemment chancelante,
parce qu'elle ne porte pas sur une science certaine ;
j'entends une foi éclairée, qui non seulement* croit
fermement, mais sait pourquoi elle croit. Enfin
j'entends une foi pratique et effective , une foi qui
ait non seulement une tête pour comprendre et un
cœur pour sentir, mais un bras pour agir. La tête
dans la lumière, le cœur dans l'amour et le bras
dans la force : tel doit être le chrétien. Tels vous
devez être, mes chers fils, non pas individuelle-
234 LE TROISIÈME CENTENAIRE
ment, mais collectivement, car c'est en chœur que
vous , disciples de la foi et enfants de sa maison ,
domestici fidei, devez chanter le Credo,
Vous serez davantage encore : vous serez, vous
devez être les apôtres de la foi, les chevaliers de la
foi. Je viens de vous dire de revêtir les armes de
lumière, et je vous dis maintenant de vous servir
de ces armes pour les conquêtes de Dieu. Ce n'est
pas à votre âge qu'on reste, l'arme au repos , sur un
champ de bataille. Ce n'est pas dans la nuit effrayante
de ce siècle que cette jeune élite des soldats de
Gédéon peut cacher la lumière et la retenir captive
dans le respect humain, comme dans une argile
opaque. Brisez le vase, élevez le flambeau, et faites
la clarté , une grande clarté autour de vous.
Il y a tant d'égarés , d'ignorants ou d'incertains
dont les yeux appellent son bienfait! Comptez ces
ouvriers, ces enfants, ces pauvres à évangéliser!
Comptez ces écoles sans Dieu à remplacer, ces
écoles chrétiennes à fonder ou à catéchiser ! Vôtre
parole doit être la lumière du monde, comme votre
exemple doit être le sel de la terre. Et quand je dis
votre exemple, je n'entends pas celui d'une vertu
vulgaire, d'une vertu telle quelle, mais d'une vertu
éminente : votre condition le commande. Si, parmi
vos frères chrétiens , vous ne pouvez prétendre au
monopole du bien, vous, congréganistes, vous
devez vous réserver le privilège du mieux. Étant
une troupe d'élite, vous devez être dans l'Église
une troupe héroïque. De même, quand je vous dis
DES CONGRÉGATIONS DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 233
de faire de votre parole un flambeau, je n'entends
pas que vous deviez prêcher et discuter : j'entends
que vous devez vous prononcer et vous montrer. Je
ne vous demande donc pas d'être de grands théolo-
giens, je vous demande d'être de vrais chrétiens.
Nos pères les martyrs ne discutaient pas, ils ne fai-
saient pas de controverse, pas de polémique, pas
de discours; ils ne disaient qu'une parole, une
seule : « Je suis chrétien , » et c'est cette parole qui
a converti le monde.
Je viens de parler de martyrs. Eh bien, je vous
dirai encore : Vous serez, vous aussi, et à votre
manière, les martyrs de la foi. Qu'est-ce à dire?
Témoins intrépides de la foi, vous saurez combattre
pour elle, vous saurez souffrir pour elle. Ce n'est
point à dire que vous ayez jamais, espérons-le du
moins,, à verser votre sang pour vos convictions;
vous n'aurez môme pas de coups à recevoir pour
elles, je veux le croire encore. Mais vous aurez, et cela
je l'affirme, des sacrifices à faire. Ce seront d'abord
les sacrifices et les luttes du dehors , les sarcasmes,
les affronts, les dérisions à subir; puis les défaites
du bien , les triomphes du mal dont il vous faudra
porter le spectacle démoralisant. Ce sera le scandale
permanent de la vérité et de la justice, ou en capti-
vité ou en minorité dans ce siècle. Est-ce tout? Vous
connaîtrez surtout ce que j'appelle les sacrifices et
les luttes du dedans : se combattre, se vaincre se
priver, se gêner, enfin faire son salut à la sueur de
son front; et au milieu d'un monde qui ne pense pas
236 LE TROISIÈME CENTENAIRE
comme nous, porter son isolement sans se laisser
entamer par Feffrayante tentation de se sentir seul.
Ah ! si devant cette tentation vous vous sentez
faiblir, souvenez- vous, mes chers fils, qu'elle était
seule aussi , seule sur le Calvaire , seule avec saint
Jean , celle qui est votre Mère. Elle se tenait debout
cependant : Stahat;'eX là elle semblait dire, elle
aussi, à Tapôtre : Soutenons -nous, stemus simul!
Faites comme elle, vous ses enfants. Laissez dire
les scribes et les pharisiens , laissez faire les bour-
reaux; mais tenez- vous ensemble, et tenez -vous
debout. Stemus!
II
De plus , votre Congrégation doit être et elle sera
une société d'espérance. Quand, il y a huit cents
ans , saint Bernard vint consacrer vos pères à Notre-
Dame, et placer sous son vocable votre abbatiale de
Loos, il leur disait, à ces hommes, en leur parlant
de Marie , qu'elle était leur espoir et la raison de
leur confiance : hsec spes mea et ratio fiducix meœ.
Il leur disait qu'en conséquence , dans les âges ora-
geux, c'était vers cette Étoile qu'il fallait s'orienter
pour retrouver le port : respice stellam, voca Ma-
riam. Vos pères ne l'oublièrent pas ; et quand , au
xvii^ siècle , ils consacrèrent leur ville à la Mère de
Dieu, dans une solennité dont récemment ici même
je célébrais publiquement le deuxième centenaire ,
ils inscrivirent sur leurs maisons, sur leurs ban-
DES CONGRÉGATIONS DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 237
nières, partout : Spes cfvitatis, spes nostra, salve!
Comment en serait- il d'autre sorte, mes chers fils?
Nous avons perdu en ce siècle bien des motifs d'es-
pérance; Tarc-en-ciel a pâli plus d'une fois à l'hori-
zon de l'histoire contemporaine; notre boussole est
affolée , tous nos pilotes sont déroutés , et des nau-
frages nouveaux succédant aux naufrages ont en-
glouti les dernières espérances de la France. Je
parle de l'espérance terrestre; mais l'espérance cé-
leste, celle-là subsiste quand même; Marie en tient
l'ancre d'une main toute -puissante; et dans ce na-
vire battu par des tempêtes renaissantes, il me
semble la voir debout sur le tillac , nous rassurer,
en nous disant, comme cette princesse française
célébrée par Bossuet, que les « reines ne se noient*
point ».
Espérez pour vous d'abord : vous vous sauverez
par Marie. Saint Bernard déclarait que l'épreuve en
était faite : on ne se sauve pas sans elle , on ne se
perd pas avec elle; c'était déjà alors l'expérience
des siècles : Non est auditum a sœculo. En vérité, si
Marie n'a jamais rejeté un seul de ses fils sup-
pliants, et si comme au Calvaire, aux pieds du
Christ rédempteur, entre le Ciel irrité et la terre
coupable , elle n'a pas cessé d'être la mediatrix ad
mediatorem, je vous le demande, est-ce qu'elle va
se déjuger aujourd'hui, et commencer le délaisse-
ment par vous, congréganistes , qui vous êtes don-
nés à elle?
Mais j'ajoute, mes chers fils, qu'en vous repose
238 LE TROISIÈME CENTENAIRE
aussi Tespérance du salut* pour le pays où vous
êtes. D'abord, étant la jeunesse, n'êtes -vous pas le
printemps, c'est-à-dire l'espérance dans sa plus
belle fleur? Vous êtes plus que cela, car vous êtes
la jeunesse chrétienne; et voilà pourquoi, nous
prêtres qui vous connaissons et qui vtus avons
comptés, nous ne saurions être du parti du déses-
poir. Il est, hélas! trop nombreux ce camp de dé-
couragés. Ils sont trop nombreux, même parmi les
catholiques , ceux de qui l'espérance fléchit comme
le roseau à chaque nouvel orage qui passe sur leurs
têtes. Vous , mes chers fils, vous. Messieurs , vous
saurez tenir bon contre l'hostilité, la défaite, la
ruine même; et comme ces anciens Romains qui,
vaincus, et voyant des remparts de leur ville la
fumée du camp ennemi, remerciaient cependant
leurs consuls de ne pas désespérer de la patrie,
vous ne désespérerez jamais du royaume de
Dieu.
Laissez -nous donc, mes enfants, et espérer par
vous, et espérer en vous, et espérer pour vous,
car l'avenir est à vous. Notre-Seigneur, dans l'Évan-
gile, a parlé du levain qui, mêlé à la masse, la fait
fermenter jusqu'à ce que, croissant toujours, elle
fournisse le pain nécessaire à la maison. Ainsi,
chers congréganistes , mêlés à la société de vos com-
patriotes, devez-vous être le ferment de la résurrec-
tion pour tant d'âmes qui n'attendent que ce moment
pour renaître. Notre-Seigneur dit que la main qui
opère ce mélange et prépare ce pain de vie est la
DES CONGRÉGATIONS DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 23^
main d'une femme : Quod acceptum mulier abscon-
dit... Cette femme, ce sera la femme par excellence,
Marie; et par elle, mêlés à la masse de vos frères ^
vous la vivifierez.
Et ne dites pas que vous êtes trop peu nombreux
pour cela. Eh! mon Dieu! qu'était-ce aussi qu'une
poignée de levain dans ces trois mesures de farine
dont parle l'Évangile? Ne savez-vous pas d'ailleurs
que ce sont presque toujours les petites troupes ,
quand elles tiennent bon, qui triomphent des
grandes et changent la face des choses? Rappelez-
vous votre histoire : c'était une petite troupe que
celle de ces Hongrois à qui Marie -Thérèse, aban-
donnée de tous, avait dit : ce Je remets entre vos
mains la fille et le fils de vos rois. » Mais ils aimaient
leur reine, qu'ils appelaient leur roi : Moriamur pro
rege nostro Maria Theresia! et ils surent recon-
quérir une patrie pour eux, une couronne pour elle.
Mes chers enfants, ferons-nous moins pour Marie
notre reine , et pour Jésus son fils et le fils du Roi
des Cieux?
III
Enfin vous serez, chers congréganistes , une so-
ciété de charité. Je n'entends pas par ce mot les
œuvres aumônières auxquelles vous vous faites un
devoir de contribuer. J'entends cette charité de qui
notre Sauveur a dit : ce On vous reconnaîtra pour mes
240 LE TROISIÈME CENTENAIRE
disciples à cette marque que vous vous aimerez les
uns les autres. » Vous vous aimerez, mes enfants,
c'est la première parole; vous vous aiderez, c'est la
seconde.
Vous vous aimerez comme frères. Vous aimerez
votre ordre, votre Congrégation comme une seconde
famille. Vous en aimerez le passé, avec ses sancti-
fiants et glorieux souvenirs; vous en aimerez le pré-
«
sent, ses sanctuaires, ses exercices, ses réunions,
ses règles. Vous en aimerez l'esprit, qui est un
esprit de perfection et de zèle au service de Dieu.
On parle parfois de l'esprit de corps : ayez cet esprit
de corps, vous les membres d'un corps dont la tête
est le Christ.
Vous vous aiderez comme frères. J'oserais dire
que, dans l'ordre de l'assistance spirituelle, c'est
une société de secours mutuels que la vôtre. Eh
bien, il y a des heures où l'âme de votre frère a be-
soin d'assistance; elle est dans la détresse. Par sa
faute ou la faute d'autrui , ses ressources déclinent ,
il s'en va à sa perte ; il va faire banqueroute peut-
être, banqueroute à la religion, à la vertu , à la foi.
Ce va être une grande ruine et un scandale immense.
Arrivez alors à lui, souvenez -vous que vous êtes
son frère : Corripe fratrem inter te et illum. Un mot
de vous peut-être, un nom d'autrefois, un souve-
nir, une larme, un serrement de main, un regard :
ce sera un trésor que vous lui aurez apporté, et
vous aurez rétabli ses affaires pour le ciel.
Ainsi irez -vous, mes chers congréganistes , en
DES CONGRÉGATIONS DE LA TRÈS SAINTE VIERGE 241
VOUS donnant la main, dans les chemins de la vie.
Ainsi vous reconnaîtrez- vous partout et toujours
à ce signe de ralliement : que vous êtes de Dieu
d'abord, puis que vous êtes de Marie. Vous serez,
dans la milice séculière de l'Église, ce le Régiment
de la Reine, » comme on disait jadis. Vous vous en
montrerez jaloux et vous en serez fiers.
Et puis vous grandirez, et, ayant grandi en
nombre, vous ferez de grandes choses. Par exemple,
il m'est venu quelquefois en pensée que , si cette
Basilique de Notre -Dame -de -la -Treille doit être
achevée un jour, comme je n'en puis douter, elle le
sera, comme l'étaient les sanctuaires du moyen
âge , par l'action et le denier collectif d'une nom-
breuse et puissante congrégation de Marie, em-
brassant tous les catholiques d'une ville et d'une
contrée.
Maintenant avancez! venez, ô famille de frères,
venez vous asseoir ensemble à une même table de
famille, une Table divine. Autour de vous, au-des-
sus de vous, auprès de cet autel, je vois les Saints
congréganistes vos devanciers, dont la longue et
brillante liste s'ouvre par saint Charles Borromée et
saint François de Sales , pour se clore par le bien-
heureux Berchmans. Mais non, elle n'est pas close.
Vos noms y sont inscrits, et elle ne' se fermera
qu'à ce grand jour où toute la Congrégation de
Marie sur la terre, devenue l'innombrable et bien-
heureuse Congrégation de Marie dans le Ciel , verra
le Seigneur étendre sa main vers elle, en lui di-
11
242 LE TROISIÈME CENTENAIRE
sant : « Voici ma mère et mes frères, car quiconque
fait la volonté de mon Père qui est dans les cieux,
celui-là est mon frère. » Et extendens manum ad
discîpulos diocit : Ecce mater mea et fratres mei.
Amen.
XVII
LA PROCESSION DU SAINT SACREMENT
LE VENDREDI DU SACRÉ CŒUR
i2 JUIN 1885
Les processions du saint Sacrement avaient été inter-
dites dans la ville de Lille par arrêté municipal. Qu^on
nous permette de placer ici quelques vers par lesquels
nous nous en plaignîmes alors à M. le Maire. C'est
Jésus- Christ qui parle :
LE DIVIN PRISONNIER
Vous défendez , monsieur le Maire ,
Que je sorte de ma maison ,
Et votre arrêté vient de faire
De ma demeure une prison.
Quel crime ai-je commis pour être
Enfermé comme un malfaiteur,
Moi , votre Père , votre Maître ,
Moi, qu^on appelle le Sauveur?
Je ne fais de mal à personne ;
Mon amour rayonne en tout lieu ;
Ce qu'on demande , je le donne.
Ouvrez-moi , je suis le bon Dieu !
J'aime le peuple. Sur la terre
Où je passai faisant le bien ,
Un pauvre ouvrier fut mon père,
Et j'étais un bon citoyen.
Lorsque, tous les ans, mon cortège
De prêtres , de vierges , d'enfants ,
Semait des fleurs d'or et de neige
Parmi les parfums et les chants,
Je ne parcourais votre ville
Que pour pardonner et bénir.
Et la vieille cité de Lille
Sous mes pas semblait rajeunir.
Il est vrai, la place publique
Me dressait un trône de roi ;
Mais que craint votre politique
D'un Prince de paix comme moi?
C'est pourquoi, du temps de vos pères.
Les bourgmestres, vos devanciers,
En ce jour, avec des prières.
Près de moi marchaient les premiers.
Mais vous, vous me fermez la rue,
Et vous la pavoisez , hélas 1
Lorsque la hideuse cohue
Fait un triomphe à Barabbas.
Même vous supprimez l'escorte
Qui , paisible , m'accompagnait
Quand j'allais frapper à la porte
Du moribond qui m'invoquait.
Il faut qu'en secret je me glisse
Auprès du lit du malheureux,
El que j'évite la police ,
Comme si j'étais un lépreux.
Ah ! quand Samarie infidèle
Fit pareil outrage à son Dieu ,
Mes amis voulaient que sur elle
Ma voix nt descendre le feu.
Je n'en fis rien. Je plains, je pleare
Ceux qui ne veulent point de moi ,
Et patiemment j'attends l'heure
Qui les remettra sous ma loi.
J'attendrai. Peut-être vous-même
M'appellerez, pauvre mourant,
Et vous apprendrez combien j'aime
A me venger en pardonnant.
C'est pour réparer cet outrage fait au saint Sacrement
et pour dédommager la piété de nos élèves que nous dé-
cidâmes de faire une procession annuelle dans nos gale-
ries et nos jardins, le vendredi fête du Sacré-Cœur. La
première fut magnifique. Nous en rendîmes compte ainsi
le dimanche suivant :
XVII
LA PROCESSION DU SAINT SACREMENT
LE VENDREDI DU SACRÉ CŒUR
12 JUIN 1885
ALLOCUTION A LA MESSE DU DIMANCHE 14 JUIN
La journée de vendredi a été une belle journée.
C'était bien la Fête-Dieu, la fête du cœur de Dieu,
et ce cœur a dû être grandement content de vous.
Ce n'est pas sans doute que cette fête et cette pro-
cession limitées à notre collège, à nos galeries, à
nos jardins , puisse se comparer à ce triomphe que
naguère votre religieuse ville faisait à Jésus -Christ,
parcourant en Roi de douceur vos rues et vos places
publiques. C'était une fête incomparable que celle-
là, mes enfants, et je n'oublierai jamais ce que j'ai
vu ici dans les premières années de mon séjour
parmi vous : toute une ville catholique, ses séna-
teurs, ses magistrats, ses citoyens, ses prêtres , ses
vierges , ses enfants se portant en masse sur les pas
de ce Souverain invisible, dans la cité transformée
en un jardin immense; et par ses chants, ses
prières, l'hommage lige de tous les cœurs, faisant la
cité de la terre semblable à la cité des Cieux. Mais
puisque ce culte rendu à la majesté divine a été
246 LA PROCESSION DU SAINT SACREMENT
tenu pour un outrage aux puissances terrestres;
puisque la présence de Dieu est devenue gênante
pour la liberté des hommes; puisque son pacifique
cortège est une conspiration et un danger politique;
puisque déjà la menace, l'outrage, l'entrave et jus-
qu'au blasphème se dressaient sacrilègement et im-
punément devant ses pas, nous n'avions plus qu'à
reprendre notre Jésus avec nous; et secouant sur
les ingrats la poussière de nos pieds, avec Jésus
nous sommes rentrés de Bethphagé à Béthanie*,
du triomphe dans l'intimité. Et là, nous faisant un
devoir, un bonheur de le consoler, nous lui avons
dit : « Seigneur, pardonnez à votre peuple I » Puis
nous lui avons protesté que nous , la famille de ses
amis, nous lui ferions un peuple; et, conviant à le
fêter ses disciples vraiment fidèles , pères , mères ,
prêtres et enfants, nous lui avons décerné une
ovation domestique à laquelle a manqué la grande
foule, mais à laquelle n'ont manqué ni les fleurs
ni l'amour, ni l'encens ni les cœurs.
En vérité, mes chers fils, notre Seigneur et Roi
a dû sourire dans son divin Sacrement, lorsque sous
ce dais si riche, si gracieux dont nous ombragions
sa tête pour la première fois , il voyait votre pompe
relijgieuse se déployer harmonieusement à travers
nos cours parées pour son passage. Notre maison
tout entière était devenue un temple. Et dans ce
temple il y avait autant de tabernacles que vous
étiez d'âmes , car vous aviez presque tous commu-
* Matlh., XXI, 17.
LA PROCESSION DU SAINT SACREMENT 247
nié le matin. Pareils à ces disciples pour lesquels
Jésus-Christ venait de multiplier et de distribuer le
pain au désert, maintenant vous, chers communies,
vous vouliez comme eux le prendre et Tacclamer
pour Roi. Et quelle belle cour vous lui faisiez, vous,
enfants desquels il a dit qu'à vous appartient le
royaume des Cieux ! Je me rappelais, en vous voyant,
cette belle .parole de Bossuet : « La magnificence de
notre roi Jésus passe à de tels excès, qu'il ne veut voir
à sa cour que des têtes couronnées. » Vos étendards
de classe dressaient à travers le feuillage les devises
de votre chevalerie, comme autant de protestations
de fidélité à son service. Et quand il s'avançait
parmi ces allées bordées d'arbustes fleuris , sous
un ciel doré par la lumière du soir, aux derniers et
doux feux d'un soleil près de disparaître , je me
reportais à cet âge heureux où l'innocence et la
paix habitaient le Paradis, duquel il est écrit que
Dieu s'y promenait comme un père de famille dans
son jardin : Deus autem amhulahat in horto.
Et ce Dieu je le portais, je l'avais devant moi I Et son
saint Sacrement reposait entre mes mains ! Quelle
joie et quelle épouvante I Perdu dans ses rayons, noyé
dans sa lumière, j'invitais à le bénir toute cette nature
religieuse à qui je disais ces paroles des Livres ins-
pirés : « fleurs, répandez pour lui la douce odeur
de l'encens; fleurs, fleurissez comme le lis, donnez-
lui votre parfum; feuillage, verdissez pour lui plaire;
belle nature, formez un concert à sa louange, et bé-
nissez le Seigneur dans les ouvrages de ses mains. »
248 LA PROCESSION DU SAINT SACREMENT
Quasi Libanus odorem suavitatis hahete; florete, flo-
res, quasi lilhim, et date odorem, et frondete in
gratiam, etcoUaudate canticuniy et benedicite Domi-
num in operibus suis. (Eccli. xxxnc, d8-20.)
Cependant là, si près de lui, je l'entendais, je
lui parlais, je conversais avec lui face à face comme
autrefois Moïse avec le Seigneur. Il me disait,
comme à ses apôtres dans l'Évangile : « Laissez
venir à moi les petits enfants. » Il me disait pour
vous : « Gardez-vous bien de négliger un seul de
ces petits , car leurs anges voient sans cesse la face
de mon Père qui est dans les Cieu^. » Il me disait
encore, et cela était pour moi : « Je suis le bon
Pasteur; le bon pasteur donne sa vie pour ses
brebis. » Il me parlait de la ville ingrate qui ne
voulait pas le recevoir : « Jérusalem, Jérusalem 1
si tu avais connu le jour de ma visite î » Il me par-
lait par contre de ceux qui, en ce jour, lui faisaient
ce grand accueil : « Aujourd'hui le salut est entré
dans cette maison! d Et moi, confus, accablé de
ma misère et de sa miséricorde, je lui répétais à
chaque pas : « Seigneur, je ne suis pas digne que
vous entriez dans ma maison; mais dites seule-
ment une parole, et vos serviteurs seront guéris. »
Je lui présentais ma jeune £simille ; je la lui consa-
crais : t Me voici, moi et les enfants que vous
m'avez donnés. ^ Je pensais à nos cœurs souffrants,
à nos consciences blessées : « Seigneur, mon fils
est paralytique, hélas! il ne marche plusl — Sei-
gneur, voici que celui que vous aimez est malade ! »
LA PROCESSION DU SAINT SACREMENT 249
Je pensais à TÉglise de France, à l'Église catholique,
à la chrétienté entière : « Seigneur, quand est-ce donc
enfin que vous rétablirez votre règne dans Israël? »
C'est ainsi que nous avancions par un parcours
champêtre vers l'autel où s'élevait le trône du Roi
des rois; et quand nous y fûmes montés comme
sur un autre Thabor, je ne sus plus que lui dire :
a Seigneur, nous sommes bien ici, dressons-y notre
tente. » Ce fut le moment solennel; et lorsque,
de là élevant le divin sacrement pour la bénédic-
tion, je vis à genoux au pied de l'autel les véné-
rables prêtres venus de nos paroisses, puis la cou-
ronne des lévites avec leurs encensoirs, puis les
enfants avec des fleurs, puis la double et triple
ligne rangée de vos uniformes; puis, derrière vous,
cette ceinture de vos pères et mères agenouillés sur
la pelouse et priant avec vous, pour vous, j'eus
une vision anticipée de ce que nous verrons un
jour dans la Jérusalem céleste, lorsque nous appa-
raîtra l'Agneau divin sur son trône, et qu'autour de
lui se tiendront les adorateurs en robes blanches,
tenant des palmes dans leurs mains, et que les
vieillards se prosterneront devant sa face , et que
tous ensemble chanteront : « AmenI Bénédiction
et gloire , action de grâces , honneur et puissance
à notre Dieu dans tous les siècles. Amen I j
Mais Dieu, mes chers fils, ne donne pas de telles
journées pour que l'impression s'en aiUe et s'éva-
pore avec l'encens de l'autel et le son des can-
tiques. Quand un prince a passé dans la demeure
11*
250 LA PROCESSION DU SAINT SACREMENT
des hommes, un marbre commémoratif avec une
inscription en perpétue le souvenir : Ad perpetuam
rei memoriam. Notre empereur et roi Jésus a passé
aujourd'hui parmi nos cours et nos jardins , il n'y
sera plus oublié. Ces lieilx demeurent consacrés;
nos récréations y seront désormais sanctifiées. Il
aura parfumé l'air que nous y respirons; il aura
béni de ses pas le sol que nous foulons; et c'est
avec religion que nous parcourrons les lieux où
ses pieds ont posé : Adoràbimus in loco ubi stete-
runt pedes ejus.
Et puis, pourquoi ne le dirais -je pas? un autre et
saint espoir sort pour moi de cette journée, plus con-
fiant que jamais. Lorsque les Patriarches avaient eu,
dans quelque station de leur pèlerinage, la vision du
Très -Haut, ils dressaient une pierre en ce lieu; ils
y répandaient quelques gouttes d'huile, et ils se di-
saient: « Ce lieu est saint, c'est la maison de Dieu. »
Vere Dominus est in loco isto, et ego nesciébam. Non
est hic aliudnisi domusDei et porta cœli. Cette pierre
ainsi consacrée devenait alors un autel. Mes chers
fils, une maison de Dieu, un temple à Jésus -Christ
ne s'élèvera-t-il point perpétuel et durable au lieu
où nous a été donnée sa visite d'une heure? Je lui
en ai fait la prière. Puisse-t-il l'exaucer bientôt, et,
nous accordant de lui construire un sanctuaire là où
il a daigné accepter un reposoir, nous donner enfin,
dans une demeure permanente , quelcjue image de
ce Ciel dont celte tente n'était que la porte et cette
fête un avant-goût. Ainsi soit-il!
XVIII
L'ÉDUCATION NATIONALE
«... QuVt-on mis à la place de Téducation religieuse, que
tant de bons esprits ont proclamée Décessaire? On a mis à la
place, comme toujours, un mot sonore, retentissant, un de
ces mots dont M. Thiers voulait parler quand il disait, dans
Tenquête parlementaire sur le 4 septembre : « 11 y a des mo-
ments dans notre pays où tout le monde dit une chose, la
repète, finit par y croire; et, tous les sots se mettant de la partie,
il n'y a plus moyen de résister. »
<i On a dit : <« Nous donnerons une éducation nationale ! »
il Qu'est-ce donc. Messieurs, que Téducation nationale? C'est
un mot qui brille, qui fascine, qui étourdit... Mais qu'est-ce
qu'il y a dedans ? Pour le savoir, le mieux est de le demander
à ceux qui l'ont inventé, Condorcet, Lakanal, Michel Lepel-
letier, Robespierre, Danton... dont les lauriers empêchent
M. Ferry et M. Hérold de dormir, et dont M. Floquet répétait
hier, à la Chambre : << Le premier acte de la Convention a été
de constituer une grande éducation nationale, commune à tous
les citoyens. »
(( ... Or cette éducation soit-disant nationale, qu'était -elle,
sinon le plus odieux des despotismes? Et quand je l'entends
appeler de ce nom, qui évoque tous les grands souvenirs et
qui rappelle tous les dévouements, je suis saisi d'une profonde
indignation.
« Nationale, et à quel titre? Je croyais, moi. Messieurs, que
le sentiment national était celui qui embrasse dans un même
culte toutes les traditions du pays, qui s'enorgueillit de toutes
ses grandeurs, et qui, passionné pour sa gloire, ne consent pas
plus à la rabaisser dans le passé qu'à la compromettre dans le
présent et à la désespérer dans l'avenir. »
M. LE COMTE Albert de Mun.
Discours au Cirque d'été, 10 juillet 1879.
XVIII
L'EDUCATION NATIONALE
DISCOURS
Prononcé dans la solennité delà distribution des prix, le 3 août 1885,
sous la présidence de Mgr Dennel, évéqne d'Arras,
autrefois supérieur de Tancien collège Saint-Joseph de Lille.
Monseigneur,
L'arbre que vous avez autrefois planté et arrosé
agrandi aujourd'hui; et combien il s'estime heureux
et honoré que vous veniez vous asseoir un instant
à son ombre! C'est beaucoup par votre bienfait qu'il
a été transplanté sur ce sol nouveau, où les oiseaux
du ciel, qui sont les âmes, sont venus en plus grand
nombre s'abriter sous ses branches.
Ce n'est pas, vous le savez, qu'il ne se soit res-
senti du mauvais temps que nous traversons depuis
quelques années. Il a été rudement secoué par l'ou-
ragan; même un jour il a pu craindre d'être déra-
ciné. Mais bientôt ses jeunes habitants, un moment
envolés et ralliés aux alentours , sont revenus plus
264 L'ÉDUCATION NATIONALE
nombreux , confiants qu'ils étaient en Celui qui ne
laisse pas un passereau tomber à terre sans sa per-
mission. Et voici qu'ils se sont remis à vivre, à
grandir et à chanter sans trop de souci, semble-t-il,
de la tourmente et du vautour.
Vous les connaissez presque tous, Monseigneur,
il n'est pas un seul de leurs nids dont vous ne sa-
chiez le nom. Eux aussi savent votre nom, cher à
toutes leurs familles , et voilà pourquoi en ce jour
notre joie à tous est parfaite ; car si vous êtes chez
vous partout quand vous êtes à Lille, vous ne
l'êtes nulle part davantage que lorsque vous êtes,
comme ici , chez les enfants de vos enfants.
I
Et maintenant qu'il me soit permis de m'adres-
sor à ces familles et aux aînés de leurs fils, pour
une explication que je dois au temps présent. La
question quej'aborde touche à l'honneur catholique,
car il s'agit de savoir si, comme on se plaît à le dire
dans certaines régions, il n'y a en France d'enseigne-
ment national, d'éducation nationale que l'enseigne-
ment oniciel, que l'éducation officielle, qui en con-
tis(|ue le nom.
Jo iw puis le croire, Messieurs. Je ne puis
cn)iro qu'eu raison de notre christianisme, de notre
cttthoUt'isnHS la nation à laquelle nous sommes fiers
d'appartonir nous soit tellement étrangère, elle, son
esprit, sou pn^ix'^s^ son passé, son avenir, qu'un
L'ÉDUCATION NATIONALE 255
autre enseignement puisse venir en face de nous
s'adjuger le privilège exclusif de la représenter, en
se faisant une réclame de ce titre de national qu'il
affiche partout.
A dire vr?ii, c'est même tout le contraire que je
crois. Et si l'éducation véritablement nationale est
celle qui comprend le mieux le génie, la tradition,
l'honneur, la grandeur, les besoins d'une nation;
si c'est celle qui, lui faisant le plus de bien, la porte
au plus haut point de son développement, celle qui
l'a formée, celle qui l'a conservée, celle qui seule
la sauvera, alors je n'hésite pas à le proclamer, et je
demande à le démontrer : en fait d'enseignement, et
en fait d'éducation, il n'y a de national en France
que ce qui est chrétien; c'est le sujet de ce discours.
Et d'abord, il faut qu'on le sache, une nation ne
doit pas se confondre avec le pouvoir qui la régit
à telle heure ou dans telle crise accidentelle de son
existence. Une nation , par son caractère, son esprit,
ses croyances, sa vie morale enfin, déborde le
cadre des événements çt des révolutions, et elle
échappe à l'étreinte de ces régimes d'un jour. Les
régimes passent, mais la race demeure; et c'est dans
le génie de la race qu'il faut chercher ce fond natio-
nal inahénable qui, sous les changements de formes
et la succession des hommes , reste encore aujour-
d'hui ce qu'il était hier et ce qu'il sera demain.
Or, on l'a dit cent fois , le fond national en France
est essentiellement rehgieux. La religion et la patrie
ont formé dans Tâme de notre nation deux courants
256 L'ÉDUCATION NATIONALE
qui mêlent leurs eaux et coulent dans le même lit ,
creusé dans la main de Dieu. On ne tarit pas un de
ces courants sans appauvrir Tautre. C'est à ce point
que, parmi nous, déchristianiser les choses c'est
les défranciser, si on me permet ce mot.
Une pareille identification est aussi incontestable
qu'elle nous est honorable, et un regard jeté sur les
principales branches de l'enseignement classique
nous convaincra que cet enseignement ne saurait
être français qu'en demeurant chrétien.
Je considère d'abord notre Littérature. Si par litté-
rature nationale nous entendons celle qui, sortie du
sein même de la nation, est l'expression de son génie
et a fait l'honneur de son nom , nous en avons une,
Messieurs, et nous pouvons en être fiers. C'est
celle qui répond aux noms de Bossuet et de Fénelon,
de Corneille et de Racine, de la Fontaine et de
Sévigné; et combien d'autres encore qui , ensemble,
ont constitué ce patrimoine littéraire sur lequel
trois siècles ont vécu , en l'enrichissant chaque jour.
Us n'avaient pas seulemei^t fait de la langue de la
nation une langue immortelle, mais ils avaient fa-
çonné, modelé à leur image l'esprit de la nation,
en lui imprimant ce cachet de bon sens et de bon
goût, de simplicité et de' grandeur, de dignité et
d*aisance^ qui forment ce composé de rares perfec-
tions que r£uix)pe saluait jadis du nom d'esprit
français.
C'était bien la littérature nationale, celle-là, celle
d'une grande nation produisant un grand siècle.
L'ÉDUCATION NATIONALE 257
Mais alors elle parlait chrétien ; et je pourrais vous
montrer que c'est à cause de cela qu'elle parlait si
bien français. Depuis ce temps, le langage chrétien
s'en est allé; mais le français est -il resté? est- il
resté dans nos livres , dans notre presse , dans notre
poésie , dans notre théâtre, dans notre tribune môme?
Où en est la langue française, sa correction, ses
formes, sa pureté, sa règle? Où en est l'esprit
français, sa finesse, sa mesure, sa distinction, sa
grâce? Où en est, dans les lettres, l'honnêteté
française, la décence, la noblesse, le respect des
autres et de soi-même? Où en est le goût fran-
çais, et quelles œuvres « font les délices de
la ville et de la cour »? comme on disait autre-
fois. En vérité, quand est-ce qu'il convient mieux
de redire la méprisante parole que Montesquieu
jetait à ses tristes contemporains : « On ne saurait
croire jusqu'où a été, dans ce siècle, la décadence
de l'admiration. y>
Cette admiration de décadence, nous l'avons vue
portée, dans l'année où nous sommes, jusqu'à
l'apothéose. Mais , dussé-je être accusé de blasphé-
mer les dieux du jour, je ne puis me résoudre à
reconnaître des muses nationales dans ces bac-
chantes échevelées auxquelles on décerne le sacri-
lèges honneurs du Panthéon. Cela n'est pas natio-
nal , qui égare une nation , l'abaisse et la corrompt.
Le violent, le forcé, le faux et le hideux ne seront
jamais choses nationales en France. L'esprit public
le repousse ; et voilà pourquoi l'enseignement pu-
258 L'ÉDUCATION NATIONALE
blic a beau faire, par toutes ses traditions et habi-
tudes classiques, il demeure chrétien quand même.
C'est ainsi que , dans le programme officiel de ses
études, il n'a pu refuser ni le premier rang ni la
plus large part à nos auteurs immortels des grands
siècles croyants. Aussi bien quels autres eût -on pu
mettre à la place qui fussent et de meilleurs maîtres
et de plus dignes représentants de notre litté-
rature? Mais n'est-ce pas là un aveu? et mainte-
nir ces grands chrétiens au premier rang des pré-
cepteurs de la jeunesse française, n'est-ce pas as-
sez reconnaître qu'il n'y a de national en France que
ce qui est chrétien?
Si des Lettres je passe à V Histoire, particulière-
ment à l'histoire de France, cette alliance indisso-
luble de l'esprit national et de l'esprit chrétien
s'impose plus impérieusement encore. Un grand
évêque, le cardinal Pie, a prononcé cette parole :
« Il y a deux choses qui n'en font qu'une en
France : c'est le bon sens et le sens chrétien. Les
écrivains modernes fondent en vain l'espoir d'abais-
ser et de dépraver cet esprit national, ils n'y réussi-
ront pas. Notre nation est née dans le baptistère de
Reims; et les racines du pays baignent toujours
dans les eaux de ce baptême. » Et, en effet. Mes-
sieurs, notre tradition, notre gloire, nos expédi-
tions, nos institutions, notre civilisation, ne sont-
elles pas chrétiennes? Et dès lors peut -elle être
autrement que chrétienne l'histoire de ce qu'on a si
bien nommé les « Gestes de Dieu par les Francs »?
L'ÉDUCATION NATIONALE 259
N'est-ce pas le christianisme qui a tenu la plume
pour en écrire les pages , depuis les Chansons de
gestes et les grandes Chroniques de saint Denis,
jusqu'à vos illustres chroniqpieurs de Flandre,
Froissard et Comines, sans parler de tant d'autres?
En outre et surtout, n'est-ce pas le christianisme
qui seul possède la clef de notre destinée nationale,
et nous en donne le sens? Et quel beau sens il don-
nait à la mission de la France ! Quelle place il lui
assignait dans la famille des nations! En consé-
quence quelle fierté, quel respect et quelle fidélité
à cette grandeur héréditaire il inspirait à ses fils !
A tous ces signes j'ai reconnu un enseignement na-
tional. Mais je ne le reconnais plus dès qu'on en a
banni ce qui éclaire tout, anime tout, relève tout.
Pour qui n'écrit pas ou ne lit pas nos annales
avec l'esprit de foi, l'histoire de France est une
énigme , rien ne s'explique plus. Expliquez donc
sans la foi Clovis et Charlemagne, et saint Louis, et
Jeanne d'Arc, et Bayart, et les Croisades, et la
Ligue, tout notre passé militaire, tout notre passé
politique et intellectuel !
L'impuissance est manifeste ; et devant cette im-
puissance il n'y avait qu'un parti à prendre, c'était
de dénaturer les choses et de travestir les per-
sonnes. On ne s'en est pas fait faute, et l'histoire
est devenue, depuis soixante ans, « cette conju-
ration contre la vérité d dont parle le comte de
Maistre. Il y avait un autre parti : c'était de dire
que l'histoire de France, comme la France elle-
260 L'ÉDUCATION NATIONALE
même, ne date que de 89, en reléguant dans Tombre
commode des temps préhistoriques ces quatorze
cents ans qui sont des siècles de ténèbres parce que
la foi chrétienne en était le flambeau ! A ce thème de
la nouvelle école on voit assez ce que l'histoire a
gagné en vérité; on pressent ce que d'autre part
elle gagne en moralité. On devine, par exemple,
combien le patriotisme français doit profiter à ce
dédain systématique de tout ce qui fut la France de
nos pères. Aussi bien, voici que plusieurs s'en vont
disant que désormais il n'y a plus de patrie, qu'il
n'y a que l'humanité ; il n'y a plus de citoyens , il
n'y a que des hommes ; et quels hommes ! Ils ont
montré ce qu'ils valent et ce qu'ils font de la pa-
trie , à certaines heures sinistres ; on ne s'en sou-
vient que trop. D'autres, et en plus grand nombre,
s'en vont répétant que ce la patrie est partout où l'on
est bien » , ce qui veut dire qu*elle est partout où
l'on s'amuse et où l'on fait fortune. Si ce sont là
les conclusions pratiques de l'histoire telle qu'on
l'a réformée, convenez qu'en cessant d'être chré-
tienne elle n'en est pas devenue plus française pour
cela; et laissez-moi m'en tenir d'autant plus forte-
ment à ma conclusion : à savoir qu'en fait d'his-
toire, comme en fait de littérature, il n'y a de national,
en France, que ce qui est chrétien.
J'en pourrais dire autant de la Philosophie, Nous
avions la nôtre, en France; et quelle philosophie
que celle qui s'en allait de saint Anselme à Des-
cartes, de Descartes à Malebranche, en touchant,
L^ÉDUCATION NATIONALE 261
à travers les siècles , tous les sommets lumineux de
l'intelligence humaine I Nous nous en sommes las-
sés; nous lui en avons voulu, comme les fils de
Jacob en voulaient à Joseph, parce qu'elle élevait
ses regards plus haut que la terre, parce qu'elle
lisait aux cieux, parce qu'elle était croyante, qu'elle
faisait de la métaphysique. Ecce somniator venit;
c'est une rêveuse, avons -nous dit; et nous l'avons
d'abord précipitée, elle aussi, comme Joseph, dans
une citerne , ce trou sans air de la psychologie dans
lequel Théodore Jouffroy se plaignait d'étouffer;
puis nous l'avons vendue à des maîtres étrangers.
Hier c'était aux Allemands, à Kant, à Fitche, à
Hegel; aujourd'hui c'est aux Anglais, à Herbert
Spencer, à Darwin. Mais, pour être devenue anglaise
ou allemande, notre philosophie en est- elle plus na-
tionale pour cela? En est- elle plus lumineuse pour
habiter sous les brouillards du Rhin et de la Tamise?
En est-elle plus élevée pour être descendue du spi-
ritualisme au matérialisme, de la pensée à l'instinct,
et de l'ange à la bête?... Je n'insiste pas. Messieurs)^
mais vous me permettrez de vous demander si cette
science alourdie, ce positivisme étroit, cette langue
pédantesque et barbare, ressemblent en quelque
chose à la langue, à l'élan, à l'esprit de la France?
Tout cela nous ressemble à peu près comme l'oi-
seau de nuit, la chouette, qu'Athènes avait. donnée,
je ne sais pourquoi, pour emblème de la sagesse à
sa Minerve païenne, ressemble à l'alouette gauloise,
l'alouette du matin, qui, elle, monte et chante au
262 L'ÉDUCATION NATIONALE
soleil, nageant dans la lumière et la liberté. Encore
une fois n'insistons pas; et de la philosophie comme
de rhistoire et des lettres, nous sommes en droit
de dire qu'elle n'est plus nationale dès qu'elle n'est
plus chrétienne.
II
Je n'ai encore parlé que de I'Enseignement na-
tional, ou de la formation intellectuelle de l'homme :
rÉDUCATiON nationale ou sa formation morale est un
autre grand domaine dont la hbre pensée et les
corps officiels s'adjugent le monopole. A quels titres
le réclament-ils? Je ne les examine pas, je ne les
discute pas; mais j'oserai présenter les nôtres en
regard des leurs. Vous prononcerez ensuite.
L'éducation nationale est pour nous première-
ment une éducation morale, Ahl sans doute on la
veut bien pareillement morale dans une autre école ;
mais par le même mot nous n'entendons pas abso-
lument la même chose; et si, comme je le crois,
nous tendons au même but, c'est par un autre
chemin.
Ainsi, tout d'abord, en tête de notre code de mo-
rale nous ne plaçons pas les droits de l'homme;
mais nous croyons plus juste de mettre les droits
de Dieu. Si nous parlons quelquefois à l'enfant de
la Uberté, nous l'entretenons plus souvent encore
de l'autorité; et la soumission, non l'insurrection,
est regardée par nous comme le plus saint des de-
L'ÉDUCATION NATIONALE 263
voirs. Tout en n'ignorant pas que l'homme n'est ni
ange ni bête, nous mettons cependant l'ange fort
au-dessus de la bête, et c'est pourquoi chez nous
l'éthique l'emportera toujours sur la gymnastique.
Encore moins remplacerons -nous la morale chré-
tienne par la morale civique, laquelle ne repose
sur rien; et nous continuerons de demander à
l'Évangile ces vertus nationales qui furent les vertus
de nos pères.
Aussi bien cette vieille morale n'en est plus à
faire ses preuves. C'est elle, et elle seule, qui de
tout temps a donné à la France des hommes, de ces
vrais hommes qui, à l'heure du péril, deviennent
de vrais soldats, parce qu'ayant lu « qu'il ne faut
pas craindre ceux qui ne tuent que le corps et ne
peuvent perdre l'âme », ils sacrifient cette vie avec
d'autant plus d'élan qu'ils comptent, comme ils
disent, sur une vie de rechange. C'est elle qui lui
a donné ces loyaux magistrats qui rendent des ar-
rêts d'autant plus équitables qu'ils les prononcent
devant Celui qui juge les justices. C'est elle qui
lui a donné ces hommes publics, hommes d'État
et hommes d'affaires, qui n'auraient eu qu'à se bais-
ser pour ramasser des millions; mais « il eût fallu *
se baisser », selon le mot de Berryer, et ils sont res-
tés droits. Eh bien, morale pour morale, qu'on nous
laisse préférer cette morale héréditaire qui aurait
bien encore son utilité, même aujourd'hui. Nous ne
croyons pas en cela désobliger la patrie, quand cette
patrie est celle où jadis on se consolait d'avoir tout
264 LȃDUGATION NATIONALE
perdu, quand l'honneur restait sauf; et en cela
encore, pour être vraiment nationale, notre éduca-
tion morale devra rester chrétienne.
L'éducation nationale est pour nous, en second
lieu , une éducation religieuse. Nous sommes l'école
de Dieu, et nous ne croyons pas à l'éducation de l'é-
• cole sans Dieu. Je l'ai déjà proclamé précédemment
dans cette enceinte, en une fête semblable; je ne
reprendrai pas ce programme. Mais puisque aujour-
d'hui, ici, il s'agit particulièrement de vertus natio-
nales et de principes sociaux , je m'en tiendrai aux
trois grands principes qui constituent, a-t-on dit,
notre fond national, sous le nom de Liberté, d'Éga-
lité et de Fraternité. Ils ne peuvent manquer d'être
.présents à tous les esprits, car nous les avons
inscrits sur tous les murs. Pour nous, chrétiens,
nous les gravons dans le cœur de nos enfants,
mais en ayant soin d'en demander d'abord le
vrai sens à un maître qije nous avons placé à la
tête de nos maîtres. C'est lui qui est notre grand
maître de l'Université et notre ministre inamovible
de l'instruction publique : Notre-Seigneur Jésus-
Christ.
Nous nous sommes donc souvenus que Jésus-
Christ était venu pour rompre les fers des captifs et
émanciper les esclaves du mal, délivrer les âmes
par sa grâce, affranchir les esprits moyennant la
vérité, et préparer des hommes libres en les rendant
dignes de l'être; et nous avons fait de lui le maître
de la vraie Liberté. Nous nous sommes souvenus
L'ÉDUCATION NATIONALE 265
qu'il avait appelé à lui les bergers et les mages, les
petits comme les grands, les pauvres comme les
riches, les serviteurs et les maîtres, les Juifs et les
Gentils, les Grecs et les Barbares, leur ouvrant
également ses bras pour les élever, les porter jus-
qu'au trône du royaume des Cieux; et nous avons
fait de lui le maître de la vraie Égalité. Nous nous
sommes souvenus qu'il avait été l'ouvrier de Naza-
reth, le compagnon des papvres, le divin médecin
des malades , le consolateur des affligés , le nourri-
cier des foules, et nous avons fait de lui le maître et
le modèle de la vraie Fraternité. En cela nous
n'avons feit que lui rendre ce qui était à lui, car il
n'est aucune de ces choses qui n'ait été chrétienne
t
avant d'être française; et « le Christ, qui aime les
Francs » , les avait mises dans l'esprit et les mœurs
de nos pères avant que nous les eussions mises or-
gueilleusement dans nos codes. Ces conquêtes mo-
dernes, comme on les appelle, ont été d'abord des
conquêtes chrétiennes; et s'il faut en remercier
quelqu'un avant tous les autres, c'est celui dont
François l^^ écrivait à sa mère , le soir de la bataille
deMarignan, a qu'il fallait faire remercier Dieu, car,
sans point de faute , il s'est montré bon Français. »
Enfin l'éducation nationale, pour nous, c'est l'édu-
cation catholique romaine. Mais là est le grand
reproche, et l'objection capitale. Nous recevons
notre direction d'au delà des frontières. Or une telle
direction peut- elle être nationale? nous deman-
dent les hommes du jour. Il est vrai que, en eflfet,
12
266 L'ÉDUCATION NATIONALE
nous prenons le mot d'ordre de la vérité là où Jésus-
Christ Ta mise. La voulant infaillible, nous ne l'em-
pruntons pas aux assemblées issues du suffrage
populaire et aux oracles du pouvoir. La voulant
autorisée au for intime des âmes, nous ne la deman-
dons pas aux puissances temporelles et aux corps
constitués de l'enseignement d'État. Nous hésitons à
jurer sur la parole des hommes, et notre indépen-
dance consiste à ne vouloir recevoir nos croyances
que de la main de Dieu. Voilà pourquoi nous allons
au Vicaire que ce Dieu de toute vérité s'est donné
sur la terre. Mais, bien que ce représentant de son au-
torité habite au delà des monts , il n'est pas pour cela
un étranger, loin de là. Il s'appelle le pape, c'est-à-dire
le père; et depuis quand un père est-il un étranger
pour sa propre famille? De plus il est reconnu que
ce père a pour notre nation, qui est sa fille aînée,
une prédilection qui n'a cessé de faire de lui notre
meilleur conseil et notre plus solide appui. A quel
cœur français peut- il donc être suspect?
Enfin, de même qu'autrefois il a, lui et les évêques,
fait la France de nos aïeux « comme les abeilles
font leur ruche », de même encore aujourd'hui il
tient seul entre ses mains les doctrines et les prin-
cipes qui refont les sociétés, et pourraient remettre
la nôtre à la tête des nations. Qu'on ne redise donc
plus, à propos de notre enseignement, que nous
faisons deux Frances séparées l'une de l'autre,
deux nations l'une dans l'autre, sinon opposées et
armées l'une contre l'autre. C'est nous, au con-
j
L'ÉDUCATION NATIONALE 267
traire, qui sommes l'unité, mais Tunité dans la
vérité. Le vrai patriotisme consiste à mener la jeu-
nesse, c'est-à-dire l'avenir, à Celui qui fera la
première de ces choses en lui donnant la seconde.
C'est là, et là seulement, qu'elle prendra les leçons
d'une éducation d'autant plus nationale qu'elle sera
davantage catholique romaine.
A vous d'y travailler, pères et mères de famille,
en mettant au premier rang de vos sollicitudes le
r^ne de Jésus-Christ dans l'âme de vos enfants.
Un de ces derniers matins, ouvrant ma Bible, j'y lus
ces mots énergiques, qui me frappèrent beaucoup :
Regnantïbus impiis, ruinse hominum : ce Règne de
l'impiété, ruines d'hommes. »
Des ruines d'hommes. Messieurs, n'en sommes-
nous pas entourés? Des âmes en ruine, des intelli-
gences en ruine, des consciences en ruine, n'est-
ce pas le spectacle universel? A quoi cela tient -il?
Regnantïbus impiis. Rétablissez le règne de Dieu,
et par le règne de Dieu les âmes et la société se
relèveront de leurs ruines.
Ce sera beaucoup votre ouvrage, à vous aussi,
mes enfants. A vous de nous préparer de magna-
nimes citoyens , en étant et en demeurant toujours
de vrais chrétiens. Vous en avez l'ambition, et j'aime
à rappeller un jour de cette année où vous en portiez
très haut le témoignage. C'est il y a deux mois,
lorsque la longue procession des enfants et des pa-
rents faisait cortège au très saint Sacrement dans les
jardins du collège. Devant l'autel chaippêtre rayon-
/
268 L'ÉDUCATION NATIONALE
nant de lumières, éclatant d'or et de fleurs, entouré
d'encens, de prières et d'harmonies, vous éleviez
les bannières de chacune de vos classes , avec leurs
inscriptions militantes ou triomphantes. On pouvait
en remarquer une où se lisaient ces mots : Pro Deo
et Patria : « Pour Dieu et la Patrie. » C'était bien
notre devise. La bénédiction divine est descendue
sur elle; elle ne restera pas lettre morte, et l'on
saura un jour, en vous voyant à' l'œuvre , que le
vrai patriotisme est le vrai christianisme, et que les
meilleurs enfants de la France sont les meilleurs
enfents de l'Église et de Dieu.
XIX
LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON
Le R. P. Pillon, après avoir quitté le collège Sainl-
Joseph, s^était retiré dans une maison voisine, au bou-
levard Vauban, à la tête d^une petite communauté de ses
religieux. C'est là qu'il vivait dans la retraite et la prière,
entouré de la vénération universelle.
Il n'apparaissait au collège que dans de très rares cir-
constances. Il accepta seulement une fois de présider le
banquet annuel des anciens, et il y fut l'objet d'un véri-
table triomphe d'affection et de reconnaissance.
S'étant rendu à Rome, en 1884, pour l'élection d'un
Supérieur général de la compagnie de Jésus , le vieillard
y ressentit la première atteinte du mal qui devait l'em-
porter.
Il revint en France, où il vécut encore quelque temps
dans une douce préparation à la mort, qu'il sentait
proche. Il remit tranquillement son âme à Dieu, le
24 novembre 1885.
XIX
LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON
DANS L'ÉGLISE PAROISSIALE DU SACRÉ-CŒUR
LE 26 NOVEMBRE 1885
PAROLES PRONONCÉES AVANT L'ABSOUTE
Dieu Ta rappelé à lui , ce père de la jeunesse et ce
grand religieux! Lorsqu'il y a un an nous célébrions
son jubilé sacerdotal, — avec quelle allégresse,
vous vous en souvenez! — nous lui souhaitions les
années de ce vieux Mathathias dont il nous retra-
çait la vaillance dans ces combats soutenus pour la
loi et pour la foi, au milieu de ses fils.
Mais ce n'était pas ainsi que Dieu en avait décidé.
Ce n'était pas non plus ce que lui demandait le ser-
viteur fidèle qui aspirait à retourner vers lui. « Je
suis prêt pour le grand voyage, » disait -il un
des jours de ces vacances dernières , alors que ,
dans l'affaissement progressif de ses forces, il avait
cru reconnaître comme la cloche funèbre qui son-
nait son départ. C'est à cette époque qu'il demanda
à être déchargé de la supériorité, lui que la nature
272 LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON
et la grâce semblaient avoir fait pour le comman-
dement. Le sacrifice fut entier, et Tunique sentiment
qu'il manifesta fut la crainte que, par égard pour
ses services exceptionnels, on ne lui laissât encore
les honneurs d'une charge dont on avait consenti à
lui ôter le poids. « Plus rien ici maintenant qui
sente le supérieur, » disait -il en montrant les
meubles de sa modeste chambre de religieux.
De plus en plus on sentait qu'il se détachait de la
terre pour tourner toute son âme vers le Ciel, où il
touchait. La dernière fois qu'il dit la messe, soutenu
par deux de ses pères, ce fut le jour de la Tous-
saint , voulant fêter en ce monde ceux qu'il devait
bientôt aller rejoindre dans l'autre. Puis, un de ces
jours derniers , il se coucha tranquillement et s'en-
dormit en Jésus du sommeil éternel : In pace in
idipsum dormiam et requiescam.
Mais que dis -je, mes frères? Oui, le corps était
couché, mais l'âme restait debout, l'intelligence res-
tait debout, le caractère et surtout le cœur restait
debout. Tout fut grand dans cet homme, la mort
comme la vie. Et laissant à d'autres la consolation
de raconter un jour ce que fut cette vie, je veux
vous dire quelque chose de ce que fut cette mort.
C'était dans cette dernière nuit de mercredi à
jeudi. On le veillait, et à chaque fois qu'il sortait de
son sommeil , on surprenait sur ses lèvres des pa-
roles d'une religion solennelle, profonde. Il semblait
que toute sa vie, tout son magnifique passé avec
ses souvenirs, tout le présent aussi avec ses affec-
LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON 273
lions, se présentaient à lui pour recevoir son adieu
et entendre ses volontés dernières.
Il rappelait d'abord sa Compagnie de Jésus, cette
société d'amour, comme il la nommait souvent avec
saint François Xavier : Societas Jesu, soeietas amo-
ris; et il citait les plus belles maximes de ses de-
vanciers dans le gouvernement.
Un moment ce fut Brugelette qui passa devant
ses yeux. Il nomma la Belgique : « Il y a de la piété,
de la foi dans ce pays, prononça gravement le malade.
Il y a là de la vie et de belles traditions de famille. »
Un peu de temps après on écoute, il parle encore.
Il s'agit de nous maintenant, de notre Flandre mili-
tante, de la jeune troupe que ce vaillant chef a formée
à Saint-Joseph et qui en est sortie. Il semble qu'il
leur parle, et on distingue ces mots : «Les jeunes
gens d'élite doivent former un bataillon d'élite. »
Puis tout à coup, plus tard, c'est l'image de la
France qui vient le visiter : «Pauvre France! pauvre
France! s'écrie-t-il. Enfin, nous sommes entre les
mains de Dieu! »
Monseigneur notre Archevêque avait, la semaine
dernière, visité la résidence de la Compagnie, à Lille.
Le vieillard mourant le revoit devant ses yeux, et en
lui il révère une auguste représentation de l'Église
de Dieu : « Je veux être présenté à Monseigneur! »
dit-il avec autorité. « Mais que lui direz-vous, mon
père? — Eh bien , je lui demanderai sa bénédiction,
pour que j'entre le plus tôt possible en paradis. y>
Ayant ainsi pris congé de ce qu'il avait de plus
42*
274 LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON
cher et de ce qu'il connaissait de plas grand en ce
monde, on ne le vit plus occupé que de son âme et
de Dieu. Ce qui lui revenait sans cesse dans le
cœur, sur les lèvres, c'étaient les prières de la con-
fession et de la communion. Il faisait le mouvement
de se frapper la poitrine : Mea ctdpa, mea culpa,
mea maxima culpa; et tout de suite il commençait à
haute voix sa confession, que le Père Ministre devait
le conjurer d'interrompre. Puis, à un autre moment,
il se croyait à l'autel, il prenait le corps de Jésus-
Cbrist, et avec un accent de religion indicible : Cus-
todiat animam meam m vitam œtemam! Ce n'était
pas du délire, c'étaient des élans de foi et d'enthou-
siasme sacré.
Il invoquait Marie; elle lui était présente, n re-
prenait fréquemment et prononçait distinctement
chacune des paroles de Y Ave Maria, en insistant
sur la fin : nunc et in hora mortis nostrse. Amen.
Enfin le grand religieux se tournait vers le père de
la glorieuse £amille dont, depuis plus de soixante
ans, il était l'indigne fils, comme il s'exprimait, et on
l'entendait dire, comme en se jetant dans ses bras :
« mon père Ignace, vous ne me repousserez
pas! ï)
Le lendemain, c'était le silence et ce qu'on croyait
le sommeil; le soir, à cinq heures, 26 novembre,
c'était la mort, la plus douce des morts.
Dieu soit béni I il fait bien ce qu'il fadt. Et cepen-
dant nous formions d'autres vœux et nous nourris^
sions d'autres espérances. Nous espérions. Sel-
LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON 275
gneur, que vous rétabliriez votre royaume d'Israël ,
et que celui-là, votre disciple aimé, resterait parmi
nous jusqu'à ce que vous vinssiez, et qu'il verrait
votre jour et s'en réjouirait. Nous nous faisions une
fête de le voir rentrer dans la maison dont on l'avait
chassé; et j'en atteste ces autels, il n'y aurait pas
eu pour nous , dans notre vie , de journée plus heu-
reuse que celle où nous aurions remis entre ses
mains la houlette que lui-même nous avait confiée,
et que nous ne gardions qu'afln de la lui rendre
un jour.
Mais Dieu, qui Faimait, en avait jugé d'autre sorte.
Il était temps que celui qui était de la Compagnie de
Jésus sur la terre entrât enfin dans la Compagnie de
Jésus dans le Ciel. Selon les divines promesses, il
était temps que « celui qui avait légitimement et si
longtemps combattu fût enfin couronné». Il était
temps que « celui qui avait enseigné la foi de Dieu
aux petits fût enfin salué grand dans le royaume
des Gieux y>. Il était temps que « celui qui avait
formé et instruit tant d'âmes brillât comme une
étoile durant toutes les éternités ».
Nous priions ici- bas pour le retenir encore; mais
d'autres là-haut priaient pour le rappeler à eux. Ils
ont été plus forts que nous , et je n'en suis pas sur-
pris; ils sont si près de Dieu! C'étaient les saints
qu'il invoquait dans sa dernière nuit : Ignace, Xavier,
François Borgia, Régis, Gonzague, Stanislas, Rodri-
guez, Berchmans. C'étaient ces autres saints, ses
contemporains, et quelques-uns ses amis, dont il
276 LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON
parlait tant de fois : Varin, Guidée, Ravignan, Oli-
vaint, Pontlevoy, qui l'avaient précédé avec le signe
de la foi et qui s'étaient endormis du sommeil de la
paix. C'étaient aussi ses frères, ses fils et ses élèves
de Brugelette, de Vannes, de Paris, d'Amiens et de
Lille, jeunes gens ravis avant l'âge, sous les yeux
de leurs parents, soldats tués à l'ennemi ou prêtres
tués aux missions, pères de famille ou pères des
âmes , martyrs de la foi ou martyrs du devoir, qui ,
l'ayant devancé dans le collège des élus, avaient hâte
d'y revoir celui qui leur en avait fait désirer le
bonheur et montré le chemin.
Hâtez donc par vos prières , mes frères et mes fils ,
cette entrée et ce triomphe dont ces si grandes ob-
sèques ne sont cependant qu'une lointaine et lan-
guissante image. Aussi bien celui que nous pleurons
ne nous est -il pas entièrement enlevé, et il nous
reste encore quelque chose de lui. Il nous reste ses
victoires, il nous reste ses fondations, dont nous
sommes la plus jeune, et que, lui aussi, comme le
guerrier Thébain, il aurait pu nommer ses filles im-
mortelles. Il nous reste l'exemple de cette grandeur
d'âme, à la fois sacerdotale et royale, qui le faisait
ressembler à ce Melchisédech , roi de Salem et
prêtre du Très-Haut, qui offrait au Seigneur le
sacrifice du pain et du vin. Il nous reste l'exemple
de cette bonté dans la force, de ce rayon de miel
dans la bouche du lion, qui fut montré autrefois à
un des juges d'Israël, et qui fut montré à notre
génération dans cet autre Moïse, le plus doux
LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON 277
comme le plus énergique entre tous les conduc-
teurs de nos jeunes tribus dans le désert de ce
siècle.
Durant ces dernières années, notre Moïse, tou-
jours devant Dieu sur la montagne de l'oraison
ou de l'autel, ne cessait de lever les mains pour
nous vers le Seigneur. Ah ! que de là haut encore il
soutienne nos combats , nos interminables combats,
en nous assurant la victoire !
Que de là haut il bénisse ses frères , sa société
religieuse, au service de laquelle il est mort vaillam-
ment, puisque c'est à son service, à Rome, qu'il fut
atteint, pour la première fois, du coup dont le noble
vétéran ne devait pas guérir.
Qu'il bénisse ses ennemis et ceux de sa société,
puisque, hélas! il en eut. Ils ne savaient pas ce
qu'ils faisaient : que le Seigneur leur pardonne
donc, et qu'il ne retourne pas contre ces infortunés
la qualification et la condamnation qu'ils osèrent
infliger à l'honneur de sa vie et à l'immaculée di-
gnité de ses cheveux blancs !
Qu'il bénisse ces catholiques qui l'assistèrent
alors, et qui aujourd'hui se pressent si nombreux,
si unanimes dans leurs regrets et leurs hommages ,
près du cercueil de celui qui partagea avec eux les
devoirs et le dévouement de la paternité.
Qu'il bénisse nos enfants, qui furent toujours les
siens; qu'il en bénisse les maîtres, qui se faisaient
une gloire d'être ses fils , eux aussi , et qui en ont
porté un si beau témoignage dans le deuil de cette
278 LES OBSÈQUES DU R. P. PILLON
journée, qui devrait être le deuil de toute la jeu-
nesse catholique de France.
Et pour moi aussi, mon Père, n'avez- vous pas
encore une bénédiction? Vous étiez deux fois père
pour moi , puisque vous étiez celui de mon âme et
celui de mon collège. En cherchant le bienfait de
votre direction, lumineuse et grande, j'avais voulu
me faire et vous faire à vous-même la consolante
illusion que par là vous gardiez encore, en quel-
que manière, la direction de cette école, où du
premier au dernier nous voulions tous être vôtres.
Et voilà maintenant, ô père, que, comme Élie,
vous êtes emporté au Ciel sur le char de feu de
votre charité : Pater mi, Pater mi, currus Israël et
auriga ejus! Et je ne vous verrai plus, et non am-
plius videhat eiim; et votre disciple Elisée reste
sans vous dans ce monde, qui en veut aux pro-
phètes , et où naguère vous teniez tête à l'impiété
d'Achab et à la méchanceté de Jézabel. Ah! du
moins faites tomber sur moi votre manteau, et
que, pareil à Elisée, il me soit accordé d'opérer
quelques-uns de ces miracles de grâce qui font re-
naître les enfants et qui les rendent vivants à l'É-
glise, leur mère : Et dixit viduse : Toile filium tuum.
Enfin que , suivant la même route que vous , j'aille
vous rejoindre un jour, mais avec toute notre fa-
mille; et là vous dire, comme Jésus disait à Celui
qui l'avait envoyé : « Père, voici les fils que vous
m'avez donnés, et aucun d'eux ne manque, aucun
ne s'est perdu. » Ainsi soit- il.
XX
LA CONGRÉGATION DES SAINTS INNOCENTS
Uécole Saint- Joseph possède cinq congrégations pour
ses cinq divisions , chacune sous la conduite d^un direc-
teur prêtre.
Chaque congrégation constitue une véritable société
organisée et complète. Elle a son préfet, ses assistants,
son secrétaire, ses conseillers, ses autres dignitaires élus
annuellement par les congréganistes. Elle a aussi ses
règles, son conseil, son gouvernement, ses fêtes, ses pri-
vilèges , mais surtout ses devoirs propres , qui sont ceux
d'un corps d'élite.
Dans l'économie générale du collège, la Congrégation a
une action prépondérante. Elle est, de fait, le pivot sur
lequel roule toute la vie morale, religieuse, disciplinaire
de chaque division, qu'elle entraîne dans le bien.
Les plus jeunes enfants, n'ayant pas jusqu'ici, parmi
eux, le bénéfice d'une pareille association de piété et
d'exemple, nous avons cru le temps venu d'en doter leur
division. Le jour de l'inauguration, avant le salut, ont été
prononcées les paroles suivantes :
XX
LA CONGRÉGATION DES SAINTS INNOCENTS
ENTRETIEN POUR SON INSTALLATION
28 DÉCEMBRE 1885
Mes petits Enfants,
Il y a bien longtemps que je me dis à moi-même :
<t Pourquoi nos petits élèves de la cinquième divi-
sion sont- ils les seuls dans le collège qui n'aient
pas, comme les autres, leur congrégation à eux,
avec ses fêtes, ses beaux saints, ses réunions, ses
dignitaires, ses privilèges, et son directeur et père? »
Ce qui voulait dire : a Pourquoi , dans ce bercail de
Saint -Joseph, les agneaux de notre troupeau ne se
grouperaient -il pas sous la houlette particulière de
quelque saint berger ou sainte bergère du Ciel? »
Voilà ce qui inquiétait votre berger de la terre. Car
enfin, me disais-je encore, parce qu'ils sont jeimes,
très jeunes, qu'ils n'ont encore que sept, huit,
neuf ans, et qu'ils font seulement leur huitième,
leur neuvième ou leur dixième, est-ce à dire qu'ils
ne sont pas les amis du bon Dieu, même ses
282 LA CONGRÉGATION DES SAINTS INNOCENTS
meilleurs amis? Ah! qu'ils le sont bien plus et
à plus juste droit que de vieux pécheurs comme
nous !
Alors je me rappelai cette scène aimable de
l'Évangile, où Ton voit les enfants, de tout petits
enfants, se pressant dans le temple de Jérusalem
autour de Notre- Seigneur, auquel ils s'obstinaient
à crier et à chanter : a Honneur au fils de David I »
Je me demandais ce que Jésus-Christ devait penser
de cela, et je fus heureux de l'entendre répondre à
ses disciples qui voulaient faire taire la voix par
trop bruyante de ces innocents ce que rien ne valait
la louange qu'il recevait de leurs lèvres », et que
c'était pour lui une musique du paradis.
Mes chers enfants, c'était leur dire qu'il les rece-
vait dès lors pour ses congréganistes. C'est donc
l'histoire de l'institution de notre congrégation des
petits que cette histoire -là; votre premier berceau
se trouve là sous les portiques du temple de Jéru-
salem. Quelle belle origine vous avez !
Mais pourquoi donc le bon Dieu , lui qui est plus
grand que tout, se plaît-il tant avec vous, qui êtes
si petits? et pourquoi veut-il que nous, qui sommes
ses ministres, nous fassions en cela comme lui?
C'est là un bien haut mystère, mes très chers
enfants! Je vais tâcher cependant de vous l'expli-
quer de mon mieux en trois mots qui se ressemblent
beaucoup , ce qui vous aidera à les mieux retenir :
Dieu vous aime et nous vous aimons, parce que
vous êtes Yinnocence , parce que vous êtes YvmpuiS'
LA CONGRÉGATION DES SAINTS INNOCENTS 283
sance, parce que vous êtes l'espérance. Que je serais
heureux de vous le faire comprendre I
Lorsque je dis premièrement que vous êtes Vin-
nocence, je ne veux pas dire que vous êtes précisé-
ment sans défauts; ce qui vous ferait de la peine,
parce que vous croiriez que je veux me moquer de
vous. Je sais bien que le péché n*a pas été sans ter-
nir de quelques grains de poussière la fraîcheur de
votre baptême ; mais ce n'étaient, j'aime à croire, que
des grains de poussière. Si c'était, hélas ! le péché, ce
n'était pas le vice; si c'était une tache, ce n'était pas
un ulcère; et il en est de lui comme de cette tache
d'encre que trop souvent, mes pauvres amis, j'aper-
çois sur vos frais visages quand vous venez d'écrire
vos devoirs : elle n'est qu'à la surface, et on l'efiFace
vite. Le mal ne demeure pas en vous; ce qui demeure
en vous, c'est la grâce franche d'un âge qui peut être
tenté, mais qui n'a rien trahi, qui n'a rien profané;
c'est une âme neuve, candide, une page blanche sur
laquelle la main de Dieu peut encore écrire ce
qui lui plaît; une fontaine dont le cristal reflète l'é-
dat des cieux. c Si tu pouvais voir la beauté d'une
âme en grâce avec moi, disait un jour Notre-Sei-
gneur à sainte Thérèse , tu en mourrais d'amour I »
Je le crois bien, ce serait à tomber à genoux; car
c'est la présence de Dieu rendue visible parmi les
hommes. A ce spectacle nous resterions suspendus
dans le ravissement, et nous ne pourrions nous
rassasier de voir cette ccdombe radieuse, agitant
dans une allégresse divine les deux ailes de son
284 LA CONGRÉGATION DES SAINTS INNOCENTS
intelligence et de son amour, toutes les facultés de
l'âme attachée à la Trinité sainte comme des abeilles
attachées au sein d'une fleur... Mais Notre-Seigneur
a tout dit d'une seule parole, lui qui lit couramment
dans les âmes, mes enfants, comme vous lisez dans
les livres; il a tout dit le jour où, appelant un petit
enfant et le plaçant comme modèle au milieu de ses
apôtres, il leur déclara que c'était comme cela qu'il
fallait être pour lui plaire, et que quiconque parmi
les hommes ne devenait semblable à cet enfant
innocent ne pouvait prétendre à entrer dans le
royaume des Cieux.
Mais l'innocence est une plante qu'il faut cultiver
et défendre pour qu'elle soit digne de ces complais
sances divines. Les Livres saints la comparent à un
lis éclatant de pureté et de blancheur, mais à un lis
entouré, gardé par des épines. Qu'est-ce à dire, mes
enfants? L'été dernier un beau lis avait poussé dans
votre jardin; vous le visitiez, vous le soigniez, il
embaumait vos sens , il faisait le plaisir de vos yeux.
Mais il avait ses ennemis; il vous fallut le protéger,
et on vous vit empressés à lui faire un rempart
contre les atteintes du dehors. Et l'innocence, ce
lis de votre âme, n'a-t-elle pas ses ennemis, elle
aussi ? C'est l'insecte du péché qui voudrait la
saUr; c'est la poussière du monde qui voudrait la
ternir; c'est la dent du démon qui voudrait ronger
sa racine et la faire périr. Qui vous aidera à la
défendre? Ce sera la Congrégation, sa direction,
ses instructions, ses bons exemples, ses grâces.
LA CONGRÉGATION DES SAINTS INNOCENTS 285
C'est elle qui sera autour de votre lis cette haie
d'épines tutélaire, serrée, infranchissable, qui em-
pêchera le pied du méchant de l'approcher, son
contact impur de le souiller. Ainsi votre âme gran-
dira, comme la fleur sur sa tige, haute, ferme,
droite, à l'abri des insultes et des orages; et quand
l'heure sera venue de la première communion, elle
s'ouvrira, s'épanouira pour recevoir Jésus -Christ,
<i qui se plaît parmi les lis » , comme le lis reçoit la
rosée dans son calice sans tache.
Je vous ai dit en outre que Dieu vous aime et que
nous vous aimons parce que vous êtes Vimpuis-
sance : c'est la seconde raison. Mais que veut donc
dire ce grand mot? Il veut dire, mes petits enfants,
qu'étant très petits, vous êtes très faibles, que par
vous seuls vous ne pouvez rien, vous n'avez rien,
vous ne savez rien , et que dès lors vous avez besoin
de tout et de tous. Ne vous en plaignez pas toute-
fois, car c'est par cette indigence môme que vous
attirez sur vous les regards du Tout- Puissant, qui
a pitié de vous. Mes petits enfants, ne dit- on pas
que c'est la pente de l'amour de condescendre à
ce qui est humble, et que le mouvement de la
force c'est de s'incliner vers la faiblesse? Vous-
mêmes vous aimez l'oiseau, l'animal, la plante, qui
sont plus petits que vous et ont besoin de vous.
Ainsi le Dieu très grand et très 4)on est attiré vers
vous par votre petitesse même; et si de toutes ses
créatures vous êtes les plus aimées, n'est-ce pas
parce que, par la condition de votre âge, vous êtes
286 LA CONGRÉGATION DBS SAINTS INNOCENTS
les plus dénuées, et que, n'ayant rien par vous, vous
attendez tout de lui? Il y va de sa gloire d'être alors
tout pour vous : « Mon petit enfant, tu n'es que
d'un jour, mais moi je suis l'éternité; mon pauvre
enfant, tu es l'indigence, mais moi je suis la ri-
chesse et la félicité; mon faible enfant, tu n'es qu'im-
puissance, mais moi je suis la force et la suprême
majesté. Viens à moi , tout ce que j'ai et tout ce
que je suis, je l'ai et le suis pour toi. d Ce raisonne-
ment de la bonté vous le connaissez, mes enfants ,
c'est le raisonnement d'un père; et qui est plus père
que Dieu ?
Eh bien, c'est principalement à la Congrégation
que ce Dieu vous tient ce langage. C'est là qu'il vous
ouvre ses bras, enfants infirmes, pour vous sou-
lever; c'est là qu'il vous prend sur ses épaules,
agneaux tremblants , pour vous porter : « Venez à
moi, ô vous tous qui n'en pouvez plus, et je vous
soulagerai! » Mes chers enfants, avez -vous vu, en
images du moins, le tableau où un grand peintre,
appelé Murillo , représente l'enfant Jésus à votre âge
environ, marchant dans une belle campagne, entre
Marie et Joseph, qui le tiennent chacun par la main?
Voilà ce qui se fait ici. Le jour où vous entrez dans
la Congré'gation, vous mettez votre main dans la main
de puissances célestes qui soutiennent vos pas. Ne
vous en séparez point, et vous ne tomberez jamais.
Je vous ai dit qu'enfin vous étiez Yespérance,
Gela me rappelle une parole adressée à Louis XV
par une dame de la cour qui avait autrefois assisté
LA CONGRÉGATION DBS SAINTS INNOCENTS 287
à son sacre : a Ahl sire, lui dit- elle, c'est vous qu'il
fallait voir alors! vous étiez beau, beau comme Tes-
pérance. » Bien volontiers, mes enfants, j'en dirais
autant de vous, vous que le baptême a sacrés rois
du royaume des Gieux ; vous étiez alors et vous êtes
encore aujourd'hui beaux comme l'espérance. N'êtes-
vous pas, en effet, l'espérance de vos familles, l'espé-
rance de l'Église, l'espérance de ce collège? Et vous
étonnerez -vous dès lors si on vous aime comme on
aime le matin, comme on aime le printemps?
Mais encore faut- il que vous répondiez à cet
espoir. Or c'est la Congrégation qui vous apprendra
à le faire en vous inspirant l'émulation à grandir,
à vous élever de vertus en vertus. Car, ne l'oubliez
pas, vous êtes une troupe d'élite, vous êtes une
chevalerie, vous devez vous y montrer sans peur
et sans reproche, marchant à la tête de vos frères
dans le combat de chaque jour pour le travail , la
discipline, la rehgion, le silence, auquel vous con-
vie l'exemple de Jésus votre frère. Lui aussi, lui
surtout était beau comme l'espérance, le jour où les
bergers, et les rois, et les anges, et le vieillard du
temple saluaient en lui un Sauveur. Tournez la page
de l'Évangile: « Et l'Enfant, est -il écrit, croissait
en âge, en sagesse, en grâce et en force devanj
Dieu et devant les hommes. » Voilà comment l'en-
fant Jésus justifia ces présages ; voilà comment vous-
mêmes vous les justifierez; et alors ce ne sera plus
seulement l'espérance que vous serez, ce sera la
vertu, ce sera le progrès.
288 LA CONGRÉGATION DES SAINTS INNOCENTS
Je sais que tout cela coûte , et ce que je vous
prêche ici n'est rien moins que le sacrifice. Mais je
sais d'autre part qu'il ne vous fait pas peur. Vous
en êtes tous bien capables, si petits que vous soyez,,
et ce n'est pas pour rien que vous avez choisi pour
patrons de votre Congrégation des saints qui sont
des martyrs.
C'est ainsi que plus d'une fois on a vu de jeunes
enfants désirer, chercher le martyre. On raconte,
par exemple , de sainte Thérèse et de son frère Ro-
drigue, qu'ayant votre âge ils s'étaient pris d'un si
beau feu à la lecture de l'histoire des saints de
l'ÉgUse primitive, qu'un jour tous deux partirent
pour aller chez les Maures, qui étaient près de là,
confesser Jésus-Christ et donner leur sang pour lui.
On les rejoignit en chemin, et on les ramena tout
pleurants à la demeure paternelle. Sainte Thérèse
ne devait pas mourir du martyre du sang; elle
devait mourir du martyre du cœur; elle devait vivre
et mourir de l'amour de Jésus.
Vivez de cet amour, endurez ce martyre, le
martyre du devoir, et après une longue vie allez
partager la couronne et les joies des Innocents, qui
vous reconnaîtront pour leurs frères dans le Ciel.
XXI
BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
LE 15 NOVEMBRE 1886
13
Au mois de novembre de Tannée 1885, la proposition de
bâtir une chapelle qui remplaçât la chapelle provisoire établie
dans l^étage supérieur du collège fut présentée à Messieurs les
Administrateurs de la Société civile. Elle fut adoptée en consi-
dération « du nombre croissant des élèves, qui réclamait cet
(•tage tout entier pour les classes », et plus particulièrement
en considération de la convenance qu'il y avait à donner à
Notre-Seigneur une demeure plus digne.
Au même jour il fut décidé qu'une grande Salle des séances ,
pour les réunions et fêtes du collège , serait construite séparé-
ment au centre du jardin , aux frais de la Société civile.
Quant à la chapelle, « M. le supérieur et MM. les Adminis-
trateurs prenaient la confiance de faire appel à la générosité
des familles dont les fils ont reçu ou reçoivent encore le bien-
fait de réducation chrétienne à Saint-Joseph. »
C'est dans ces termes qu'était conçue une lettre du 20 dé-
cembre adressée à toutes les familles, au nom de M. le supé-
rieur et de MM. Henbi Bernard, Ch. Verlet, G. Thery,
L. Delcourt, Maurice Bernard, Administrateurs.
Le 4 janvier 1886 furent commencées les visites et démarches
auprès des familles par M. le Supérieur et un des Pères de la
Compagnie de Jésus, pour inviter à la souscription, laquelle
reçut partout très bon accueil.
L'adjudication des travaux fut faite le 22 mai, à huit heures
du matin, en présence de MM. les Administrateurs, après la
prière au Saint-Esprit. M. Emile Rouzé, entrepreneur, se
rendit adjudicataire aux conditions que signèrent les deux
parties.
Les travaux commencèrent le 24 mai , fête de Notre - Dame
Auxiliatrice , sous la direction de M. Mourcou , architecte, qui
précédemment avait construit le collège, et dont les plans pour
cette chapelle avaient été mûrement élaborés sous le regard et
avec l'aide du R. P. Préfet.
La nécessité d'établir les fondations à une très grande pro-
fondeur ayant retardé les premiers travaux, ce fut seulement
le 15 novembre 1886 qu'ils arrivèrent à fleur du sol, et nous
permirent de procéder à la bénédiction solennelle de la première
pierre.
Avant de se rendre à la construction , on se réunit d'abord
dans l'ancienne chapelle, où M. le Supérieur adressa à l'as-
sistance les paroles suivantes :
XXI
BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
LE 15 NOVEMBRE 1886
allocution avant la cérémonie
Messieurs,
Mes chers Enfants,
Lorsque , il y a onze ans , la religieuse initiative
des familles de Lille éleva ce collège à la plus grande
gloire de Dieu et à l'honneur de saint Joseph , son
serviteur, un regret dut se mêler à Tallégresse de
Faction de grâces dar.s le cœur des pères et des fils.
Le collège, il est vrai, se déployait magnifiquement
dans ses grandes lignes harmonieuses, mais la cha-
pelle manquait. On avait dû y suppléer par une
vaste salle de l'étage supérieur, qui reçut provi-
soirement cette affectation ; et le bon Dieu , notre.
Père, fit en cette circonstance ce que parfois les
pères et les mères de la terre font pour receyoir
leurs enfants quand ceux-ci sont nombreux : il se
292 BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
retira pauvrement et obscurément sous les combles,
en laissant à ses fils bien -aimés la meilleure place
de la maison.
Ce n'est pas qu'on ne se fût réservé de lui dispo-
ser un jour une demeure plus digne de lui. Le des*
sein en était arrêté, en première ligne, dans la
pensée des fondateurs comme des constructeurs; et
le royal vieillard qui gouvernait ici, à cette époque \
pouvait bien dire, comme autrefois le roi David :
« J'avais médité de bâtir un sanctuaire où repose-
rait l'arche du Seigneur, et j'avais déjà tout disposé
pour cela. » Cogitavi lU œdificarem domum in qua
requiesceret arca Domini, et ad sedificandum om-
nia prœparavi '. Même il en avait fait dresser les
plans par avance, pour ses successeurs : Deditque
David Salomoni descriptionem porticus et templi ^.
Mais ce vaillant guerrier avait eu, lui aussi, trop
à lutter pendant sa vie pour trouver la facilité
d'élever un tel édifice, car la guerre était partout
autour de lui et dés siens : Non potuit œdificare do-
mum nomini Domini sui, pr opter hella imminentia
per circuitum *; de sorte que ses yeux se fermèrent
avant d'avoir vu s'élever la maison du Seigneur.
Dieu et les hommes, mes Frères, nous pardonne-
ront-ils d'avoir attendu dix années avant d'avoir osé«
réaliser ce vœu et de nous être mis en devoir d'abri-
ter décemment, dans la demeure de Saint -Joseph,
Celui qui avait le droit d'y être logé le premierV
1 Le R. P. Pillon, S. J., fondateur et premier recteur du
collège.— 2 I Parai, xxviii, 2.— » Ibid, 11.— -* III Reg. v, 3.
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 293
Ah! « c'est qu'il s'agissait de préparer une habita-
tion non à un homme, mais à Dieu; » et nous pou-
vions nous dire plus justement que Salomon : « Que
suis- je, moi, pour bâtir une maison à mon Sei-
gneur? » Et quantus ego sum, utpossim œdificareDeo
domum * ? C'est qu'enfin le passé ne nous avait pas
amassé et légué les trésors qu'autrefois David trans-
mettait à son fils ^ Et il ne fallut. rien moins que
vos volontés , mes Frères , rien moins surtout que
les ordres de Dieu, pour nous faire correspondre à
la voix intérieure qui nous pressait d'achever coura-
geusement l'ouvrage commencé par nos pères : Con-
fortare et perfice ^!
Ce sont vos volontés, en effet, parents chrétiens ,
c'est vous, dont la confiance, grandissant quand
même et à mesure que grandissait la tribulation de
l'Église, nous amenait chaque année les recrues
croissantes de vos fils , en nous demandant de leur
donner une place que nous ne pouvions plus,
hélas! leur fournir dans un collège devenu trop
étroit pour leur nombre. C'est vous, dont les en-
fants , envahissant successivement tous les refuges
que nous leur cédions tour à tour, nous comman-
daient de dilater le bercail à mesure qu'eux-mêmes
venaient augmenter le troupeau.
Et puis, vous le dirai- je? Dieu, lui aussi, nous
faisait entendre secrètement ses ordres; et ces
ordres, je le confesse, étaient presque des re-
* II Parai, n, 6. — M Parai, xxix, 1. -, ' Md, xxviii, 10.
29 'i BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
proches. C'était un reproche à mon cœur que la
vue de ce lieu saint condamné à devenir, à chacune
de nos réunions pubUques, im lieu d'exercices pro-
fanes. C'était un reproche que la pensée de ce Dieu,
notre hôte céleste, forcé, en ces occasions, de
s'exiler momentanément de son tabernacle; un re-
proche enfin que cet autel qu'il faliaitjà chaque fois
dérober aux regards pour qu'en face, au même
lieu , se dressât le théâtre de vos joutes scolaires. Et
vous-mêmes, mes chers fils, ne demandiez- vous
pas que tout fût saint et sans alliage dans le séjour
à jamais consacré par le souvenir de votre première
communion? Ah! sans doute je sais qu'ici surtout
Dieu est un père; sans doute il ne peut lui déplaire
que ses enfants s'exercent près de lui à des luttes
qui sont encore pour sa gloire; et nous n'avions
pas à craindre, j'aime à le penser, le fouet dont il
poursuivit les profanateurs de son temple. Mais ce
père est aussi le Dieu saintement jaloux qui ne veut
pas de partage. Et enfin, — c'est une autre considé-
ration, — n'avions- nous pas besoin que ce Dieu fit
beaucoup pour notre sauvegarde, dans un temps où
nous sommes sous le coup de tant de menaces? Et
le meilleur moyen de mériter et d'obtenir qu'il prît
notre collège sous sa protection, n'était-ce pas d'y
fixer sa présence toute-puissante dans un sanctuaire
moins indigne de sa majesté?
Qu'avons-nous fait alors? Je prends encore le
Livre saint. Il y est raconté que le prince qui con-
struisit le temple de Jérusalem « comm^K?* par
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 295
convoquer les principaux d'Israël, les chefs des tri-
bus, et ceux, est- il dit, qui prœerant suhstantisB et
possessiontbus régis K C'étaient les administrateurs
de son domaine royal. Nous ne sommes pas rois
autrement que par notre sacerdoce; mais ce que
nous avons ici de vraiment royal, comme Salomon,
c'est, à la tête des afifaires civiles de ce collège, un
conseil de sages administrateurs que ce prince nous
eût enviés , composé comme le sien des chefs auto-
risés de nos tribus catholiques et des premiers du
peuple : Principes Israël et duces tnhuum.
Qu'ils soient donc ici remerciés tout d'abord : cela
n'est que justice; car si , pour notre chapelle, nous
sommes redevables à tous, c'est à eux seuls, c'est
aux subsides votés par leur libérale administration
que nous devons la construction simultanée de nos
autres édifices scolaires, la grande salle des séances,
les classes de musique, le gymnase, lesquels, s'éle-
vant en même temps que la maison de Dieu, don-
neront à ce collège son indispensable et monu-
mental achèvement. Ils ont fait plus encore; et si
notre confiance en votre rdigion, pères et mères
de famille, nous prescrivait de vous réserver l'hon-
neur d'être les fondateurs de l'église où va demeu-
rer le Dieu de vos enfants , il est équitable de dire
que nos sages conseillers, chacun en particuUer,
nous en a donné un encouragement qui ne s'en
tint pas aux paroles. Tel fut donc le résultat obtenu
dans ce conseil oh le pouvoir temporel et le pou-
* I Parai, xxviii , 1 .
296 BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
voir spirituel se rencontrent toujours dans une si
parfaite unanimité, qu'en vérité il ne nous permet
guère de comprendre les antiques et célèbres que-
relles du sacerdoce et de l'empire.
Qu'est- il raconté encore dans le Livre sacré? Il
est écrit que Ton fit un appel, pour la construction
du Temple, aux chefs des familles et aux principaux
des tribus, lesquels s'inscrivirent pour cinq mille
talents d'or, qu'ils versèrent, en effet, pour bâtir la
maison de Dieu : Polliciti sunt itaque principes fa-
miliarum et proceres trihuum Israël, dederuntque in
opéra domus Dei auri talenta quinque millia *.
Vous avez fait de même, souscripteurs et dona-
teurs; et que vous dirai -je ici qui puisse être égal
à ma reconnaissance? Au moins dois -je proclamer
que rien n'approche de votre libéralité, si ce n'est
l'élan avec lequel vous l'avez exercée. En effet, ce
ne sont pas quelques-uns seulement, c'est tous ou
presque tous, parents, amis, anciens élèves, reli-
gieux et séculiers, qu'on a vus s'empresser à appor-
ter chacun sa pierre à l'édifice. Pour moi, je n'ou-
blierai jamais l'accueil toujours obligeant et souvent
chaleureux que j'ai reçu dans vos demeures, où
j'allais demander un secours qui s'empressait de
venir au-devant de moi; et je ne cesserai de remer-
cier Dieu qui m'a fait connaître là, dans le secret de
de vos foyers , tout ce qu'on trouve à la fois de bon
cœur et de bonne grâce chez vos familles lilloises. Les
uns voulaient bien nous dire qu'aucune offrande n'ac-
, * I Parai, xxix, 6.
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 297
quitterait la dette de leur reconnaissance pour l'édu-
cation chrétienne donnée à leurs enfants; d'autres
alléguaient des titres plus particuliers et plus intimes
encore. C'est ainsi qu'on est en droit de dire de vous
tous , comme des anciens fondateurs du temple de
Salomon : « Le peuple témoigna sa joie de prendre
de tels engagements, car c'était de tout leur cœur
qu'ils faisaient cette offrande au Seigneur. y> Lseta-
tusque est populus, cum vota promitterent , quia
corde toto offerébant ea Domino *.
Il ne nous restait plus qu'à faire finalement ce que
fit le grand roi, s'il n'est pas trop ambitieux de
chercher si haut ses modèles. « Le sage Salomon ,
est-il dit, choisit ses ouvriers parmi tout Israël -. »
C'est dans toute la ville de Lille que nous avons choisi
les nôtres, et le nom autorisé du chef de l'entre-
prise nous en garantit le succès , car certes il n'en
est pas à son début, loin de là, et tant d'églises dont
il a le droit d'être fier lui eussent, au moyen âge,
assigné un beau rang parmi ceux qu'on appelait les
«c logeurs du bon Dieu ». Il est rapporté aussi que
l'architecte du Temple, Hiram le Tyrien, était un
homme très prudent, très instruit, très habile à pré-
voir et à trouver ce que demandait l'exécution de son
œuvre , bien secondé qu'il était par ses auxiliaires :
Virum prudentissimum et scientissimum Hiram,
qui soit adinvenire prudenter quodcumque in opère
necessarium est, cum artificibus suis ^. Notre Hiram,
1 I Parai, xxix , 9.
« III Reg. V, 13 et 14.
13*
298 BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
à nous, a fait ses preuves ici même; et cette
église, eu ajoutant encore k sa réputation, ne lui
fera pas moins d'honneur que ne lui en fait l'édifice
entier de ce collège dont il aura ainsi dirigé Fachè-
vement comme il a présidé à son commencement.
Ainsi l'ouvrage , tout entier signé de sa main, si
j'ose dire, sera devant les hommes une de ses plus
belles gloires, comme il sera un de ses grands mé-
rites devant Dieu.
Mais, en tête de tant de noms que devait procla>
mer notre reconnaissance, ne faut-il pas mettre un
nom qu'ici tous les cœurs prononcent? Et, à l'heure
où nous allons poser et bénir la première pierre de
notre église, puis -je oublier devant vous l'éminent
religieux qui, depuis le premier jour, a été, lui
aussi, la pierre fondamentale, la pierre vivante de
ce collège dont, durant onze années, ou plutôt
quinze années, soit ici, soit ailleurs, il a porté si
fortement et si doucement le poids? Puis-je oublier,
en ce jour, la grande paît qui lui revient spéciale-
ment dans la conception , le plan , la direction pre-
mière dç cette construction qui fut beaucoup son
œuvre, hélas I la dernière œuvre de sa féconde et
mémorable préfecture? Ah! que les anges gardiens
de toute cette famille, qui est la sienne, aillent lui
porter au loin cet hommage que jamais il ne m'au-
rait permis de lui rendre en sa pré&ence. C'est celui
d'une gratitude qui nous est commune à tous, pa-
rents, maîtres et enfants, mais qui, j'ose bien l'afûr-
« II Parai, ii, 1î5.
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 299
mer, n'est nulle part gravée plus profondément que
dans un cœur ami, qui, pendant six années d'impé-
rissable souvenir, n'a cessé de battre ici à l'unisson
du sien pour le bien de vos âmes.
Encore un mot. J'entends dire : ce Mais Tentre-
prise que vous faites, pour nécessaire qu'elle soit,
n'en est- elle pas moins inopportune et téméraire?
Pour que ses assises soient solides et qu'elle puisse
se promettre un avenir durable, ne faudrait-il pas
un sol moins bouleversé que le nôtre par les révo-
lutions? » A cela, mes Frères, pour toute réponse ,
nous avons fait comme les ouvriers qui ont creusé
ces fondations. Qu'ont-ils fait lorsque leurs fouilles
n'ont trouvé qu'un terrain inconsistant et inondé?
Ils ont creusé plus avant pour asseoir l'édifice sur
le fond inébranlable que les eaux baignent encore,
mais qu'elles n'entament pas. Ce fond, pour nous,
c'est la foi et la confiance en Dieu.
Oui, nous ne le savons que trop, c'est un temps
d'incrédulité et de négation impie que le temps où
nous vivons. Mais , précisément pour cela , n'est-ce
pas le moment de porter haut l'affirmation de notre
croyance, et, par un édifice qui en soit le témoignage,
montrer quelle place royale notre École veut faire
à Dieu, à l'heure où les méchants ont formé le des-
sein de faire l'école sans Dieu? Oui, le temps que
nous traversons est un temps de persécution et de
menaces pires encore; mais n'est-ce pas par consé-
quent le moment de protester de notre invincible
confiance en Celui qui est plus fort que les princes
300 BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
de ce monde, et dont le règne demeure quand
celui des impies n'est plus? Oui, le temps où nous
vivons est un temps d'apostasie et de blasphème;
mais n'est-ce pas, pour cette raison, le moment
d'élever à rencontre un monument de. notre amour
et de notre adoration dans un temple qui, chaque
jour, présentera au Seigneur ce fruit de nos sacri-
fices unis au grand sacrifice réparateur du crime
universel des hommes?
Messieurs, c'est l'honneur de Dieu qui est en
cause ici, mais c'est aussi le vôtre et celui de
l'époque dont vous êtes les fils. Ce temple restera
comme votre justification et celle du temps présent
contre le scandale que la postérité pourra concevoir
de lui. Qu'un jour, après des siècles et des siècles
écoulés, les hommes de l'avenir viennent à retrou-
ver ici et à ouvrir la pierre où nous allons inscrire
le millésime de cette fondation : ils y liront que la
fin de ce xix® siècle, dont f histoire est si sombre, a
connu cependant des hommes de foi et de cœur, des
hommes qui, « plus haut que leurs temps, » comme
on l'a dit des Machabées, n'ont pas cédé à la tour-
mente. Et alors, témoins du dénouement final, qui
ne peut être autre que le triomphe de Dieu, ces
arrière -neveux proclameront que vous avez bien
fait; et le dernier mot de l'histoire sera à l'honneur
de ceux qui se seront obstinés à croire , à agir, et à
espérer contre toute espérance.
Maintenant, mes Frères, mes enfants , partons I
Allons placer cette pierre au lieu où s'élèvera l'autel
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 301
du sacrifice. Nous y avons, renfermé , ad perpétuant
rei memoriam, tous les noms que nous vénérons
sur la terre et dans le Ciel. Nous y avons nommé,
dans un acte authentique, le Souverain Pontife
Léon XIII, aujourd'hui sagement et glorieusement
régnant; le vénéré premier pasteur de ce diocèse,
Mfi^"^ TArchevéque; les administrateurs civils de ce
collège, le cher et vénéré Père provincial de la
Compagnie de Jésus, les principaux bienfaiteurs
ayant le titre de fondateurs de cette église, son
architecte et l'entrepreneur des travaux , enfin touTs
les maîtres aimés qui président ici à l'éducation de
la jeunesse, afin que tous ces noms, perpétuelle-
ment présents à Jésus -Christ sous son autel, lui
portent chaque jour la prière que nous faisons pour
tous. Nous y avons placé, gravée et ciselée dans
l'argent et le bronze , l'effigie de nos célestes pa-
trons et protecteurs, la sainte Vierge Marie, saint
Joseph, saint Michel, les saints Anges gardiens,
saint Ignace , saint François Xavier, saint Louis de
Gonzague, saint Stanislas Kostka, saint Benoit
Labre, ainsi que les médailles commémoratives des
grandes manifestations de la vie de l'Église en ce
siècle. Puissent tous ces noms bénis être autant de
puissantes recommandations pour nous auprès de
Dieu !
Et nous aussi, prions I Prions pour que le Sei-
gneur mette la main à l'édifice, car c'est en vain
que les hommes travailleraient sans lui. Prions
pour qu'il accorde longtemps à nos travaux des
302 BÉNÉDICTION DE LA PREMIÈRE PIERRE
jours radieux et sereins : la sérénité dans le ciel ,
mais aussi la sérénité sur la terre, sur la terre de
France surtout, secouée par tant de tren)i)lements et
de tempêtes. Prions pour qu'il prête toujours santé,
force et courage à ces vaillants ouvriers qui tra-
vaillent pour lui; qu'il préserve chacun d'eux de
toute chute, blessure et accident funeste, et qu'il
donne là -haut asile, repos et bonheur à ceux qui
lui auront construit cet asile ici- bas. Prions enfin
pour que le Maître qui nous a donné de commencer
Tentreprise nous accorde de la bien finir, et que cha-
cun de nous voie le jour dont déjà nons pouvons dire
avec l'allégresse de l'espérance: Laetatus sum in his
quœ dicta sunt mihi, in domum Domini ibinius^!
Qu'il se lève bientôt ce jour; et que, s'il est pos-
sible, à la rentrée des classes, toute cette même
assemblée se retrouve devant Dieu, non plus ici
cette fois dans cette chapelle proviscôre , mais sous
les voûtes et dans les nefs d'une spacieuse église ,
brillante de jeunesse, virginale de blancheur, en
présence d'un autel consacré par le Pontife, entouré
de nombreux enfants et de leurs anges gardiens
visibles et invisibles, qui ensemble feront monter
vers le Maître de cette demeure ce cantique de leur
joie et de leur action de grâces : Beati qui habitant
in domo tua, Domine, in sxcula sœculorum lauda-
bunt te •. Bienheureux ceux qui habitent dans votre
maison, ô Seigneur! Ils ne cesseront de vous louer
dans les siècles des siècles. Ainsi soit-i^
' Psa!. cxxi, 1. — * PsaK lxzziii, 5.
XXII
CHARLES TANGHE
ÉLÈVE DE PHILOSOPHIE
RAPPELÉ A DIEU LE 28 DÉCEMBRE 1886
« Heureuses, trois fois heureuses les âmes virginales
que, dès le matin de leur jeunesse, Dieu prend pour son
service, et qui, dans la marche grandissante de leur
cœur, rencontrent de bonne heure le terme béni de l'absolu
don de soi-même !
« vous, mes jeunes frères et amis, si au milieu du
chemin de votre ardente jeunesse, et au sein même de
votre ûère liberté, Jésus-Christ vous dit le mot éternel
qui fait les apôtres : Viens, et suis-moi, comprenez que
rhonneur qui vous est fait est grand; courbez la tête
sous le poids d'une gloire trop sainte, et acceptez en
tremblant, mais en aimant, cette couronne du sacerdoce
qui a ses épines, comme celle de Jésus-Christ, mais qui
n'ensanglante le front de l'homme que pour l'amour des
hommes et pour la gloire de Dieu. »
(L'abbé H. Perbetve. Son dernier discours à
Véglise de la Sorbonne,)
XXII
CHARLES TANGHE
ÉLÈVE DE PHILOSOPHIE
RAPPELÉ A DIEU LE 28 DÉCEMBRE 1886
PAROLES
Prononcées dans la chapelle le dimanche de la Sexagésime.
Vous souvenez-vous, mes enfants, d'un véritable
«
triomphe décerné, l'année dernière, au condisciple
que nous pleurons?
C'était le jour solennel de la distribution des prix.
Nous venions d'y entendre la grande parole du R. P.
Félix sur la Paternité et la Maternité dans V éduca-
tion, et la musique qui annonçait ^l'appel des lau-
réats n'avait pas réussi à étouffer en nous cette
autre et supérieure harmonie de l'éloquence qui re-
tentissait encore dans nos oreilles et dans nos âmes.
Le tour était venu à la classe de Rhétorique de pré-
senter ses vainqueurs, quand fut proclamé, au sein
d'un silence plein d'attente , le plus grand prix de
306 CHARLES TANCHE
tous, le Prix d'honneur fondé par les anciens élèves
et attribué au lauréat du discours latin. Ce lauréat,
c'était lui, c'était Charles Tanghe, qui devait être
rappelé sur ce théâtre de gloire plus d'une fois
encore ; et le nom que vous applaudissiez , c'est le
nom qu'on lit aujourd'hui sur une tombe modeste
d'un des cimetières de Lille.
Lorsque vous l'acclamiez descendant de l'estrade,
couronné de lauriers et chargé de ses onze magni-
fiques volumes % soupçonniez -vous que, moins de
quatre mois après, ce triomphe se changerait pour
lui en une pompe funèbre, et que Dieu, qui l'aimait,
Dieu, au service duquel il voulait se consacrer, l'ap-
pellerait sitôt, dans une autre et meilleure distribu-
tion de prix, à recevoir une couronne qui serait la
couronne de Tétemité? Voilà la vie, mes enfants;
et je crois entendre votre ami rappelé à Dieu avant
l'âge, disant conmie Joaathas, le jeune ami de David,
condamné à mort le soir d'une victoire : GuMum
gustavi paululum niellis, et ecce morior : « J'ai goûté
uu peu de miel, et voici que je meurs 1 »
Charles Tanghe était un enEmt de ce bon peuple
chrétien dont votre ville possède tant de types excel-
lents; mais nul autre, je crois, aussi particulier que
cekii que je vais dire.
J'ai lu, mes chers fils, dans l'histoire de l'Église,
qu'il y avait au iv^ siècle un saint csJ^aretier, saint
Théodote d'Ancyre, en Galatie, qui fut martyrisé
1 Les Œuvres compUles et VHisioire du cardinal Pie, reliées
et dorées.
CHARLES TANGHE 307
SOUS Dioclétien, et que les païens eux-mêmes, à
cause de sa force d'âme , surnommaient « l'homme
de bronze ». Or il est raconté que dans l'exercice
de sa profession il trouva le moyen de se sanctifier
lui-même et de sanctifier les autres , faisant de sa
maison un asile de décence, d'honnêteté, de paix
et de tempérance chrétienne. Nous sommes, hélas!
loin de ces temps ; mais si quelque chose aujour-
d'hui peut nous donner l'idée de cet édifiant ca-
baret de la ville d'Ancyre, c'est bien certainement
celui du Canon d'argent, à Lille, lequel n'a guère,
que je sache, son semblable dans toute la France,
où cependant, vous le savez, ces sortes d'établisse-
ments ne manquent pas.
Il y a donc à Lille un cabaret qui d'abord s'est &it
une loi invariable d'être fermé le dimanche durant
toute la journée, où le blasphème est interdit, où
l'on ne lit que les journaux les plus religieux et les
plus irréprochables, où l'on ne donne à boire qu'à
ceux qui ont vraiment soif, en renvoyant les autres,
et qui se ferme r^utièrement à neuf heures et demie
chaquesoir. Inutile d'ajouter que ceux qui le tiennent
sont des gens de religion et de vie chrétienne, com-
mençant leur journée par aller chaque matin entendre
la sainte messe, et ayant fait leur mission comme
leur prcrf^ession de cette transformation chrétienne
du cabaret, ce dont, il faut l'ajouter, ils se sont
bien trouvés même temporellement Ayant cherché
premièrement le T^ne de Dieu et sa justice , le
reste leur a été accordé par surcroît.
308 > CHARLES TANGHE
Mais la grande bénédiction qui leur fut accordée,
a la bénédiction spirituelle dans le Christ, j> ce fut
la vocation sacerdotale du fils qu'ils avaient élevé
dans la crainte de Dieu. Déjà, à l'école des Frères
de la paroisse Saint -Etienne, on avait reconnu chez
lui ce signe de prédestination. Le catéchisme pré-
paratoire à la première communion révéla plus clai-
rement encore l'appel divin au prêtre qui l'instrui-
sait, et qui dès lors fut pour lui l'homme de la
Providence. Charles portait si bien dans toute sa
personne ce qu'entre nous nous appelons le fades
euntis in Jérusalem, qu'au lendemain de cette sainte
première communion, le charitable vicaire vint ofifrir
aux parents de lui faire commencer les études libé-
rales qui sont l'acheminement vers le sacerdoce.
« Monsieur l'abbé , voici Charles , répondit le père
avec l'énergique accent de l'homme de foi. Si le bon
Dieu le juge digne d'être un prêtre et un bon prêtre,
prenez-le. De mon côté, je ferai ce que je pourrai. »
A quelque temps de là, après les vacances sco-
laires, l'enfant était installé, matin et soir, dans la
demeure et sous le regard de son maître, ou, pour
mieux dire, sous le regard de Dieu; car chaque fois
qu'il devait sortir pour son ministère , le prêtre lui
disait : oc Charles , je vais m'absenter aujourd'hui
pendant quelque temps; je ne serai pas ici, mais
Dieu y sera et vous verra ! » Le même prêtre
nous apprend qu'un jour, rentrant chez lui, il
trouva son élève à genoux et en larmes devant une
statue de saint Joseph , qu'il conjurait dej l'aider
j
CHARLES TANGHE 309
à faire un devoir latin qui le mettait au désespoir.
Gha/*les avait lu quelque part que Tintercession de
ce puissant protecteur avait obtenu la grâce de
faire de brillantes études à un jeune aspirant au
sacerdoce comme lui. J'aime la réponse de son
maître , parce qu'elle est une leçon d'énergie morale
et d'immolation au devoir : « Charles, croyez- vous
que saint Joseph va vous donner la clef de toutes
les difficultés? Il serait vraiment trop commode à
tout étudiant embarrassé dans son travail de n'avoir
qu'à appeler le secours d'en haut pour être assuré
de réussir à l'instant, et cette piété d'intérêt ne
témoignerait pas d'un amour bien généreux pour
Jésus- Christ et sa croix. Qu'il vous suffise, Charles,
de bien faire votre prière, comme vous faites régu-
lièrement, avant de vous mettre à l'étude. Après
quoi, si vous y rencontrez quelque difficulté, ac-
ceptez cette épine et ofifrez-la à Notre -Seigneur en
esprit de pénitence. Puis, à la grâce de Dieul j>
Un an seulement après ses études latines, ainsi
bravement commencées et vigoureusement me-
nées, Charles Tanghe entrait chez nous, dans la
classe de cinquième, sous le toit de ce saint Joseph,
qui le récompensait par là de sa confiance.
Mais pourquoi chez nous? Était-ce bien le lieu?
Ne se trompait-il pas de maison? Non, mes en-
fants; et ici j'ai le devoir devons présenter quel-
ques considérations qui vous feront mieux entrer
dans l'intelligence de l'œuvre accomplie parmi nous.
Notre collège sans doute n'est pas un sémi-
310 CHARLES TANOHE
naire, et presque tous un jour vous vous dirigerez
vers les carrières du siècle auxquelles nous vous
préparons et par une instruction qui fera de vous,
j'espère, des hommes distingués, et par une édu-
cation qui fera de vous, j'en suis sûr, des chrétiens
accomplis. Telle est bien, enefifet, la destinée du
grand nombre. Elle est très bell^, très honorable;
et nous n'estimons pas qu'il y ait pour notre sacer-
doce de ministère plus utile que celui d'y guider
vos pas sur les traces de tant de grands catholiques
vos pères. Cependant si, à côté de ceux qui vont
demain devenir des hommes du monde, il en est
d'autres parmi vous desquels le Seigneur lui-même
veut être l'héritage, et qui, dans la lumière et dans
la liberté, ont conçu l'idéal et magnanime dessein
de se dévouer au service de Jésus- Christ et des
âmes, je vous confesse, mes chers fils, que Jésus-
Christ et les âmes me sont trop aimables pour que
je ne félicite pas ces élus de leur vocation comme
d'un privilège, d'une béatitude et d'une bénédic-
tion. Il peut donc se présenter à nous avec confiance
le jeune Samuel qui, au matin de sa vie, a entendu
secrètement l'appel du Seigneur. Volontiers, nous
lui ouvrirons libéralement une maison qui a tout
ce qu'il faut pour être le vestibule du sanctuaire où
il aspire. Il pourra faire quelquefois que la naissance
et la fortune ne l'auront point placé aux premiers
rangs de la hiérarchie sociale. Mais si néanmoins sa
famille a gardé, dans une humble condition, cette
fidélité de foi et de mœurs chrétiennes qui fait la
CHARLES TANCHE 311
noblesse surnaturelle du peuple; si Dieu règne à
son foyer investi de dignité, de décence et d'hon-
neur; si son nom, quoique sans éclat, n'en est pas
moins sans tache : béni soit qui nous l'envoie,
et que cet enfant de Dieu entre comme chez lui à
l'école de Dieu ! A ces conditions personnelles et
domestiques d'intelligence, de piété, de conduite,
de travail et d'honnête éducation , il sera le bien-
venu, et il ne se trouvera nullement déclassé parmi
nous. Nous que Dieu a envoyé évangéliser les
pauvres, nous n'aurons garde d'oubUer que c'est
de la pauvre mais sainte boutique de Nazareth
qu'est sorti le premier prêtre de la rehgion de
la croix. Nous estimons d'ailleurs que la présence
de tels jeunes gens dans un collège chrétien attire
sur toute l'École les regards du Dieu de charité,
et que ce Dieu nous sait gré, en particuher, de
prélever sur les heureux auxquels il a attribué la
graisse de la terre la dîme qu'il prélevait jadis
sur les tribus d'Israël pour entretenir les fils de la
tribu de Lévi. Eux-mêmes, s'ils ont répondu à la
grâce des grâces, seront déjà parmi leurs frères le
sel de la terre et la lumière du monde. Et il me
plaît de penser que plus tard, lorsque le soldat,
le magistrat, l'homme d'affaires rencontreront le
prêtre qui fut leur condisciple , ce sera déjà beau-
coup qu'une ancienne affection ait noué entre eux
des liens que le respect sera venu consacrer en-
suite; et, champions des mêmes causes, ils s'enten-
dront mieux ensemble pour soutenir les mêmes
312 CHARLES TANGHE
combats lorsqu'ils auront fait jadis ensemble leurs
premières armes.
Du jour où Charles Tanghe fit son entrée parmi
nous , sa vie vous appartient. Je n'ai donc plus à
vous la redire, à vous ses frères de classe, ses Itères
de division et de congrégation. Vous les avez vus
s'écouler près de vous ces jours fidèles, où le flot
succédait au flot si doucement que rien n'en ridait
la surface, et où tout effarait l'image de cette belle
paix que saint Augustin appelle la tranquillité de
l'ordre. C'était bien l'ordre, en efifet, la régularité,
la correction , l'exacte discipline en toute chose qui
composaient le caractère que vous avez connu , mais
tout cela assoupli, tempéré de bonté, d'aménité, de
déférence, de délicatesse et de bonne grâce sou-
riante. Je n'ai plus à vous parler de ses succès sco-
laires, qui donnaient à TÉglise des espérances si
solides. Comment en eût-il été autrement d'un éco-
lier bien doué et diligent qui se levait régulièrement
vers quatre heures ou quatre heures et demie tous
les matins? Cela seul juge un homme et vous dit
assez la trempe de cette âme virile.
Mais ce que vous n'avez pas vu, ce que vous ne
pouvez pas savoir, et ce que nous révèlent quel-
ques lettres écrites à sa famille, ce sont les tré-
sors intimes que cachait, sous une apparence si
calme, ce cœur ardent de bon fils, de chrétien et
d'apôtre. Ce sont, par exemple, les efifusions qu'il
envoie au jour de la fête de son père, du village
d'Orcq, en Belgique, où il passe, chaque année, les
CHARLES TANCHE 313
deox mois de ses vacances , et où la joie de se mêler
aox travaux de la moisson , de voir les avoines ren-
trées, les blés coupés, les gerbes liées, ne le con-
sole pas de n'avoir point, chaque jeudi, dans sa
paroisse la messe solennelle du très saint Sacre-
ment. Ailleurs, au premier jour de l'an, ce sont des
vœux tout religieux adressés à son père, mais
attristés ce jour-là par le regret de ne pouvoir y
joindre, écrit-il, une petite décoration qui lui ferait
si grand plaisir. « Mais suivons, ajoute- t-il, le che-
min qui nous a été tracé par notre Sauveur, et
tâchons d'être humble comme il Ta été lui-même. »
Ce sont plus tard quelques conseils très discrets,
très tremblants qu'il s'excuse d'oser donner, lui si
jeune, à son digne père, lui recommandant « d'user
de modération, de faire toujours régner la paix dans
la maison, en évitant les excès qui se commettent
en si grand nombre parmi les hommes ; » puis de-
mandant encore une fois pardon de son audace au
nom de Celui qui a dit : ce Soyez miséricordieux
comme votre Père céleste est miséricordieux. » Et
encore ce court billet qu'il laisse dans la main de
son père, le matin même du jour où il vient
commencer . ici sa rhétorique : a Comme c'est
aujourd'hui la rentrée, mon cher père, je vous
demande de vouloir bien prier . pour moi tous
les jours aux intentions importantes de ma vo-
cation, de mes études et de mes examens, afin'
que j'obtienne les lumières qui me sont néces-
saires. y>
14
314 CHARLES TANCHE
Vous le ferai-je observer en passant, mes enfants,
comme j'en été moi-même le témoin à la fois charmé
et édifié? Dans tous ces rapports de famille, l'auto-
rité demeure entière au sein de la cordialité, et, de
part et d'autre, c'est le respect qui ici inspire et
domine tout. Non seulement, conune dajis toutes
vos anciennes familles, le fils est fidèle à dire tou-
jours vous à son père, mais ici le père, lui aussi,
dit toujours votis à son fils, imprimant ainsi à leur
mutuel entretien ce cachet supérieur et révérentiel,
qui va, hélas! s'efTaçant chaque jour, mais qui n'en
est pas moins celui de la religion comme de la
distinction.
Mais ce que je suis venu vous mettre sous les
yeux dans ces quelques paroles, vous le devinez
bien , ce n'est pas la vie uniforme d'un écolier, si
parfaite qu'elle soit, c'est la mort édifiante d'un pré-
destiné.
Et d'abord, ne croyez pas qu'elle ait surpris votre
ami et qu'il ne l'ait pas vu venir : le jeune chrétien
y pensait de loin. Son petit cahier de retraite con-
tient seulement quelques lignes écrites par lui chaque
année; or presque toutes ces lignes se rapportent à
un seul objet : sa mort, sa fin dernière.
Voici ses réflexions de 1884; c'est la mort elle-
même qui parle : « Je viendrai, — je viendrai bien-
tôt, — je te surprendrai. » Puis ces résolutions
prises en conséquence : « Je vivrai comme devant
mourir, — je vivrai comme devant bientôt mourir,
— je vivrai de manière à bien mourir. y>
CHARLES TANGHE 315
Dans sa retraite de 1885, qui fut sa dernière re-
traite, il écrit tout d'abord ce mot de Notre- Sei-
gneur : Estote parati : a Soyez prêts à me recevoir,
car je viendrai comme un voleur. y> Ce qui lui fait
ajouter : (l Soyons donc toujours disposés à paraître
devant Dieu, et résistons avec courage aux tenta-
tions. » Aussi bien, il est une chose qu'il redoute
plus que de mourir, c'est de mal faire; et la devise
qu'il a écrite en tête de tout ce recueil, sa devise,
à lui, celle de sa vie tout entière, c'est celle-ci :
Potius moH quant fœdari!
Tel est le premier mot de ces pages; puis tel en
est le dernier : Unum timeo peccatum : a Je ne crains
qu'une chose, le péché. » Après quoi il se jette,
par une vive invocation, dans le sacré cœur de
Jésus, où Jésus s'apprêtait, en effet, à le recevoir
pour l'éternité.
C'était donc aux vacances de 1886. Le lauréat du
prix d'honneur que vous aviez applaudi n'avait pas
été moins heureux sur un autre champ de combat,
celui de ses examens devant la Faculté de Douai :
(( JAUons ensemble remercier Notre- Seigneur et la
sainte Vierge, » avait- il dit aussitôt à ses compa-
gnons de victoire. Et il les avait emmenés à l'église
voisine. Mais l'ambition du noble enfant allait à de
plus hauts bonheurs; et voici en quels termes le
nouveau [bachelier en écrivait magnanimement [à
son premier maître de latin, M. le curé de Floyon :
a Grâces soient à Dieu! je suis bachelier à moitié.
Si je n'avais pas réussi à cet examen, je ne me serais
316 CHARLES TANCHE
pas moins réjoui; car dans ce cas du moins je n'au-
rais plus tardé à revêtir les saintes livrées du soldat
de Jésus -Christ. Vous savez combien j'aspire à
entrer dans cette milice, la plus noble de toutes et
qui demande tant de vertus! Mais je resterai encore
un an à Saint -Joseph par esprit de reconnaissance
pour nos bons maîtres, à qui, après Dieu, revient
tout l'honneur de ce succès. Ensuite j'entrerai dans
cet asile béni du grand séminaire , pour y travailler
généreusement à ma formation sacerdotale, d
C'était son père qui avait dû modérer son impa-
tience de partir pour le séminaire, en lui disant ces
paroles : « Mon fils, ces Messieurs n'ont cessé d'être
bons pour vous, obéissez à leurs conseils, et re-
tournez vous préparer à votre second examen, afin
d'être plus tard en mesure de faire plus de bien,
en même temps que vous ferez honneur à votre
collège. »
Cette année de philosophie, il venait à peine d'y
entrer lorsque, hélas! s'ouvrit pour lui cette autre
école de sagesse dont un ancien a dit : <c Philoso-
pher, c'est apprendre à mourir. » En octobre, un
vomissement de sang, soudain et abondant, survenu
au collège même, révéla la terrible lésion d'un orga-
nisme qui allait achever promptement de se briser.
Notre enfant ne fit plus que languir, à partir de cette
heure, au sein d'accidents pareils qui le laissaient
à chaque fois plus faible, plus exténué. Et nous tous,
qui allions le visiter dans cette chambre ornée de
ses couronnes, de ses prix, de ses souvenirs, de ses
CHARLES TANGHE 317
images sacrées, nous qui le contemplions, tantôt
couché, tantôt assis, pâle, haletant, amaigri, mais
souriant toujours , nous ne sortions de là qu'avec
de douloureux et sinistres pressentiments, contre
lesquels il ne nous restait plus d'autre refuge que la
prière et la confiance en Dieu. Lui seul cependant
s'était acharné à l'espérance : nous sommes telle-
ments faits pour elle ! Et à dix-huit ans, au matin de
la vie, on croit si difficilement que c'est déjà le
soir! Mais, hélas! vers la fin de décembre, des
syncopes réitérées nous avertirent que l'heure
redoutée allait sonner : l'âme faisait déjà effort
pour se délivrer de sa chaîne et s'envoler à
Dieu.
Mes chers fils, j'ai souvent remarqué, durant mon
ministère, que les jeunes gens savent mieux mou-
rir que les vieillards, lesquels, depuis trop long-
temps accoutumés à la vie, ont d'autant plus de
peine à en faire le sacrifice. Gela est spécialement
vrai des jeunes gens chrétiens, et c'est bien d'eux
que Tertullien était en droit de dire : Christiani ge-
nus expeditum mort. Mais je dois entre tous cet
hommage particulier aux enfants de ce collège,
que, lorsqu'il plaît à Dieu de les rappeler à lui, ils
lui répondent avec un élan qui va jusqu'à l'allé-
gresse; et il me plaît d'y voir une bénédiction toute
spéciale du saint Patron de cette école, qui est
aussi le patron de la mort joyeuse entre les bras
de Jésus.
On allait en contempler le spectacle encore une
318 CHARLES TANCHE
fois, et voir par quelle belle porte un chrétien de
votre âge sait sortir de la vie.
Charles avait reçu le divin Viatique dans la vigile
de Noël, et avec quelle religion ! Il semblait que
Notre- Seigneur n'avait prolongé la vie de son enfant,
durant ces trois mois de souffrance, que pour lui
procurer la consolation d'expirer au pied de sa
crèche.
Le soir de cette solennité, les mêmes défaillances
le reprirent, et si inquiétantes, que son père, s'ap-
prochant de son lit, voulut l'avertir lui-même que le
temps était venu d'appeler les derniers sacrements :
« Charles, ne voudriez-vous pas recevoir l'Extrême-
Onction? » Il regarda son père : « Pensez- vous, lui
demanda- 1- il, que ce soit nécessaire? y> Et sans
attendre la réponse , car il la lisait dans ses yeux :
« Oui, dit- il, oui, mon père, je le veux, et du fond
de mon cœur. »
A partir du moment où il comprit ce que le Sei-
gneur demandait de lui, Charles fut un autre homme.
Sa résignation précédente se changea soudain en
une allégresse qui ne se démentit plus pendant ces
trois derniers jours; et sa conscience si droite se
disposa à remplir ce grand et suprême devoir
comme elle remplissait tous ses devoirs : avec une
douce gravité que cette fois la grâce des divins
sacrements enflammait par instants d'une ardeur
toute céleste. Il accueillit en souriant M. le vicaire
de la paroisse qui vint lui apporter la sainte onction
des mourants. Il ne perdit rien des prières , aux-
CHARLES TANGHE 319
quelles il s'associait avec une piété qui transfigurait
son visage. Et quand tout fut terminé : « Ah ! mon-
sieur l'abbé, dit-il avec effusion, l'Enfant Jésus
vient de me faire une grâce de choix pour le jour de
sa naissance! » Il était alors environ dix heures du
soir. Le prêtre l'ayant béni avant de le quitter, Charles
le remercia encore : « Merci, dit -il, merci! d Et
il se mit ensuite à prier en silence. Il entrait dans
cette grande et continuelle prière qui fut celle de
Jésus mourant : Factus in agonia prolixius orahat.
Le lendemain dimanche, fête de saint Etienne,
ce fut encore l'action de grâces qui continua. Son
vénéré et cher professeur de rhétorique étant allé
le voir, Charles l'accueillit par ces paroles : « Ah !
mon Père, je suis aux anges; j'ai reçu l'Extrême-
Onction I d Rarement son maître l'avait vu dans ce
rayonnement de joie : c'était surnaturel.
Le même jour, cette action de grâces se tourna
vers sa famille et vers tous ceux dont il se croyait
l'obligé en ce monde. Il fit s'approcher de son lit
ceux qui étaient présents : oc Je vous remercie,
dit- il; je remercie mes chers parents de m'avoir
bien élevé, d Et comme il les voyait pleurer autour
de lui : « Il ne faut pas penser à moi seul, ajouta-t-il,
il faut penser à tous les autres. Vous remercierez,
reprit-il, tous ceux qui m'ont fait du bien, mes
maîtres, et aussi tous ceux qui m'ont visité du-
rant ma maladie. » Et un peu après : « Que je vous
remercie, mon père, de m'avoir procuré la grâce
de recevoir le sacrement de l'Extrême -Onction!
320 CHARLES TANGHE
Après la reconnaissance, la pénitence eut son
tour : « Je vous demande pardon de toutes les
peines que j'ai pu vous faire, dit- il très ému; je
demande pardon à toutes les personnes auxquelles
j'ai pu manquer dans le cours de ma vie. y>
La nuit ctu 26 au 27 fut mauvaise ; on crut que ce
serait la dernière pour lui. Mais Notre -Seigneur
voulait qu'il célébrât sur la terre la fête de saint
Jean, son second patron, et qu'il la célébrât sur le
Calvaire avec lui, comme ce disciple aimé. La fièvre
le dévorait; il avait le corps en feu; son regard était
incertain, ses mains tremblotantes, sa respiration
haletante; il n'avait plus qu'un souffle, et le méde-
cin ne garantissait pas une heure de vie. Cependant
l'âme restait tranquille; nulle inquiétude, nulle
plainte. Il parlait peu , mais ses yeux priaient, con-
tinuellement attachés à un tableau de la flagellation
de Notre- Seigneur, placé en face de son lit de souf-
frances. Quand, vers trois heures de l'après-midi,
M. le vicaire vint le voir, il le trouva tenant en main
son crucifix, qu'il essayait de temps en temps d'ap-
procher de ses lèvres. Il lui demanda d'offrir ou
plutôt de renouveler le sacrifice de sa vie, et il
l'entendit qui répétait d'une voix faible mais nette
ces invocations qu'il lui suggérait : « Jésus, Marie,
Joseph, je vous donne mon cœur, mon esprit et ma
vie... Saint Joseph, patron de la bonne mort, priez
pour nous... Mon saint Ange gardien, veillez sur
moi. D
Vers les cinq heures, le prêtre lui dit : « J'entends
CHARLES TANGHE 32!
sonner le salut à l'église de la paroisse. Charles, je
vais vous quitter pour aller recevoir, à votre inten-
tion, la bénédiction du saint Sacrement. » Le mou-
rant, levant ses yeux, le regarda doucement :
« Monsieur l'abbé, je vous en prie, dit-il, ne partez
pas, restez près de moi; il serait trop tard pour re-
venir ensuite, je serais mort... »
Le prêtre resta. Le voyant faiblir, il lui réitéra
la sainte absolution, lui demandant d'avoir bonne
confiance en Dieu : « Oui, lui répondit Charles avec
l'accent d'un bienheureux, oui, j'en suis sûr, j'irai
au Ciel... Maintenant je suis bien préparé..., j'ai tou-
jours été préparé. y>
Puis , d'un grand élan de cœur : « Je vais aller
à mon Dieu! » s'écria-t-il. Il ajouta modestement :
« Je ne serai pas au premier rang dans le paradis ,
je le sais bien, mais je serai toujours du nombre de
ceux qui loueront le bon Dieu. »
La communion l'attirait, et il aurait voulu la re-
cevoir encore. Apercevant son oncle et parrain qui
priait près de lui : « Mon oncle, préparez la petite
table, lui dit -il, mettez une nappe blanche, placez
dessus deux cierges; je vais communier. y> Le prêtre
lui dit d'être calme, et que ce bonheur ne tarderait
pas à lui être donné : c'était de la communion à Jésus
dans sa gloire qu'il lui parlait ainsi. Il lui mit alors
le cierge bénit entre les mains, et commença à réci-
ter les prières des agonisants. Toute la famille était
là , entourant le cher enfant et priant à haute voix
pour son salut étemel.
14*
322 CHARLES TÂNGHE
• Le soir de cette même journée, il lui vint au cœur
la pensée d'offrir à ses père et mère ses souhaits de
nouvel an : « Bonne année, répéta-t-il; que Dieu
vous la donne heureuse, et plus tard son paradis I :»
Et il leur tendit les bras. o. Mais, Charles, lui dirent-
ils, ce n'est pas aujourd'hui le premier jour de
l'an? — Je le sais; mais ce jour-là, je ne serai plus
ici pour vous faire mes souhaits. » Toute la famille
présente vint l'embrasser en larmes.
Il ne cessait de prier, comme on le voyait à son
regard et au mouvement de ses lèvres. Vers minuit,
il eut une crise plus aiguë et que l'on crut être la
crise suprême. Il devint plus calme ensuite, et,
avec une entière présence d'esprit, se demandant
s'il avait accompli toutes les promesses qu'il avait
faites à Dieu en ce monde qu'il allait quitter dans
un instant, il se ressouvint alors qu'il s'était engagé,
s'il était reçu bachelier, à faire brûler six cierges à
l'église de Saint -Michel, six à Saint -Vincent- de-
Paul , six à Notre-Dame-de-Gonsolation.
Il donna distinctement tous ces détails à son père :
« Vous acquitterez fidèlement ma promesse, lui
dit -il; vous irez pour moi dans chacune de ces
églises, et vous y réciterez six Pater et six Ave. »
C'était une heure avant sa mort qu'il parlait de cette
sorte.
Vers trois heures du matin, jour de la fête des
saints Innocents, on l'entendit qui, près d'expirer,
se mit soudainement à réciter tout au long, très
distinctement et avec une grande foi. Notre Père et
CHARLES TANCHE 323
Je crois en Bien, dont il eut peine à achever les der-
nières paroles. Il mourait en fils de Dieu et de
l'Église.
L'agonie était commencée. Le mourant serrait le
crucifix dans une étreinte convulsive qui était aussi
une étreinte d'amour. Son père priait à genoux :
« Charles, lui dit -il, vous êtes un enfant de saint
Joseph, je vais réciter les litanies de saint Joseph
et lui demander qu'il vous délivre. — Oui, mon
père, » répondit-il. Ce furent ces dernières paroles.
Les litanies n'étaient pas achevées que la délivrance
était venue : Charles avait cessé de vivre.
Telle fut la mort du jeune chrétien, forte et douce
comme sa vie. Cette matinée était celle de la fête des
saints Innocents. L'Église se réveillait pour célébrer
dans son office « ceux qui sont rachetés du milieu
des hommes pour être de pures prémices offertes à
Dieu et à l'Agneau rédempteur, parce qu'il ne s'est
pas trouvé de mensonge dans leur bouche et qu'ils
ont paru sans tache devant le trône de Dieu ^ »
Elle faisait entendre dans ses chants liturgiques la
voix de Rachel pleurant ses fils et refusant d'être
consolée, parce qu'ils ne sont plus. »
Et nous aussi nous pleurerons ce doux adolescent
au regard tranquille et pur, au langage plein de bonté,
dont les pieds se dirigeaient vers l'autel du Dieu
vivant et « dont les vêtements avaient l'odeur de
l'encens , » comme s'exprime l'Écriture. Mais nous
* Apoc. XIV. In Feato SS. hxnoc. Ant. vu ad m Nocl.
324 CHARLES TANCHE
ne le pleurerons pas comme ceux qui n'ont point
d'espérance, et nous ne serons pas moins forts, nous
ses seconds pères et frères, que ceux dont le cou-
rage a su baiser la main divine qui leur enlevait
un tel frère et un tel fils. Nous avions l'habitude de
le voir ici , dans ce sanctuaire , revêtu de la robe
blandie des enfants du Seigneur, servir près de cet
autel où il aspirait à monter un jour : nous nous
nous accoutumerons à le voir désormais, avec sa
robe virginale , près de cet autre autel où il tient
l'encensoir et présente pour nous, ses amis et ses
maîtres, c cette coupe d'or pleine d'aromates qui
sont les prières des saints, b
Et puis nous nous souviendrons de la parole qu'il
se disait à lui-même et qu'il semble nous redire, à
nous, par delà la mort : Estote parcUil Conune lui
donc, nous tiendrons toujours libres et droites les
routes par lesquelles nous irons le rejoindre, quand
le signal nous en sera donné. Et pour cela, désor-
mais héritiers de ses exemples, héritiers de ses
armes, nous le serons aussi de sa chevaleresque et
chrétienne devise : Potiiis mori quam fœdaril Ce
que le Père Lacordaire traduisait énergiquement en
ces termes : « Mieux vaut mourir que pourrir ! >
XXIII
LA FÊTE DES CRÈCHES
AU COLLÈGE
ET CHEZ LES PETITES SŒURS DES PAUVRES
L'usage da collège est que, chaqae année, iNoSl, ane
représentation de la grotte de Bethléhem soit construite
dans chaque salle d'étude des cinq dinsions, et y demeure
jusque vers le milieu de janvier.
Ces orèehea, dont quelques-unes sont de TériUblas pe-
tits monuments, et qui rivaliseat entre elles de pitto-
resque et de bon goût, reçoÎTetit chaque jour la prière des
leurs élèves. De plus, la charité des familles y eoToie
nt tout ce mois des offrandes nombreuses et de toute
re, destinées aui rieillards des Petites Saurs des
Tes.
irs le milieu de ce mois de la Sainte- Enfance, une
réunit au pied de chaque crèche, à tour de râle, les
;b d'une des divisions qui, en présence de M. le Supé-
r et de tous leurs maîtres, célèbrent le mystère de
s enfant par des poésies, des dialogues, des chants
es pièces de musique préparés par eux-mêmes pour
I gracieuse solennité. Elle se termine par la consé-
ioo de la dinsion & l'enfant Jésus prononcée à genoux
le Préfet de la congrégation.
) jour de congé suivant, les congréganistes se rendent
. les Petites Sœurs des pauvres, auxquelles ont été
es tous les présents du mois, et une fête musicale et
.ique, toute de circonstance, est offerte aux vieillards,
' qui c'est une grande journée. Tout se termine par
énédictioo du très saint Sacrement dans la chapelle
Asile.
XXIII
LA FÊTE DES CRÈCHES
REMERCIEMENT ET EXHORTATION A LA MESSE
DU DIMANCHE SUIVANT
Mes CHERS Fils,
Cette semaine a été une bonne semaine , une se-
maine de joie pour les pauvres , une semaine de
mérites pour vous. Combien je vous en bénis I
Vous avez réjoui le cœur de Jésus- Christ par une
double fête : celle que vous lui avez donnée dans
chacune de vos salles d'étude, au pied des crèches
élevées par vos mains et enrichies de vos présents;
celle que vous lui avez donnée chez les Petites
Sœurs des pauvres , au milieu de ces vieillards que
vous avez visités, servis, ravitaillés, rajeunis et
charmés par vos dons et vos chants. Tout cela est
bien chrétien; tout cela est bien digne de vous; et
ceux qui comme moi vous aiment tous les jours,
vous aiment au double ces jours-là.
J'ai voulu vous le dire ce matin , j'ai voulu vous
le dire ici. Et c'est ici, devant cet autel et en pré-
sence de Dieu, que je viens vous féliciter de trois ou
quatre choses qui ont fait d'une partie de ce mois
328 LA FÊTE DES CRÈCHES
de janvier, et particulièrement de cette dernière se-
maine, un mois et une semaine si agréables à Dieu.
Je vous félicite d'abord de ces belles grottes de
Bethléhem, que vous aviez construites dans vos
salles d'étude avec un art, une variété, un goût,
une richesse même que n'avait guère connue l'étable
de Bethléhem, mais qui faisait grand honneur à votre
religion comme à l'ingénieuse industrie de vos
maîtres. Je veux qu'ils soient remerciés, eux pre-
miers, mes chers fils, eux qui ont employé à ces
constructions vraiment architecturales non seule-
ment les heures du jour, mais souvent celles de la
nuit; à peu près comme ces bergers des montagnes
de Judée dont nous parle l'Évangile de Noël, qui,
la nuit encore, veillaient et s'occupaient du service
de leurs troupeaux : Pastores erant vigilantes et
eustodientes vigilias noctis super gregem suum,
La seconde chose dont je vous félicite, et cela du
fond du cœur, c'est la générosité de vos offrandes
aux pauvres , ou mieux à Jésus présent dans la per-
sonne du pauvre. De division à division et d'année
en année, vous rivalisez à qui fera le mieux et
donnera davantage. Et certes ce n'étaient pas les
modestes présents des bergers que vous déposiez
chaque jour aux pieds de l'Enfant Dieii, c'étaient
bien plutôt les trésors des mages , des trésors vrai-
ment royaux, dans lesquels il me plaisait de recon-
naître, comme à Bethléhem, l'or, l'encens et la myrrhe.
Et d'abord, demandez aux Petites Sœurs des
pauvres, qui me l'ont dit à moi, quelle grosse
LA FÊTE DES CRÈCHES 329
somme d'or représentent ces montagnes de denrées,
de vêtements, de linge, de sucre, de provisions de
bouche, de vin, de bière par tonneaux, que petits
et grands vous apportiez ou vous envoyiez ici tous
les matins, dépouillant pour cela vos charitables
familles, lesquelles, j'en suis sûr, ne demandaient
pas mieux que d'être dévalisées pour un si noble
usage, et par des mains si fidèles à la libéralité tra-
ditionnelle de leurs pères.
Et l'encens? c'était celui de votre prière que vous
apportiez les uns après Jes autres aux pieds de cet
Enfant divin , devant lequel vous demandiez à venir
vous agenouiller au milieu de vos travaux, avec
cette simplicité de foi et de piété qui me charme
tant dans mes chers fils, parce qu'elle est la marque
d'âmes qui vont à Dieu droitement, sans crainte et
sans détour.
Et la myrrhe? La myrrhe emblème de la mortifica-
tion, je la retrouve, mes enfants, dans les sacrifices
que vous vous êtes imposés tout ce mois , pour offrir
à Jésus-Christ, chaque semaine, ce bouquet de Primes
roses, ce faisceau de bonnes notes, ce parfum d'édifi-
cation, cette somme de travail et d'efforts dont vous
apportiez la résolution ou verbale ou écrite au pied du
trône de paille d'où Jésus les bénissait. Eh bien ,
qu'on en pense ou qu'on en dise ce qu'on voudra ,
tout cela pour moi c'est le bien , le bien moral , le
bien religieux, et par conséquent tout cela est bien
à sa place dans l'école de Dieu.
Tenez, une pensée m'est venue parfois à ce sujet.
330 LA FÊTE DES CRÈCHES
et je veux vous la redire. Je me suis demandé quel
serait l'étonnement de quelqu'un d'étranger à ce que
j'appelerais notre christianisme scolaire , de quelque
personnage officiel, par exemple, se présentant dans
une de nos salles d'étude, pendant ce temps de
Noël, et se trouvant tout à coup en présence de ce
déploiement de piété et de cette exposition de cha-
rité, qui évidemment ne sont ni prescrits ni prévus
par les programmes universitaires.
Que dirait-il? Je ne sais. Mais s'il allait prétendre
que de telles pratiques sont jpuériles et qu'elles n'ont
rien à faire avec l'éducation, j'oserais lui répondre
qu'au contraire c'est l'éducation du cœur que celle-
là. Je lui dirais que c'est là, à cette école de la
Crèche, que nos enfants apprennent à aimer Dieu,
en contemplant tout le jour combien un Dieu les a
aimés. Je lui dirais que c'est là que nos enfants ap-
prennent à aimer le prochain, par l'exercice et
l'exemple de l'aumône faite aux malheureux. Je lui
dirais que c'est là que nos enfants apprennent à
vaincre leur orgueil, leurs révoltes, leurs sensua-
lités, en contemplant l'obéissance de Celui qui dans
cette crèche s'anéantit jusqu'à prendre la forme
d'esclave. Placée auprès de la chaire de votre pré-
sident d'étude, mieux encore que sa vigilance, la
crèche prêche le silence par le silence de Jésus. Et
s'il est une voix qui sorte de ce berceau , c'est celle
qui dit et redit l'aimable parole de l'Évangile : « Si
vous ne devenez semblable à ce petit enfant, vous
n'entrerez pas dans le royaume des Cieux. d
LA FÊTE DES CRÈCHES 331
Une autre chose dont j'ai à cœur de vous féliciter,
c'est la fête qui a clos , dans chacune de vos salles
d'étude, ce mois ou ces semaines consacrés à honorer
la crèche de l'Enfant Dieu. La musique, l'éloquence,
la poésie, ont rivalisé, ces jours-là, de bon cœur
et de bon goût. J'aime , mes chers fils , que vous
chantiez près de ce berceau sur lequel les anges
ont chanté autrefois. J'aime que la poésie vienne
célébrer ce mystère de Noël, si plein de poésie
champêtre et de poésie divine. C'est le tribut de
vos intelligences et les prémices de vos travaux que
vous payez au Seigneur, après le tribut de vos au-
mônes et de vos prières. Combien ces fêtes m'ont
charmé, j'ai tenu à vous l'exprimer après chaque
séance. D'autres ont dû vous le dire comme moi,
mes chers petits enfants; car tous ceux qui y assis-
tèrent s'en sont retournés ravi%, comme il est dit
des visiteurs de la crèche de Bethléhem : Et omnes
qui audierunt, mirati sunt de his qux dicta erant a
pastorïbus ad ipsos.
Enfin , la dernière chose dont je vous loue et vous
bénis , c'est la distribution gracieuse que vous avez
faite de vos aumônes opimes, dans la fête donnée par
vous à l'Asile des Petites Sœurs des pauvres. Vous
savez, mes chers enfants, si vous y êtes bien reçus !
On vous attend, on vous espère des semaines et des
mois d'avance. On veut vous voir, vous entendre,
vous lîarler, vous chanter même, car la reconnais-
sance des vieillards tient à honneur de répondre à
vos chants par leurs propres chants à eux. Je ne
332 LA FÊTE DES CRÈCHES
me porte pas garant que, de leur côté, tout y soit
harmonie à l'oreille des hommes; mais ces couplets,
si incultes qu'ils soient, sont ces prières du pauvre
desquelles il est écrit qu'elles résonnent doucement
à l'oreille de Dieu.
Ne croyez pas, d'ailleurs, que le plus plus grand
bienfait que vous apportez à ces bonnes gens soit
celui de votre aumône : c'est bien davantage encore
celui de votre présence. Ils se rajeunissent de votre
jeunesse; vous leur êtes à la fois un souvenir et
une espérance : un souvenir de leurs propres en-
fants qu'ils ont vus à votre âge , mais moins heu-
reux , moins fortunés que vous ; une espérance
aussi : l'espérance que, vous montrant si secou-
rables peureux, vous ne manquerez pas de l'être
également pour ceux qui leur touchent de près et
qu'ils ont laissés manquant de tout dans le monde.
Mais que parlé -je de la reconnaissance qu'ils
vous doivent? N'est-ce pas vous, au contraire, qui
leur devez la vôtre? Et ces infortunés ne furent-ils
pas, je vous le demande, vos premiers bienfai-
teurs et vos premières bienfaitrices avant que vous
ne devinssiez les leurs? Ils sont là aujourd'hui
qui tendent la main vers vous ; mais oîi étaient-ils
hier? Hier ils étaient chez vous et à votre service.
Ils étaient dans vos fabriques, vos mines, vos ate-
hers, vos terres; elles étaient dans vos maisons,
à votre cuisine, à votre porte, à votre chevet peut-
être. Ce sont vos ouvriers et vos ouvrières , vos ser-
viteurs et vos servantes. Pour vous ceux-ci tis-
LA FÊTE DES CRÈCHES 333
saient la laine, le coton ou le lin, forgeaient les mé-
taux ou travaillaient le bois; celles-là préparaient les
aliments qui vous ont nourris et les vêtements qui
vous ont couverts. Et si maintenant, tandis qu'ils sont
pauvres, très pauvres, vous,vous êtes devenus riches,
ne serait- ce pas à eux et à elles que vous en devez
le bienfait? Ne serait-ce pas à leur travail de dix
à douze heures par jour? Ne serait-ce pas à leurs
fatigues , à ces rudes et longues fatigues dont leur
âge porte aujourd'hui douloureusepaent le poids, et
dont vous, mes chers fils , vous n'avez que la peine
de recueillir déhcieusement le fruit?
Je devais vous dire ces choses pour que vous ne
soyez pas tentés d'intervertir les rôles. Mais la
grande leçon de cette fête, le grand et sublime
exemple, c'est la Petite Sœur elle-même. Mes chers
enfants, qu'est-ce donc que notre pauvre denier
auprès de ce don de soi-même, sans retour et sans
réserve? Qu'est-ce donc que notre pauvre charité
d'une heure, d'un instant, auprès de cette immola-
tion de toutes les heures et de tous les instants du
jour et de la nuit? Un de vos meilleurs maîtres a
essayé d'en peindre la grandeur et la beauté dans
une éloquente poésie doijit vous êtes venus ensuite
redire les belles strophes et offrir l'hommage à ces
filles de Dieu, lesquelles en ont souri dans leur
humilité. Mais quel langage pourra jamais égaler
la merveille de ce chef-d'œuvre de Dieu?
Mes chers fils, peut-être un jour avez- vous
désiré d'être témoins d'un miracle : eh bien, regar-
334 LA FÊTE DES CRÈCHES
dez la Petite Sœur, la vocation de la Petite Sœur, la
charité d^ la Petite Sœur, l'héroïque mendicité de
la Petite Sœur, la confiance en Dieu de la Petite
Sœur, la multiplication universelle de la Petite Sœur,
la vie et la mort de la Petite Sœur : là est le grand
miracle de notre âge, miracle de Tamour de l'homme
et de la puissance de Dieu.
Cette leçon ne l'oubliez jamais, et la maison dont
le chemin vous a été montré revenez-y encore, re-
venez-y souvent. Car enfin, mes chers fils, il faut
que vous le sachiez bien, ce que nous vous faisons
faire par ces aumônes, ces sacrifices', ces visites,
ces fêtes aux pauvres, c'est un apprentissage : l'ap-
prentissage du plus noble métier qui soit au monde,
celui d'homme de bien. Faites- en profession pour
votre vie entière; et revenez, vous aussi, de l'Asile
des pauvres comme il est dit que les bergers s'en
revinrent de Bethléhem, louant et glorifiant Dieu de
tout ce qu'ils avaient vu et entendu. Ce que vous
aurez vu, c'est le pauvre aimé et servi, comme on
aime, comme on sert un Dieu. Ce que vous aurez
entendu, c'est le pauvre qui, étonné, confus de tant
d'amour, vous en bénit , en bénit Dieu , et lui de-
mande qu'il^vous le rende.
XXIV
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
DE LA 80CIBTB DE jéSUS
Une première et rude épreuve avait été infligée au col-
lège Saint- Joseph par le départ du père Sengler, préfet
des études, que son grand mérite désignait depuis long-
temps pour remplir les plus hautes fonctions de sa Com-
pagnie.
Nous avions pu détourner ce coup une première fois, à
la fin de Tannée scolaire 1885. Le T. R. P. Anderledy,
Général de la Compagnie de Jésus, nous répondait le
8 août : a Mon intention était, en effet, d'accord avec le
père Provincial , de retirer le père Sengler. Mais en pré-
sence des considérations que vous faites valoir, je n^hé-
site pas à le laisser, et par le même courrier j^écris au
père Provincial de maintenir le statu quo... »
Mais cette année, durant laquelle on nous Tavait laissé
et qu'il employa à de si grands travaux, n'était, hélas!
qu'un sursis. Le 29 juin 1886, fête de saint Pierre, le
P. Sengler nous informait qu'il était nommé Provincial
de la province de Champagne. Tout ce que Ton put obte-
nir cette fois fut qu'il ne nous quittât pas avant la distri-
bution des prix. Telle était la réponse du T. R. P. Général
au R. P. Braun , supérieur des jésuites de Lille : Novii
jam Reverentia vestra me morem gessisse opiime de
nobis merilo RR, DD. Baunard, et nominationem P. Seiv-
gler ad XV Aitgusii distulisse... Non dubito quin DD.
Baunard modice ferai qux secundum Instituti nostri ra-
tiones et peculiari circumstantiarum gravitate ductiegi-
mus, nostrosque solita benevolentia complectalur, et in
regendo hoc magno collegio partes retineat..., etc. etc.
Un des premiers actes par lesquels le nouveau Provin-
cial mérita bien du collège, fut l'excellente nomination
qu'il fit du père Ch. du Coetlosquet, un de ses anciens et
plus chers élèves de Metz, pour lui succéder comme préfet
des études.
Il vint encore, au mois d'octobre, passer quelques se-
maines à la Résidence de Lille, pour de là organiser notre
rentrée des classes. Il nous promettait un autre et long
séjour parmi nous aux vacances de Pâques.
Mais Dieu en avait jugé autrement : il nous demanda
un second sacrifice, et quel sacrifice!... Mais c'est Lui qui
Ta voulu, et sur cette tombe, comme sur les autres, il faut
écrire en pleurant et en adorant : Amen!
XXIV
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
DE LA SOClÉTé DE JÉSUS
ANCIEN PRÉFET DU COLLÈGE SAINT-JOSEPH DE LILLE
PROVINOAL DE LA PROTINCB DB CHAMPAOIIB
RAPPELÉ A DIF.(J LE JEUDI SAINT, 7 AVRIL 1887
DISCOURS
Prononcé au sorvice funèbre célébré pour son âme le samedi 80 ayril ,
dans réglise paroissiale du Sacré - Cœur.
Mes Révérends Pères,
Messieurs et Mesdames,
Mes chers Enfants,
Il s'est donc éteint loin de nous Thomme de bien
et rhomme de Dieu, qui était pour notre collège,
pour la Compagnie de Jésus, pour tant d'âmes qui le
pleurent, cette lampe ardente et luisante dont parle
l'Évangile ! Et voici qu'il ne nous reste plus, à nous
qui n'avons pu recevoir ses adieux, qu'à redire la
parole que Jésus prononçait sur son ami de Bé-
thanie : Arnicas noster dormit : « Notre ami s'est
endormi. x>
15
338 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLEk
C'était bien , en effet , un ami pour vous tous qui
êtes venus si nombreux lui payer aujourd'hui le tri-
but de vos prières et de votre inconsolable recon-
naissance. C'était votre ami, à vous, mes très chers
enfeuits, qui ici depuis quinze ans <t avez été sa
joie, et qui êtes maintenant sa couronne *, d C'était
votre ami, à vous, pères et mères de famille, qui,
dans l'œuvre de l'éducation de vos fils, trouviez
réunies en lui toutes les fermetés avec toutes les
bontés mises à votre service. C'était votre ami, sur-
tout à vous , ses frères en religion , qui étiez deve-
nus ses fils à un titre nouveau; car si le plus grand
témoignage de l'amour, comme l'a dit le Seigneur,
c'est de donner sa vie pour ceux qu'on aime, ne
l'avez -vous pas vu, à peine nommé Provincial,
vous livrer sans compter, dans d'épuisants travaux,
toutes les forces, comme tous les trésors d'une vie
qu'il finit par vous immoler tout entière?
Et moi aussi, je l'aimais et j'en étais aimé. Lais-
sez-moi donc revendiquer moins l'honneur que
le devoir d'une amitié qui aspire à payer le tri-
but de quelques paroles d'hommage à une âme
si chère. Car, moi aussi, je puis dire avec saint
Bernard pleurant sur son frère, que oc mes en-
trailles sont déchirées et que j'ai perdu la moitié
de ma vie. d Ce firère Gérard qui partageait avec le
saint Docteur le gouvernement de l'abbaye de Clair-
^ S. Paul, ad Phil. iv. i. Gharissimi et desideratissimi, gau-
dium meum et corona mea, sic state ia Domino, charissimi.
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 339
vaux, Bernard disait de lui : « mon cher frère,
tu portais plus de la moitié de la charge, et, m'en
laissant modestement les honneurs, tu prenais sur
toi le plus lourd de l'ouvrage. Tu t'engageais dans
toutes les difficultés, tu intricàbaris; et moi, grâce
à ton bienfait, j'avais le loisir de vaquer au ser-
vice de l'Église, à l'étude des choses de Dieu et
à l'enseignement de mes disciples et de mes fils.
Et comment ne l'eusse -je pas fait en toute sécurité,
lorsque je te voyais à l'œuvre , toi qui fus ma main
droite, la lumière de mes yeux, la parole de mes
lèvres, cette vraie parole du « juste qui n'exprime
que la sagesse et qui ne prononce que le bon
jugement*! »
Bernard disait encore, et je puis bien dire avec
lui : fic Vous savez , vous , ô mes fils , ce qu'il était
pour tous, et vous savez ce qu'il était spéciale-
ment pour moi. J'étais faible, et il me soutenait;
j'étais timide et hésitant, et il m'affermissait; j'étais
lent à l'action, et il m'excitait; j'étais oublieux et
1 Bernardi m Cant, sermo XXVI, \iel%: Merito ex eo pen-
debam totus qui mihi totum erat. Solum penè relinquerat mihi
provisoris honorem , nam opus ipse faciebat : ego vocitabar
abbas , sed ille prserat in soUicitudine* — Tu intricàbaris , et
ego tuo beneûcio ferialu&sedebam mihi, aut certe diTinis obse-
quiis occupabar, aut doctrinœ ûliorum utilius intendebam. Gur
enim securus non eseem , cum te scirem agentem foris manum
dexteram meam, lumen oculorum meorum, pectus meum et
linguam meam ? Et quidem indefessa manus , oculus simplex ,
pectus consilii, liDgua loquens judicium , sicut scriptum est :
0$ justi meditabitur sapieniiam, et lingua ejus loqueiur judi--
cium, Ps. XXXIX.
340 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
imprévoyant, et il m'avertissait. Comment m'es -tu
ravi, comment es -tu arraché à mon affection, 6
âme de mon âme et cœur selon mon cœur ^ ! »
Mais à ces plaintes douloureuses sur la mort de
son frère, Bernard trouvait du moins une consola-
tion : c'est qu'il avait été le témoin édifié de ses der-
niers instants, et que, conune ille raconte, <l revêtu
des habits sacerdotaux, il avait récité sur lui les
prières de l'Église et jeté la terre sur ce corps qui
était rendu à la terre. » Une pareille consolation ne
nous a pas été donnée; et c'est au jour même où
nous nous réjouissions de l'espérance de le recevoir
et de le posséder pour plusieurs semaines que tout
à coup éclata la foudroyante nouvelle. Nous ne le
savions pas malade, et il venait de recevoir les der-
niers sacrements!
C'était le jour du jeudi saint. Réunis devant l'autel,
vous vous disposiez, mes chers fils, au pieux exer-
cice du Chemin de la croix lorsque, d'un cœur brisé
mais encore confiant, je dus vous prévenir du mal-
heur qui nous menaçait, et je vous demandai de
^ Idem. Jbid, 4 : Scitis , o filii , quam justus sit dolor meus ,
quam dolenda plaga mea. Ceroitis nempe quam fidus cornes
deseruit me in via hac qua ambulabam , quam vigil ad curam,
quam. non segnis ad opus , quam suavis ad mores. Quis ita
mihi pernecessarius 7 Gui œque dilectus ego? Dolete, qusso,
vicem meam, vos quibus base nota sunt. Infirmus corpore eram,
et ille portabat me; pusillus corde eram, et confortabat me;
piger et negligens, et excitabat me; improvidus et obliviosus,
et commonebat me. Que mibi avulsus es ? que mihi raptus e
manibuB, bomo unanimis, bomo secundum cor meum 7
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SEN6LER d4i
pousser vers Notre- Seigneur Jésus- Christ, victime
et rédempteur, ce cri de l'Évangile : « Seigneur,
voici que celui que vous aimez est malade I ^ Mais,
hélas 1 déjà, à cette heure, notre Père n'était plus ;
et le lendemain, vendredi saint, il me fallut rece-
voir et vous porter à vous-mêmes un coup plus
cruel encore, en venant vous annoncer, du pied du
saint autel dépouillé et en deuil, que c'en était
fait : tout était consommé.
C'est donc loin de nous, à Reims, loin de son
cher collège, loin de la ville de Lille, qui lui devait
tant et qui se fût portée en foule à ses obsèques ,
qu'il avait expiré. C'est là que le jour suivant il était
inhumé, le soir du samedi saint, aux premières
Vêpres de Pâques, aux premiers chant de YAlle^
luxa, sans qu'aucun de nous eût eu le temps d'aller
se joindre au cortège de ses frères et de ses amis ,
comme s'il avait lui-même recherché pour sa mort
cette humble obscurité qui lui avait été si chère
pendant sa vie. Et nous, qui ne devions plus le
revoir en ce monde, nous n'avions plus, pour nous
consoler, que la parole que les anges du sépulcre
disaient aux disciples éplorés : Surrexit, non est
hic : « Il est ressuscité, il n'est plus icil Ne cherchez
plus parmi les morts Celui qui est vivant, et rap-
pelez-vous de quelle sorte il a conversé avec vous
quand il était encore dans sa patrie terrestre *. y>
^ S. Luc. xxiT, 5, 6 : Quid quœritis yiyeotem cum mortuis?
Non est hic , surrexit : recordamiai qualiter locutus est vobis
cum adhuc in Galila&a esset.
L-.
342 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
£h bien, oui, nous nous rappellerons ses paroles,
ses actions; nous recueillerons les souvenirs d'une
vie si édifiante. Mais comment pourrons-nous le
faire? Qui nous donnera de percer ce double et
triple voile dont son humilité recouvrait ses vertus ,
et qui n'était transparent que pour le regard de
Dieu? Aussi bien cette vie si pleine dans sa brièveté
se résume- 1- elle en deux mots : se dévouer et
s'oublier. Et soit qu'on le considère, comme nous
allons le faire, se donnant à Jésus -Christ dans
un mystère ineffable d'oblation, d'union et d'im-
molation , soit qu'on le voie se consacrer au service
des hommes dans l'œuvre de l'éducation ou de
l'administration , c'est partout le môme dévouement
et le même renoncement. Mais c'est en cela même
qu'il présente en sa personne ce type si accompli de
perfection religieuse, sacerdotale et pastorale dont
le spectacle journalier a été une des grâces insignes
de notre existence, et dont je voudrais retracer
quelque image à vos yeux.
D'abord il se donna à Dieu. Fils de cette terre
d'Alsace qui a toujours fourni à l'Église, comme
jadis elle fournissait à la France ses meilleurs sol-
dats, Antoine Sengler y apparaît dès ses premières
années comme un pur enfant de grâce et de lu-
mière. Il dut beaucoup à sa mère, de laquelle il
écrivait plus tard : « Je ne puis me rappeler sans
attendrissement que c'est du ministère de ma si
bonne et si pieuse mère que vous vous êtes servi ,
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SEN6LER 343
ô mon Dieu , pour m'inculquer, dès ma plus tendre
enfance, le devoir de sauver mon âme. Rendez-le-
lui, ce bienfait, maintenant que vous l'avez appelée
dans votre éternité. C'est pour moi que vous l'aviez
faite si boniie et si pleine de foi. Oh! que vous ai-
miez donc mon âme, puisque, ^dès mon berceau,
vous me prépariez tant de moyens de me conduire
à vous I »
Ce chemin du devoir et du salut, il résolut dès
lors de s'en écarter jamais. La veille de sa confir-
mation, après s'être confessé, il disait à un ami,
au sortir de l'église : « Nous allons voir maintenant
si nous ne pouvons pas vivre sans péché! » C'est
lui aussi qui disait à sa plus jeune sœur, quand
elle revenait de se confesser : « Ma petite sœur,
plus de péché ! » Tout jeune enfant on le voyait
marcher en tête des pèlerinages à Notre -Dame -
des-Neiges et à Notre-Dame-du-Chêne. C'est lui qui
chaque soir récitait la prière et le chapelet à sa
famille et aux gens du voisinage , auxquels il faisait
aussi la lecture de la vie des Saints. Il était tenu
par tous pour l'ange de cette chrétienne et patriar-
cale maison de huit enfants dont il était le plus
jeune, deux garçons et six filles, dont cinq furent
religieuses, quatre chez les Sœurs de Saint-Vinoent-
de-Paul et une à la Divine Providence. Plus tard ,
l'écolier le plus discipUné du collège de Schlestadt,
puis du petit séminaire de Strasbourg, le plus stu-
dieux, le plus pieux, le plus souvent acclamé, le
plus chargé de couronnes, et le plus modeste en
344 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
même temps, c'était lui. Le membre le plus cha-
ritable de la Conférence de Saint -Vincent - de -
Paul et le visiteur le plus apostolique des pauvres,
le catéchiste le plus zélé des soldats de la garni-
son, c'était encore lui, que ces hommes, par re-
connaissance, avajent soin de reconduire le soir à
sa maison , pour profiter plus longtemps de son en-
trelien.
 dix -sept ans il entra dans la Compagnie de Jé-
sus par cette porte de l'innocence et de Tamour de
Dieu qui avait vu passer les saint Louis deGronzague
et les saint Stanislas, auxquels on le comparait. Il
fut la fleur du noviciat comme il avait été celle du
séminaire, du collège et du foyer domestique. On
respirait autour de lui la bonne odeur de Jésus-
Christ; et un contrat qu'un jour il signa, à Saint-
Acheul, entre lui et un jeune novice expirant, nous
laisse voir combien lui-même avait dès lors la tête
et le cœur dans le ciel.
Ses premiers vœux prononcés, on l'envoya au
collège de Saint- Clément de Motz, pour y professer
la classe de troisième, et bientôt l'on s'étonna de
l'ascendant à la fois respectueux et affectueux que
cet adolescent possédait sur ces enfants dont, par la
jeunesse de son visage, il semblait presque le frère.
Successivement on le fit passer des classes de gram-
maire aux classes de httérature, et son autorité
grandit avec le prestige d'un mérite qui n'avait
d'égal que son humilité. Une classe d'humanités qui
ne comptait pas moins de soixante-trois élèves,
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 345
puis une classe de rhétorique qui en avait qua-
rante-six, purent être conduites par lui, en 4864
et 4865, à des succès éclatants, sans que pendant
ces deux années une seule punition eût jamais
été donnée ni méritée. « Gomment avez -vous pu
obtenir ce résultat? » lui demandait un de ses
confrères dix ans plus tard. — « C'est que, répondit-
il, jamais je ne suis entré une seule fois en classe
sans avoir fait une visite au saint Sacrement. » Il
écrivait lui-même, au souvenir de ses débuts dans
le ministère de la régence : « Qui m'a donné la har-
diesse de me présenter à la Compagnie de Jésus ,
d'y pouvoir faire la classe durant tant d'années,
alors que je ne pouvais pas môme dire le Veni
sancte Spiritiis sans émotion? C'est la seule con-
fiance en Dieu. Aussitôt la prière feiite , je me sen-
tais un autre homme. Ah! si je regardais davantage
Notre- Seigneur 1 »
A Rome, où on l'envoie faire sa théologie, il se
plonge avec amour « dans les profondeurs du
Christ , 3> et il y devient un véritable maître dans
a cette science suréminente de la charité de Dieu, ».
comme s'exprime saint Paul. Aussi bien c^est pour
mieux aimer qu'il désire s'instruire davantage. Il
écrivait ensuite : « Qui cognosdt te, Deus, amat
te et seipsum ohliviscitur. Que cette parole de saint
Augustin est vraie! Et moi je vous connais si peu,
si peu, mon divin Sauveur! Et je désire tant vous
aimer, ô mon bon Maître ! Donnez-moi de vous con-
naître de plus en plus, afin de vous aimer davantage,
15*
346 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
et puis de me dévouer tout entier à vous faire con-
naître, aimer et servir! »
Il fut fait prêtre à Rome , dans la semaine sainte
de Tannée 4869. Il avait alors trente-trois ans ,
rage qu'avait Jésus -Christ lorsqu'il monta à l'autel
du sacrifice de la Croix. C'est à l'occasion de son
sacerdoce que, pour la première fois, il nous est
donné de lire, pour ainsi dire, dans le livre inté-
rieur de son âme. De précieuses « Notes spiri-
tuelles » livrent à son directeur les pensées de ses
retraites de 1869 à 4884. Je déclare que jamais je
n'ai rien lu de plus admirable que cette centaine
de pages, même dans l'histoire des saints. A la
veille du grand jour, le futur prêtre s'est voué à
toutes les humihations dans des termes qui effeayent
par leur magnanimité. Oserai-je vous les redire?...
« Que cent fois le jour ma pauvre nature défaille en
ses propres infirmités ; que cent fois par jour le
rouge me jaillisse au front et me couvre de confu-
sion à la face de mes firères et des étrangers; que
sur moi tombent l'indifférence, le rire et le mépris,
à cause de mes défauts, de mes incapacités, de mes
misères ; 6t cent fois par jour, tout en ressentant
cet état de délaissement, de solitude et de rebut, je
bénirai votre nom , ô mon Dieu crucifié , et je dirai
merci! » Mais c'est là même, c'est dans cet état d'in-
firmité, qu'il trouvera, comme l'Apôtre, la raison de
sa puissance, cum infirmor, tune potens sum; et sa
confiance ajoute : « Et puis , malgré cela , si l'obéis-
sance me dit de marcher, d'agir, de parler pour
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 347
VOUS , ô Seigneur Jésus , et pour les âmes chéries ,
en votre nom je marcherai, j'agirai, je parlerai,
escorté de mes faiblesses , mais appuyé sur votre
vertu , et espérant ainsi contre toute espérance^
Voilà mon programme pour toute ma vie de prêtre,
ô Sauveur Jésus I Aidez-moi à le remplir jusqu'au
dernier souffle de mes jours. »
Ce fut sur l'autel de sa première messe, célébrée
le saint jour de Pâques, 28 mars 1869, à six heures
et demie, dans l'église du Gesu, à la CapeUetta de
son bienheureux Père Ignace, que le jeune prêtre
déposa ce programme de sa vie. Il s'y offrait conune
victime avec la Victime di\dne qu'il immolait : t Je
le sens, note-t-il à la suite, je le sens, ma main
tremble en écrivant ces mots; mes lèvres se prêtent
avec peine à prononcer cette prière : c'est la nature
qui a peur. Néanmoins, ô Jésus, mon amour cru-
cifié, donnez -moi de souffrir, de souffrir quelque
chose, de souffrir beaucoup pour votre nom. Avec
votre grâce, fiât! fiât! »
Le même jour, il formula sur le papier, et, comme
il s'exprime , il <t grava en traits ineffaçables :» deux
demandes qu'il avait faites, le matin, au Seigneur
descendu entre ses mains. Après quoi il prit cette
feuille et la plaça sur lui pour la porter toujours ,
m afin que chaque jour, dit -il, Jésus, venant dans
mon cœur, trouve ce papier sur ma poitrine comme
un monument perpétuel de ma confiance illimitée. i>
La première demande qu'elle contient est que chaque
jour, à chaque fois qu'il célébrera le saint sacrifice,
348 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
Dieu lui accorde qu'il le fasse dans les mêmes dis-
positions qu'en cette matinée de sa première messe,
ou plutôt dans des dispositions de plus en plus con-
formes à celles de l'âme de Jésus, d La seconde
demande est celle de pouvoir célébrer tous les jours
de sa vie ; « Oui, tous les jours de ma vie, sans
exception aucune; dusse -je me traîner tout brisé
à l'autel, pourvu que je puisse y rester une demi-
heure, pour vous y offrir, ô Jésus victime, à la
gloire de votre Père, et en sacrifice d'expiation
pour ma pauvre âme et les âmes de vos fidèles!... »
Toute cette semaine pascale respire ce saint en-
thousiasme. On y voit le nouveau prêtre aller por-
ter sa messe de sanctuaire en sanctuaire, comme*
pour rendre chacun de ses saints de prédilection
témoins de son bonheur et garants de ses ser-
ments. A Sainté-Marie-Majeure, il célèbre dans
la chapelle de la Madone de saint Luc, où il re-
mercie Marie de « trente -trois ans et demi de
tendresse maternelle, et où il lui recommande
ardemment ses trois sœurs , seuls et derniers dé-
bris qui lui restent sur la terre d'une famille jadis
si nombreuse 1 d A Saint -André du noviciat, il cé-
lèbre sur le corps de saint Stanislas Kostka , auquel
il rappelle leur pacte firaternel, qui date de près de
quinze ans : a II y a quatorze ans et demi, ô mon
aimable frère , que dans la retraite d'Issenheim, sous
les platanes du jardin, devant votre statue, je vous
prenais pour patron 1 » Mais c'est avant tout à Saint-
Pierre de Rome, dans la crypte du Vatican, sur le
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 349
corps du Prince des apôtres, qu'il a voulu, dès le
lundi de Pâques, célébrer sa seconde messe. «C'est
là, dit-il, que son cœur l'a pressé d'aller prier pour
le saint-père Pie IX, pour le Saint-Siège, pour le
concile du Vatican qui va bientôt s'ouvrir, pour tous
les défenseurs de Rome et de la Papauté, pour la
Compagnie de Jésus en particulier, afin qu'elle soit
tout entière au service du Pape, dût-elle être écra-
sée sous le coup de ses ennemis! Ainsi soit-il,
ô Pierre, ô mon chef, à la vie, à la mort! »
Un an après, 4870, le Père Sengler, de retour en
France, passa à Saint-Acheul Tannée de probation,
qui complète et perfectionne les deux années de
noviciat, et que, pour cette raison, l'Institut de
saint Ignace appelle le troisième an. Elle s'ouvre par
une grande retraite qui dure trente jours. Pen-
dant cette retraite, notre cher Père note jour par
jour toutes ses impressions, avec une fidélité et
une sincérité qui mettent son âme sous nos yeux.
*
De vous dire les ascensions spirituelles de cette
âme durant ce mois trop court de sanctification, ce
serait un discours infini , car il faudrait vous lire
toutes ces pages écrites dans « ce feu de la méjiita-
tion D dont a parlé le prophète. Je vous avoue que,
quant à moi, je n'ai jamais mieux compris que par
cette lecture le travail de transformation surnatu-
relle qui s'opère, pour une âme livrée généreuse-
ment à la grâce, dans ce moule des exercices spi-
rituels de saint Ignace, où ce fils d'Ignace, il est
vrai, se plonge jusqu'au fond. Notons que le mois
350 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE 8EN0LER
de sa retraite est ce mois de décembre 1870, durant
lequel on se bat tout autour de lui , aux environs
d'Amiens. Mais il s'est dit à lui-même dès le pre-
mier jour : « Ingredere totiÂS. Pour entrer ainsi
tout entier, il y a un sacrifice à faire , parfois bien
grand, dans l'état actuel de la France; mais Dieu
me donnera une plus grande grâce pour le fsdre; et
puis mon affaire, à moi, c'est une bonne retraite,
comme c'est la meilleure manière de servir mon
pays. D Rien donc ne le distraira de cette autre ba-
taille qu'il livre pour l'assaut du royaume des Cieux ;
et lui, ce fils de l'Alsace, dont l'ardent patriotisme
porte dans son cœur toutes les angoisses de l'heure
présente, ne se permet pas môme, ne fût-ce que
quelques secondes , d'écouter de sa fenêtre les rou-
lements du canon qui lui viennent des champs de
Dury et de Bapaume.
Quand le retraitant sort de là il ne s'appartient
plus : il est tout possédé , tout captivé par le Christ,
tout chargé de chaînes de son saint amour. C'est
à la lettre que je puis le dire ; car je lis , par
exemple, qu'en l'honneur de Jésus garrotté par
ses ))Ourreaux, ce pénitent du Christ a résolu et
obtenu de porter désormais une chaîne qu'il se
mettra, dit-il, soit aux reins, soit au bras, qu'il gar-
dera chaque jour, du moins jusqu'au déjeuner^ et
qu'il reprendra à chaque fois, autant que possible,
qu'il devra se rendre au parloir ou au confession-
nal : « C'est chose incroyable, écrivait -il ensuite,
quelle consolation cette chaîne me cause, combien
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENOLER 35t
de bonnes pensées cette petite soufQrance me pro-
cure... Pour les autres pénitences, je verrai un peu
plus tard. »
Mais il est une autre chaîne, une chaîne invisible,
chaîne d'or et de diamant, qui plus que jamais va
l'attacher à Jésus -Christ : c'est la chaîne de la con-
formité au bon plaisir de Dieu. « Ita, Pater» Oui,
mon Père : » telle est la devise qu'il s'est choisie
tout d'abord en entrant dans cette retraite décisive.
Or ce lien sacré, il a résolu de le serrer par un nœud
désormais indissoluble. Il y a dix ans que cette pensée
est descendue en lui; il la reprend, il la pèse, il la
porte devant Dieu, il la soumet à son directeur; il
s'encourage, il s'effraye, il s'examine, il s'essaye,
car la chose est si grave I Longtemps la natiu*e se £sdt
peur, l'humilité elle-même s'épouvante et lui dit :
« N'est-ce pas au-dessus de tes forces? Pourras-tu
tenir ta promesse? Et si tu ne la tiens pas, n'est-ce
pas téméraire à toi de t'engager à une pareille chose ?
Gela est pour les saints, mais pour toi... ]» Cepen-
dant Jésus lui-même fait retentir sa voix dans le fond
de son cœur : « Les seuls mots que j'entendis, rap-
porte-t-il, furent ceux-ci: « Que crains-tu? Pour-
quoi hésites- tu? Ai- je hésité à mourir pour toi?
Perd-on à être généreux avec moi? Marche en avant,
je serai avec toi! » Déjà l'amour le presse, et il
écrit tout enflammé : <ic Je m'engage dans une lutte
qui sera longue et pénible. Mais puis -je faire autre-
ment? Dilexit me et tradidit semetipsum pro me. Et
qu'est-ce que mon sacrifice auprès du sien? mon
352 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
divin Sauveur, le motif principal, je dirai presque
le motif unique de ma détermination, c'est celui de
vous plaire : vous plaire, ô mon Sauveur, et glori-
fier votre Père I » Enfin, après quinze jours de
prières et de larmes, après dix ans de désirs, la
grâce et l'amour l'emportent; et un jour, saint jour
de dimanche, le dix- neuvième jour de sa retraite,
' il écrit transporté : « Je reviens de la chapelle le
cœur rempli d'une joie et d'une consolation intimes
et tranquilles, mais aussi des plus douces que j'aie
jamais goûtées. C'est le bonheur de ma première
communion, du jour de mes vœux et de ma pre-
mière messe. Que le bon Dieu est bon de se mon-
trer si sensible à la misérable ofErande de sa pauvre
créature I »
Or, cette offrande qu'il vient de faire , prosterné
devant le Tabernacle, et qui le rend si heureux,
cet acte solennel sur lequel j'insiste tant, parce qu'il
donne la clef de la conduite de toute sa vie, qu'est-
ce donc, chrétiens? qu'est-ce donc? C'est un vœu,
un vœu sublime, « le vœu de faire toujours et en
tout ce qui plaira davantage à Dieu, à l'exemple de
Jésus -Christ. » Qux placita surU ei fado semper.
C'est « l'obligation jurée , et sous peine de péché ,
conmie il s'exprime encore, de servir toujours
le bon Dieu de son mieux, même dans les plus
petites choses. » C'est le vœu du plus parlait ,
quoique ce dernier mot sonnt mal à l'oreille de
son humilité. C'est le vœu du Père de la Colom-
bière, le vœu de sainte Thérèse, car il s'est dit
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 353
comme elle : « Toujours recevoir et ne jamais don-
ner, c'est un martyre! — Elle avait bien raison,
ajoute-t-il aussitôt, et je commence à le sentir.
Mais puisque le rien que je suis je puis le donner et
que Dieu daigne l'accepter, je veux lui jeter d'un
seul coup ma pauvre vie tout entière. Je donne si
peu, qu'en vérité je n'en aurai pas moins le martyre
de sainte Thérèse. » Vous avez reconnu, mes frères,
l'âme agrandie de l'enfant qui disait la veille de sa
confirmation : a Nous allons voir si nous ne pou-
vons pas vivre sans péché I »
Mais concevez-vous bien. Messieurs, ce qu'est un
tel engagement et ce qu'il a d'héroïque? Jl ne suffit
pas à ce chrétien que les vœux du baptême l'obligent
aux commandements de Dieu et de l'Église ; il ne
suffit pas à ce religieux que les vœux de sa profes-
sion l'enchaînent à la pratique des conseils évàngé-
liques : ce chrétien, ce religieux, ce prêtre ne se
sent pas encore assez près de Jésus- Christ. Et voilà
qu'à l'exemple de quelques saints, les plus parfaits ,
il veut y joindre spontanément une nouvelle obliga-
tion qui astreigne chacun de ses actes intérieurs et
extérieurs au plus grand agrément de la volonté
divine, telle qu'elle lui est connue par l'Évangile,
l'Église, les constitutions ou les instructions de son
Institut, les prescriptions de ses supérieurs et celles
de sa conscience. Et cela non pas seulement par ré-
solution ou par simple promesse , mais par vœu ,
c'est-à-dire par un engagement religieux, solen-
nellement juré devant la Majesté divine, et qu'il
354 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE 8EN6LER
fitudra tenir inviolablement et continuellement, sous
peine de péché, sous peine de parjure , sous peine
des châtiments que le paijure entraine pour ce
monde et pour l'autre, mais aussi avec la joie que
par là Jésus -Christ sera plus glorifié, son amour
mieux reconnu, son règne mieux procuré, son cœur
plus satisfait. En vérité, Messieurs, n'est-ce pas là
le plus splendide degré de beauté morale où la grâce
puisse porter l'humanité régénérée par le sang de
Jésus -Christ?
Le formidable vœu dont il récitait la formule
chaque jour, Umité.d'abord comme essai à quelques
mois, puis renouvelé sans interruption d'année
en année, puis pour la vie tout entière, ne cessa
plus d'enlacer le disciple à son Maître. Il écrivait
que (( là était pour lui la source de la paix et du
bonheur^ ^.
Les hommes purent voir désormais ce que c'était
que l'âme et ]sl vie d'un homme ainsi engagé au meil-
leur plaisir de Dieu. C'était une vigilance, une atten-
tion sur lui-même qui ne laissait place à aucune
surprise ; un regard de l'âme perpétuellement éveillé
sur ce qui était le plus beau, le plus sage, le plus
saint; une précision, une exactitude, une ponctua-
lité qui faisait chaque chose à son moment, de la
meilleure manière, avec toute la perfection dont
elle était capable , et qui rappelait Celui de qui il
est écrit : Bene omnia fecit. Une r^^ularité qui éta-
^ Sur 06 Vceu du plus agréiMbU à Dieu, voyez les médiUtioiis
et délibérations do R. P. Sengler, à VAppendiee.
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 356
blissait partout en lui et autour de lui cette « tran-
quillité de Tordre d dont saint Augustin fait la défi-
nition de la paix. Donc une paix imperturbable au
sein de tous les travaux, de toutes les difficultés,
de toutes les contradictions et persécutions, et cette
étonnante possession de lui-même qui n'était que
son absolu assujettissement à l'empire de Dieu, une
égalité constante de caractère et de conduite, un équi-
libre harmonieux de toutes les facultés, une mesure
de langage , une gravité de tenue , une douceur de
commerce qui donnaient l'image d'un grand sage
parce que c'était celle d'un vrai saint. Avec cela la
bienveillance, la discrétion, la bonne grâce, la ré-
serve modeste achevant en lui cette distinction que
le monde ne donne pas. En tout, une âme envelop-
pée par le surnaturel qui imprime son cachet céleste
sur tout ce qu'elle est, ce qu'elle dit, ce qu'elle
fait : n'est-ce pas ce que nous avons vu? Et en le
voyant ainsi, ne preniez- vous pas l'idée de ces
beaux lacs placés sur les montagnes , vastes , pro-
fonds, limpides, qu'éclaire la lumière d'en haut, qui
reflètent la beauté du ciel, que ne soulève aucun
orage, dont un souffle ride à peine la surface serine,
qu'encadre l'ombre discrète des bois , et qui répan-
dent autour d'eux la fertilité, le bonheur et la vie?
Désormais, plus que jamais, cet esclave volon-
taire du bon plaisir divin était ce serviteur prêt
à toute bonne œuvre dont parle l'Évangile. « Me
voici, s'écrie- t-il, Ecce servus tuus, servies tuus et
filiifs ancïllx tuœl La dernière place partout et tou-
356 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
jours et en tout, voilà la mienne. Je dois non seule-
ment l'accepter avec reconnaissance, mais y courir
de moi-même et y rester avec joie* Si l'on veut bien
m'admettre au degré de coadjuteur, merci, ômon
Dieu! merci, ô Jésus, mon divin capitaine! merci,
ô sainte Compagnie ma mèrel Si les dispositions du
Père Provincial, du Père Recteur, du Père Ministre
me mettent au-dessous de tous les autres, merci,
ô mon Dieu I merci, ô Compagnie de Jésus! Jamais
donc je ne me plaindrai, toujours je tâcherai d'être
intérieurement et de me montrer extérieurement
content, joyeux, heureux... »
Entre les emplois auxquels l'obéissance religieuse
allait le consacrer, il en eût souhaité un qui l'en-
voyât au loin travailler, souffrir et mourir pour Jésu&-
Christ! C'avait été autrefois sa première ambition
d'enfant et d'adolescent. C'est aujourd'hui la première
requête, humble et discrète, de cette lettre écrite,
le 30 décembre 1870, au R. P. Pillon, alors provin-
cial : (( Si je trouvais en moi la moindre aptitude
aux missions , avec quelle allégresse je me présente-
rais! J'en donne pour garant à Votre Révérence
l'empressement avec lequel je partirais sur l'heure,
si elle me jugeait capable de rendre quelque service
à nos frères de Chine! » Toutefois présentement il
se croirait coupable de témérité et de présomption
en osant prétendre à de si sublimes travaux. Cepen-
dant, a comme il lui est dur de se présenter les
mains vides devant son Provincial , il a pensé que
les supérieurs étant parfois embarrassés de trouver
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 357
des surveillants ou professeurs de grammaire, il
pourrait, faute de mieux et pour prouver du moins
sa bonne volonté , se mettre chaque année à la dis-
position du Père Provincial, pour le cas où il pour-
rait se servir de lui à cet effet. — C'est, conclut -il,
ce que je viens faire par cette lettre auprès de Votre
Révérence, la priant d'avoir cette hunjble démarche
pour agréable, et d'en prendre note, afin qu'à la
première occasion j'aie le bonheur de voir par l'eflfet
qu'elle ne lui a pas déplu. «>
« La charité de Jésus-Christ le presse ». tellement
qu'à cette époque, apprenant qu'un Père de la Com-
pagnie, homme d'une grande valeur, était grave-
ment malade, il demande la permission de s'ofirir
à Notre -Seigneur pour mourir à sa place : « Je
serais au comble du bonheur si Notre -Seigneur
daignait accepter une vie si misérable et si peu utile
que la mienne, pour laisser à sa chère Compagnie
un homme qui peut lui rendre de si grands services.
Si donc Votre Révérence n'y trouve pas d'incon-
vénients, je ferai demain mon offrande à Notre-
Seigneur, en me jetant, du reste, pour mon éter-
nité, entre les bras de son infinie miséricorde. Vous
savez le peu que je suis, mon Révérend Père, et
vous n'ignorez pas tout ce qu'est le cher Père ma-
lade. Que du moins, par ma mort, je puisse être
de quelque utilité à la Compagnie ma mèrel )» Un
post-scriptum ajoute : « Le Père Instructeur du troi-
sième an m'a dit de ^laisser cela entre les mains du
bon Dieu : fiât! »
358 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
Le 2 février 1872, le Père Sengler prononçait ses
vœux de profès. Sa dernière parole à Dieu fut celle-
ci : « Que je sois à jamais votre compagnon fidèle ,
toujours pauvre, toujours chaste, toujours obéis-
sant; pauvre d'une pauvreté parfaite, chaste d'une
chasteté angélique, obéissant d'une obéissance à
toute épreuve. Il y aura à soufifrir, tant mieux ; s'il
faut mourir, mieux encore. Vous serez toujours là :
votre Cœur sera sur mon cœur. J'aurai toujours
votre corps pour me mortifier, votre sang pour me
désaltérer. Avec cela je marcherai en avant vers le
Ciel! »
Voilà comment le Père Sengler s'était donné à
Dieu. J'ai dû vous dire ces ardeurs et vous mon-
trer ces élans , parce que c'était la chose de lui
qu'on connaissait le moins. Et cependant n'en pou-
vions-nous pas soupçonner quelque chose? En
voyant toutes ses puissances si contenues en Dieu ,
si fidèles à Dieu, ne pouvions- nous pas penser qu'il
les avait assujetties d'une manière spéciale au do-
maine divin? En le voyant accomplir avec tarit de
perfection ses actions de tout le jour, les petites
et les grandes, n'aurions -nous pu deviner qu'il en
avait fait le vœu? Tant de force dans l'action ne sup-
posait-elle pas une mystérieuse vie d'union et de
contemplation?
Mais quelle était cette action? S'étant ainsi donné
à Dieu, comment se donnait -il aux hommes? C'est
une seconde face de son âm^ et de sa vie; et je
puis en abréger le tableau devant vous, car ce sont
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 359.
VOS propres souvenirs que j'aurai à redire; et, sur
ce terrain du collège Saint- Joseph où cette seconde
partie du discours nous transporte, votre main fut
dans la sienne pour la culture de Tâme de vos chers
enfants.
t.
C'est en 1872 que le R. P. Pillon, entrant en pos-
session du collège naiss£urit de Lille, en confia la
préfecture à celui qui récemment lui demandait de
daigner le prendre, faute de mieux, pour une classe
de grammaire ou une surveillance d'étude. Le Père
Sengler courba la tête sous la conduite de Dieu :
ce Qu'il est donc bon de se laisser conduire par la
divine Providence! écrivit -il dans la mémorable re-
traite qui l'y prépara. Comme elle m'a bien mené ,
et à mon insu, au collège d'abord, puis au petit
séminaire, et ensuite dans la Compagnie; et dans
cette même Compagnie, à travers le noviciat, le
juvénat, la surveillance, la régence, la philosophie,
la théologie, jusqu'à Rome; de Rome à Saint-
Acheul, de Saint- Acheul à Metz... Courage donc
pour l'avenir. Je la retrouverai à Lille, aussi amou-
reuse que par le passé; qu'elle me retrouve aussi
docile! »
C'est bien envers vous surtout qu'elle se montra
amoureuse, la Providence qui vous le donna, enfants
et familles de Lille. A peine cet homme de petite
taille, et qui, comme saint Paul, pouvait dire de
lui-même: prœsentia autem corporis infirma, â-t-il
paru dans l'externat de la rue de la Barre, qu'on sent
360 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
que l'autorité, Tordre, la discipline, l'esprit de piété,
le travail y régneront avec lui. Le collège, sous son
impulsion, prend bientôt de tels accroissements,
qu'une seule maison ne suffit plus , et l'on doit y
joindre celle qu'occupait, presque en face, l'établisse-
ment des Dames religieuses de Saint-Maur. Le Père
Sengler est l'âme cachée de ces entreprises pour la
gloire de Dieu , et l'on commence à comprendre ce
qu'il y a d'élan et d'ardente initiative dans cet
homme timide.
Cependant l'enseignement traditionnel, en France,
est menacé par des innovations révolutionnaires. A
la fin de l'année 4872 , un nouveau plan d'études
présenté et imposé par M. Jules Simon, ministre de
l'Instruction publique, fait à l'esprit moderne le
sacrifice du vers latin, du thème latin, de la disser-
tation latine, du discours latin dans les cours clas-
siques, le tout dans l'intérêt prétendu des langues
vivantes et des sciences positives; et même, qui le
croirait? de l'éducation nationale! C'était un vrai
coup d'État dans renseignement secondaire. Ainsi
l'ont nommé d'ailleurs amis et ennemis; et sous ce
titre, le Père Sengler écrit d'abord dans les Études
de sa Compagnie, puis publie en brochure une
cinquantaine de pages qui sont bien ce qu'on a dit
de plus fort , de plus sensé et de mieux démontré
sur ce sujet, d'une actualité sans cesse renaissante.
Ce coup d'État, c'est le coup de la mort pour l'édu-
cation littéraire en France, et, par contre -coup, la
mort de toute éducation libérale. Il le prouve éner-
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 361
giquement dans une série de propositions solide-
ment enchaînées, à savoir : qu'à toute société, et à
celle de la France en particulier, il faut une aristo-
cratie intellectuelle ; — que cette aristocratie intel-
lectuelle ne se forme que par l'éducation libérale ;
— que l'éducation libérale est essentiellement
fondée sur les études littéraires et philosophiques;
-r- que la base de toute éducation littéraire et philo-
sophique c'est l'étude des langues anciennes; —
que l'étude des langues anciennes, pour être effi-
cace, réclame avant tout l'exercice de la composi-
tion latine. La conclusion qu'il en tire est que,
M. Jules Simon réduisant à néant la composition
latine, cette réforme ruine l'étude des langues de
l'antiquité, abaisse l'instruction littéraire, paralyse
l'essor de l'éducation libérale, et empêche la forma-
tion de cette aristocratie des inteUigences que la
France réclame et quelle ne trouvera certes pas
dans ces écoles amoindries. » S'il y a,vait à ré-
former, le Père Sengler indique en quoi il fallait
le faire, et il l'indique en homme pratique et en
homme supérieur. Nulle réplique n'était possible
à cette démonstration, d'une rare vigueur de ton
comme de raisonnement. La brochure, distribuée
à tous les députés et à tous les membres du Con-
seil supérieur de l'Instruction pubHque, porta la
conviction dans les esprits compétents, et le plan
d'études ne put tenir devant cette défense si ferme
et si calme de ce qui était la tradition , l'honneur et
l'espérance intellectuelle de la France.
16
362 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
Les fêtes cependant s'entremêlent aux études
dans le collège Saint -Joseph. Et comment ne pas
mentionner cette magnifique procession de Notre-
Dame-de-la-Treille du 21 juin 1874, dans laquelle^
mes chers enfants, vos aînés firent une figure si
• remarquée. Des groupes historiques avaient été con-
çus et organisés par le Père Préfet, qui vous en
expliqua l'ordonnance et le symbolisme dans une
brochure qu'il vous dédiait et qui se terminait par
cette exhortation : « En faisant reparaître au milieu
de votre cité tous ces grands hommes qui ont
donné de si magnifiques preuves de leur piété en-
vers Marie, vous aurez fait entendre, avec la voix
des siècles , une voix plus éloquente : celle de votre
exemple. »
Mais les deux maisons de la rue de la Barre ne
suffisaient plus à contenir les élèves qui affluaient
de plus en plus à l'externat placé sous cette main
magistrale. Il fallait construire ailleurs, et construire
grandement. Le choix et l'achat du terrain, les né-
gociations avec les autorités, le plan des construc-
tions, tout se concerte et s'exécute sous l'inspira-
tion discrète, mais toujours écoutée, de cet homme
modeste, en qui chaque nouvelle nécessité qui se
produit révèle des connaissances et des aptitudes
nouvelles. Rien ne coûte à son dévouement; et on
le vit une fois partir soudainement pour Florence
auprès du R. P. Général de la Société de Jésus, afin
de lui soumettre et expliquer les plans du futur édi-
fice; puis repartir aussitôt, et, sans s'être arrêté
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 363
nulle part, ni en Italie ni en France, rentrer à Lille,
où il était de retour après quatre jours.
A deux années de là s'élevait, au sein de terrains
encore inoccupés, le premier de ces vastes éta-
blissements scolaires dont TUniversité catholique
de Lille a été le second, et qui ensemble, attirant
autour d'eux de belles constructions alignées sur
de vastes avenues , font maintenant de ce quartier
le plus magnifique et le plus monumental de la cité.
Aux grandes lignes de l'édifice, à l'ampleur de ses
proportions, à la symétrie de son ordonnance, à la
sage prévoyance de ses distributions , à la lumière
abondante de ses ouvertures, vous avez reconnu
l'esprit large, ordonné, lumineux et pratique du Père
Sengler : c'est l'image de son âme. L'entreprise était
hardie , les temps étaient pleins de menaces : bâtir
alors un collège libre n'était-ce pas, Messieurs, bâtir
sur un volcan? Quelques-uns se le demandaient.
Mais qu'est-ce que l'Église de France aurait fait
depuis cent ans, qu'aurait fait surtout la Compagnie
de Jésus, si elle eût attendu pour agir la faveur
du pouvoir et le lever de jours prospères?
On s'installa à la rentrée de 4876, et c'est là que
nous allons voir le Père Préfet se livrer en grand
à ce ministère duquel il a écrit lui-même : « Je
veux plus que jamais me dévouer à la gloire de
Dieu, en me dépensant tout entier à mon office, en
donnant à mes supérieurs, à mes inférieurs, à tous
ceux qui me demandent appui, lumière et conseil,
tout mon temps , toutes mes forces , tout mon savoir,
364 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
toutes mes ressources, en ne gardant pour moi
que les humiliations; afin que mon âme, dégagée
de l'attache à tout bien terrestre , dégagée des satis-
factions de Tamour- propre, croisse en humilité et
soit tout entière à Dieu. Ahl si, comme le bienheu-
reux André Bobola, je pouvais être saint Préfet!... »
Voilà son programme; Ta-t-il rempU? Nous a-t-il
tout donné? Je vous le demande d'abord à vous,
mes chers collaborateurs, pour qui sa direction était
si précieuse et son commandement si honnête?
Soit qu'il vous adressât la parole en public dans ces
inoubliables conférences pédagogiques éclairées par
sa méditation et par son expérience, soit qu'il orga-
nisât l'enseignement et l'office de chacun de vous
dans un ordre où il y avait une place pour chaque
chose et chaque Chose à sa place , soit qu'il vous
communiquât ses observations d'un accent où le
respect s'unissait à l'affection, ne sentiez -vous pas
que cet homme était à vous sans réserve? N'entre-
voyiez -vous pas dans sa personne l'idéal de l'éduca-
teur chrétien? Et votre vie de maître comme votre
vie de prêtre n'avait -elle pas en lui constamment
sous les yeux comme une page vivante de l'Évangile?
Ne se donnait- il pas à vous, parents qui veniez
puiser auprès de lui les conseils d'une paternité qui
éclairait la vôtre ou qui la fortifiait? « Ma porte,
écrivait -il dans une de ses retraites , sera toujours
ouverte aux maîtres et aux élèves. Pour les parents
de même : je me rendrai au parloir sans retard,
sauf impossibilité absolue. Tout à tous, pour Notre-
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 365
Seigneur et comme Notre -Seigneur ! » C'était à
tous sans doute qu'il faisait ce bon accueil ; mais
si, même aux heures de travail et de silence qu'il
s'était réservées , et durant lesquelles il avait donné
l'ordre de ne pas l'appeler, la visite qu'on lui annon-
çait était celle d'une personne qui, par son état
moins fortuné, ses malheurs domestiques, ses dif-
ficultés dans l'éducation de ses enfants, ses revers
de famille ou les insuccès scolaires de ses fils^ se
recommandait spécialement à la charité du prêtre ,
la consigne donnée était levée en sa faveur, et tout
était aussitôt quitté pour la recevoir. Qui que vous
soyez d'ailleurs, vous l'avez vu entrer pour vous
dans ce parloir où il portait tant de gravité reli-
gieuse dans son maintien, tant de sûreté dans sa
parole. Là il vous écoutait, puis il vous répondait
au sujet de votre enfant, sur ses notes, ses places,
sa conduite , ses dispositions , avec une telle préci-
sion comme avec un tel intérêt, que vous eussiez
cru qu'il n'avait à s'occuper que de ce seul et
unique élève dans la maison. Il semblait impossible
de rencontrer un pasteur qui connût aussi bien nomi-
natim, distinctement chacune de ses brebis. Quand
vous vous retiriez d'auprès de lui, souvent il avait
proféré très peu de paroles , mais il avait dit tout ce
qu'il fallait dire, et vous aviez senti qu'il vous avait
parié dans la lumière de Dieu.
Ne vous a-t-il pas tout donné, surtout à vous,
mes enfants? Ne vous a-t-il pas prodigué tous les
trésors de son esprit, de son temps, de son cœur?
366 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
Cet esprit si étendu, si clair, si méthodique, si solide
surtout, ne vous i'a-t-il pas donné dans ses ouvrages
scolaires : grammaires des langues anciennes, gram-
maire historique française, éditions classiques dont
les annotations témoignent moins encore de l'excel-
lence de son goût que de son souci de votre foi et
de votre vertu? Cet esprit, qui était ouvert à tous
les rayons des connaissances humaines, ne rem-
ployait -il pas dans le travail incessant de vos
examens, de vos concertations, de vos composi-
tions, se faisant petit avec les petits et grand avec
les grands, et, de la classe de dixième à celle de
philosophie, se trouvant partout à Taise et partout
chez lui?
Et son cœur? Ahl il est possible que vous n'en
ayez pas senti les battements qu'il comprimait; car
son affection, à lui, se défendait de l'effusion. Il en
était de son cœur comme du foyer d'une machine,
lequel met tout en mouvement, mais en demeurant
caché. Il vous aimait plus et mieux que vous ne
serez jamais aimés; mais ce qu'il aimait en vous,
c'était ce qui ne se voit pas : l'immortel agrément
de la vertu; ce qu'il exigeait de vous, c'était ce qui
ne plaît pas : l'accomplissement du devoir et l'exac-
titude de la discipline. Aimer, pour lui , c'était ser-
vir. Il vous prodiguait ses soins, et quant à ses
tendresses , il les gardait pour les heures où il por-
tait vos âmes dans ses prières devant Dieu.
Mais là, quel élan de cœuri quelle abondance de
charité! Écoutez cette prière; elle est du 16 sep-
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 367
tembre 4877, à la veille de la rentrée pour la sixième
année du collège Saint- Joseph : € Dieu, je vous la
consacre, cette année, en mon nom, et, autant que
je puis, au nom de tout le collège. Vous voyez avec
quelle ardeur et quel dévouement tous nos maîtres
et frères s'apprêtent à entrer bientôt dans la car-
rière. Soutenez, développez, sanctifiez cette noble
ardeur et ce beau dévouement; couronnez ries par
des grâces de sainteté répandues en abondance sur
tous nos compagnons d'armes qui combattent dans
ce collège, et sur tous les enfants que vous allez nous
confier. Que tous, les plus grands surtout, s'affer-
missent dans votre foi et dans votre saint amour.
Allumez dans plusieurs la sainte flamme du dévoue-
ment apostolique; choisissez parmi eux des prêtres,
des religieux; choisissez parmi eux des apôtres dans
le monde, et qu'ils soient en grand nombre et tous
selon votre cœuri » Ce qu'il demande à la fin de la
même prière , c'est que les deux tiers au moins des
élèves de rhétorique et de philosophie soient reçus
bacheliers : « Si vous m'accordez tout cela, je
m'engage à célébrer trente -trois messes en l'hon-
neur des trente -trois années durant lesquelles votre
divin Cœur a battu d'amour ici -bas; et puis moi-
même, de plus en plus dévoué à votre service! »
Voilà son amour, à lui : le zèle et le sacrifice.
Il vous a donné son temps , son plus riche trésor*
Et vous savez, mes enfants, s'il en était avare. Par
une distribution qui tenait compte non seulement
des heures, mais des minutes, il en trouvait pour
368 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
tout : pour l'étude , pour la lecture , pour la corres-
pondance, pour la composition de ses savants ou-
vrages, et même, je ne puis l'oublier, pour la cor-
rection des ouvrages des autres. Il en avait pour
les conseils administratifs de nos Facultés catho-
liques, dont il était un des membres à la fois les
plus discrets et les plus écoutés , et auxquels il ap-
portait cette lumière et cette paix qui étaient comme
l'atmosphère de cet homme de Dieu. Mais il en avait
spécialement pour vous, ses chers élèves du col-
lège; et si vous voulez savoir avec quelle générosité
il vous le livrait à tous, lisez ces lignes de ses re-
traites : « Le sacrifice prompt et généreux de mon
temps en général, et de chaque parcelle en particu-
Her, pour le service de mes frères, a toujours été
pour moi un des plus pénibles , à cause d'un amour
excessif sans doute que j'ai pour le travail. Mais
depuis que j'ai terminé mes études et que je me
trouve engagé dans ma charge, à chaque instant,
pour ainsi dire , j'ai à faire le même sacrifice , me
tenant toujours prêt et prompt à être à la disposi-
tion de tous et de chacun... Ego autem lïbentissime
impendam, et superimpendar ipse pro animahus
vestris, »
Cependant un moment vint où il ne s'agit plus
seulement d'élever les enfants chrétiens, mais où il
fallut les défendre. Vous vous souvenez de la néfaste
époque de l'exécution des Décrets contre les reli-
gieux. Un matin du mois de décembre 1880, le Père
Sengler s'étant rendu, comme à l'ordinaire, auprès
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 369
du Père Recteur afin de prendre ses ordres , le Père
Pillon lui dit, en lui montrant un papier : a Aujour-
d'hui, jour de sa fête, saint François Xavier vient
de m' envoyer une grande grâce : je suis cité à com-'
paraître devant le Conseil académique de Douai. »
Déjà le Père Préfet, assisté d'un comité d'éminents
jurisconsultes , avait tout employé pour aider à la
défense juridique du Père Recteur. Il y avait môme
tellement dépensé sa santé, qu'un moment, en
octobre, contraint de s'aliter, il avait inspiré de sé-
rieuses alarmes pour ses jours. Mais Dieu savait
que nous avions encore besoin de ses services; et
vous pûtes le voir à l'œuvre, lorsque, frappé dans
son chef, le collège dut se transférer immédiate-
ment au boulevard Vauban , en même temps qu'il
demandait à cette église du Sacré-Cœur une hospi-
talité dont le souvenir reste éternel dans notre re-
connaissance.
Ahl sans doute ce sera votre immortel honneur,
parents catholiques de Lille, de n'avoir pas voulu
qu'un seul de vos fils manquât à notre appel. Et
avec quelle courageuse unanimité nous vous vîmes
alors, bravant les frimas d'un rigoureux hiver, nous
arriver chaque matm nous amenant vos enfants ,
dans la neige, sur la glace, et parfois môme portant
les plus jeunes dans vos bras ! Mais cet honneur sera
aussi et par-dessus tout celui de l'homme intrépide
et imperturbable qui , aidé de notre Père Ministre ,
improvisait en trois jours un asile à plus de cinq cents
écoliers , y faisait transporter pupitres , livres et
16*
1
370 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENQLER
cahiers par les élèves eux-mêmes marchant en rang
sous ses ordres , trouvait place pour tous les ser-
vices comme pour toutes les personnes, recrutait
et formait un personnel dirigeant, enseignant et
surveillant, presque tout entier nouveau, mettait
partout Texactitude, la discipline, le travail, sans
exclure la gaieté, et finalement déconcertait, par le
miracle de cette surhumaine opiniâtreté, Tadmi-
nistration académique elle-même, qui, sans doute
embarrassée devant toute une ville d'un coup duquel
elle tirait si peu de profit et si peu de gloire , vint
nous suggérer elle-même de rentrer dans ce grand
collège dont la solitude forcée lui était un reproche,
je n'ose dire un remords.
Maintenant voulez-vous savoir où le modeste
héros de cette campagne pour Dieu va demander un
peu de repos, après cette année de combat? Du 22
au 29 août 1881, on le trouve, comme saint Jean,
sur le Cœur de Jésus, dans une retraite qui l'inonde
de joies surnaturelles dont il fait le sujet de <c mille
actions de grâces ». Écoutez, et apprenez les misé-
ricordes de Dieu pour ceux qui le servent : « Il me
semble, 6 mon Dieu, témoignent les Notes spiri-
tuelles , que , pendant ces huit jours de solitude et
de prière , vous ayez voulu me faire oubher toutes
les fatigues de Tannée par vos divines consolations.
Quelles douces larmes jaillissant sans effort sous la
seule pression de votre amour 1 Quelle vigueur nou-
velle vous avez peu à peu fait couler dans mon âme
épuisée et presque défaillante! heures bénies où
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 371
mon cœur, admis à converser avec votre Cœur
sacré , ô mon Sauveur, y épanchait ses douleurs ,
ses craintes, ses espérances, ses désirs! Heures
trop tôt finies , du moins vous me laissez un goût
du Ciel tel que je ne l'avais pas encore connu jus-
qu'ici. Vous me laissez un amour de mon divin
Maître qui , ce me semble , à l'heure qu'il est , loin
de craindre les dangers et les fatigues, les app^e
de tous ses désirs. Tout entier à vous, ô Verbe
bien*aimé, mon Dieu et mon Roi, et au poste que
vous voudrez, au poste où je suis ou à tout autre,
et tant que vous voudrez , avec votre grâce je reste-
rai, je travaillerai, je lutterai, je succomberai, s'il
le faut, mais pour vaincre et triompher avec vous
dans les siècles des siècles. Ainsi soit -il, ô mon roi
Jésui^! y>
Le caractère de cet homme vraiment rare était la
force : la force dans l'amour de Dieu et le sacrifice
à Dieu; la force dans l'action et le dévouement,
comme nous venons de le voir; mais aussi la force
dans le renoncement et l'abnégation. C'est un autre
côté de son âme.
J'ai dit qu'il y avait chez lui quelque chose qui
marchait de pair avec le don de soi, c'était l'oubli
de soi; et, en effet, je n'ai jamais connu personne
qui fît moins de bruit en faisant plus de bien. Il
effaçait son action derrière l'obéissance qui avait été
son attrait presque originel, comme il nous le révèle
lui-même : « J'ai été, écrit -il, porté à témoigner
372 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
vivement ma recomiaissance au bon Dieu de Tesprît
d'obéissance que, depuis mon enfance, sa grâce a
profondément gravé dans mon cœur; du respect
de l'autorité qu'il m'a donné et qu'il avait déjà si
fort développé en moi , du temps que j'étais dans
le monde, pour ma mère et mes supérieurs spi-
rituels, et surtout, depuis que je suis dans la Com-
pagnie, pour mes supérieurs religieux, pour notre
saint-père le Pape par-dessus tous les autres. Quelle
grâce insigne I De là, en grande partie, ma paix, ma
sécurité et mon bonheur dans ma vocation. »
Ce respect et cette obéissance qui, comme il
l'écrit encore, s'appliquaient à voir Dieu dans ses
supérieurs, prenaient les traits de la piété la plus
tendrement filiale envers le R. P. Pillon : « Je m'é-
tudierai, écrit-il, à faire plaisir en tout au R. P. Rec-
teur, l'entourant de mes soins et cherchant à lui
rendre sa tâche facile. Sa charge, son âge, sa
santé, ses bienfaits, tout m'en fait un devoir im-
périeux. De plus, n'est-il pas pour nous Notre-
Seigneur Jésus -Christ? Ce que je ferais pour Notre-
Seigneur, je le ferai pour un si bon Père Recteur. »
Le même esprit de déférence et d'humble sou-
mission le faisait courir au-devant des observations,
des remontrances même. Un jour, par exemple, à la
fin d'une retraite, ayant demandé au Père Recteur
de lui écrire ses remarques sur sa manière d'agir,
il les reçut et leur fit ce religieux accueil : « J'ai
ouvert la réponse de mon supérieur comme une
lettre envoyée par Notre- Seigneur Jésus-Christ lui-
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENQLER 373
môme, à genoux, en la baisant avec respect et en
protestant d'avance de ma soumission entière et de
ma filiale reconnaissance , quel qu'en fût le con-
tenu. y> Et comme, dans ce contenu, on en avait
usé vigoureusement avec lui, comme il convenait
d'agir avec un religieux si avide de vérité et de per-
fection : a Le coup a été dur, écrit- il dans ses
Notes, mais c'est la main d'un père , d'un vrai père.
Je lui en ai une profonde et éternelle reconnais-
sance. Bénie soit la Compagnie qui sait donner aux
supérieurs une franchise aussi forte et aussi efficace
pour la guérison de ses enfants! » Goûte que coûte,
il fit donc immédiatement le sacrifice demandé.
Puis, présentant au Seigneur son cœur ainsi broyé
pour l'amour de lui : « Êtes- vous content, mainte-
nant, ô mon doux Jésus? Il me semble que c'est là
tout, absolument tout. Bénissez -moi, et ces résolu-
tions avec moi. »
Mais si ces i^entiments d'obéissance sans réserve
se légitimaient parfaitement envers un homme tel
qu'était le R. P. Pillon, ils ne s'imposaient pas pareil-
lement, loin de là, envers un autre supérieur qui ne
lui était pas préposé par son Institut, que lui avait
donné l'infortune des temps, et que d'ailleurs ses dis-
positions personnelles , le respect des droits acquis,
le sentiment de la juste confiance dont jouissait à Lille
la Compagnie de Jésus, et bientôt sa propre et crois-
sante admiration pour la sagesse et la sainteté d'un
si excellent Préfet, inclinaient envers lui à une dé-
férence qui n'était que justice. Mais au regard de
374 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
Tautorité, le Père Sengler ne faisait pas acception
de personnes, et il ne se prévalut de cette situation
et de ces dispositions que pour exagérer les délica-
tesses d'une reconnaissance dont je ne cesserai de le
bénir chacun des jours de ma vie. En toute chose il
ne manquait jamais de consulter celui-là même qui
reconnaissait avoir tout à apprendre de lui; et son
initiative la plus déterminée se subordonnait tou-
jours à une dépendance qui tenait à laisser aux
autres tout l'honneur des résultats dont il avait le
premier mérite devant Dieu. Si je n'étais ici per-
sonnellement, trop en cause , j'aimerais à vous l'a-
conter cet eflEacement de lui-même, cette obligeance
secourable, cette charitable indulgence, ce désinté-
ressement de toute estime humaine qui ne permet-
tait pas même à la reconnaissance de lui payer sa
dette sous une forme quelconque. Il avait la louange
en horreur; et si, dans l'inaltérable unanimité de
pensée et de sentiment qui , pendant six années ,
a jété notre force et notre consolation , un jour fut où
une dissonance vint déranger ce concert, ce fut
celui où, dans quelqu'une de nos séances publiques,
je laissai aller mon cœur aune allusion aux services
de cet homme , a qui n'ignorait rien, qui n'omettait
rien, qui n'oubliait rien, qui n'oubliait que lui-
même. » Encore eut-il bientôt raison de moi sur ce
point; car lorsque ensuite il vint, confus et suppUant,
me trouver pour se plaindre et de mes paroles et de
vos applaudissements , et que je vis dans ses yeux
une larme prête à tomber sur son visage rougissant.
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 375
je sentis bien que j'avais été coupable envers lui ,
coupable de lèse-modestie, et désormais le respect
me commanda le silence.
Par tous ces dons et ces services rendus depuis
quinze ans au collège et à la ville, l'autorité lui
avait été donnée immense, incontestée, au dedans
comme au dehors : « Le Père Préfet l'a diti » On
ne se fût pas même avisé de discuter sa parole.
Dans cet intervalle, de grandes œuvres avaient été
accomplies : le collège s'était enrichi de prêtres et
maîtres distingués; l'unité s'était établie et fortifiée
chaque jour; la famille de nos enfants n'avait cessé
de grandir; une succursale avait été fondée pour les
classes des petits , et ainsi le nombre de nos élèves
avait dépassé six cents. C'était, semble -t- il, pour le
Père l'heure, sinon de se reposer, du moins de
jouir de' son œuvre; mais Dieu lui préparait alors
d'autre destinées.
Vous m'excuserez, mes Révérends Pères, si, par
mes insistances auprès de votre très vénéré Père
Général, J'ai retardé d'une année le bonheur que
vous eûtes de voir notre Père Préfet placé à la tète
de votre province religieuse. Vous me le pardonne-
rez facilement, vous, mes chers fils, quand vous
vous souviendrez que c'est durant cette année qu'il
prépara, avec le concours de notre conseil d'admi-
nistration, la construction de notre chapelle, de
notre salle de séances, et mit ainsi la dernière main
à l'édifice de ce collège qui du commencement à
la fin est entièrement de lui.
â76 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
Mais enfin, le 30 juin dernier, je reçus la lettre
suivante qu'il m'écrivait d'Amiens, et où vous re-
connaîtrez son âme tout entière : a Le bon Dieu
m'a appelé aujourd'hui à Amiens pour me donner
une bien lourde croix. Je ne puis la refuser de sa
main. Ce qui me la rend plus douloureuse encore,
c'est (pie je me vois obligé de vous demander de
m'aider à la porter. La séparation que nous redou-
tions Tannée dernière paraît inévitable, et je suis
réduit, — telle est la disposition de la Providence,
— à me faire votre suppliant , à vous prier, au nom
de votre amour pour Notre -Seigneur, de votre
amour pour notre chère Compagnie, de votre amour
pour la bonne ville de Lille et de ses si chers enfants,
d'accepter aussi cette part de la croix qui me vient
du Ciel. Quel déchirement pour moi I Je redoute le
moment du retour, et néanmoins je dois le désirer.
Dieu le veut ainsi, et il nous aidera à tout arranger
pour sa plus grande gloire. Pardon de la grande
peine que je ne puis vous épargner, et conservez-
moi votre bonté et tout votre affectueux attache-
ment. Je suis à vous , plus que jamais et plus que
je ne saurais dire, en Notre -Seigneur qui adoucira
vos peines , je l'espère. »
Notre Père Préfet était nommé Provincial de sa
Compagnie pour la province de Champagne. C'était
inéluctable. Il me suppliait d'être son Simon le
Cyrénéen; je courbai, ainsi que lui, ma tête sous la
croix.
La chose était secrète encore et ne devait être
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 377
portée à la connaissance des Pères qu'au dernier
jour de la congrégation provinciale, qui se réunit
à Lille. Ce jour-là, 10 août, le Père Préfet, avant
de se rendre à cette assemblée, alla se mettre à
genoux devant le Supérieur de sa Résidence, le
vénéré Père Braun : ce Vous étés instruit, lui dit-il,
de ce qui va avoir lieu pour moi dans un instant.
Vous n'ignorez pas non plus ce que je suis et com-
bien j'ai besoin de la grâce de Dieu. Je vous prie de
daigner me donner votre bénédiction. »
Vous savez le reste. Messieurs. Vous savez les
regrets unaniSaes des familles, des maîtres et des
enfants, à la nouvelle de ce départ; vous savez le
don que notre Père, avant de nous quitter, nous fit
d'un homme de sa droite et d'un fils de son cœur
pour le remplacer; vous savez ses dernières sollici-
tudes pour nous, l'organisation de notre rentrée
scolaire, l'ordonnance suprême de nos construc-
tions, et d'autres choses encore. Il nous suivait de
loin avec prédilection : c'était son repos et déjà son
allégresse de penser qu'il se retrouverait parmi nous
aux fêtes pascales. Pâques devait être pour lui le
grand passage du temps à l'éternité.
Le R. Père Sengler pressentait qu'il dépasserait
peu sa cinquantième année. Il en était averti d'abord
par l'état de sa frêle santé, laquelle, au contraire,
nous pouvions croire très robuste, en la voyant
suffire à un«i énorme travail, et résister à tant de
secrètes mortifications. Mais il n'en était rien; et on
lit dans une de ses méditations de 1876, sur le
378 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
mystère de la croix : « Pendant ma contemplation
du soir sur Jésus chez Caïphe, j'ai senti des dou-
leurs incroyables : mon corps était tout brisé, dans
les articulations surtout. J'ai .tâché d'unir cela aux
souflBrances de Jésus mon Sauveur... Il y a si long-
temps que j'apprends à souffrir, et je le sais encore
si peu ! Depuis mes premières années de collège ,
il n'y a presque pas de jour où je n'aie eu ou la tète,
ou la poitrine, ou la gorge, ou les dents, ou le
corps tout entier en proie à la douleur, et le bon
Dieu sait avec quçlle violence souvent!... Puisqu'il
me faut me résoudre à souffrir, à porter jusqu'à la
tombe mon pauvre corps déjà tout cousu d'infir-
mités et en proie à toutes les atteintes de la douleur,
je veux au moins le faire de tout cœur pour le bon
Dieu , souffrant de bonne grâce et joyeusement avec
mon divin Sauveur couronné d'épines et cloué à la
croix pour l'amour de moi... »
Un autre avertissement lui venait du peu de temps
qu'avaient vécu ses frères et sœurs , lesquels avaient
quitté successivement cette terre à quarante -cinq,
à quarante- sept, à cinquante -trois ans. « Or voici,
se disait- il en 4876, que j'en ai quarante et un
passés. Soit donc dix ou vingt ans encore. Qu'est-ce
que cela? Et puis l'éternité I bienheureuse éter-
nité 1 Quoi! sitôt I Courage, mon âme, va de l'avant I
Commande au corps, dompte -toi, dépense-toi. Ne
vois -tu pas Jésus debout à la droite do son Père et
agitant déjà la couronne au-dessus de ta tête? > En
1880, dans une autre retraite, faite au boulevard
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SBNGLER 379
Vauban durant la dispersion : c J'ai déjà quarante-
cinq ans, écrit-il. Ces dernières années qui me
restent, que sont -elles en comparaison de l'éternité?
Courage, mon âme, sers ton Dieu avec généro-
sité! Fallût -il pour cela marcher à travers le fer
et le feu , la prison ou la mort, le Ciel en vaut la
peine. >
Quand le Ciel l'appela il était prêt. Revenu malade
de Châlons, il s'alita le 29 mars, soudainement ar-
rêté dans ses travaux incessants pour le gouverne-
ment de sa province. Bientôt une fluxion de poi-
trine se déclara avec une violence qui ne permit plus
l'espoir.
On entrait dans les jours de la semaine sainte. Le
malade, d'abord trompé sur la gravité du mal, com-
prit bientôt qu'il fallait mourir. Il mena cette der-
nière affaire doucement et simplement comme les
autres. « La maladie, la mort, écrivait-il un jour,
viennent à nous avec un visage d'ami. Obi si je
pouvais m'habituer à les recevoir de même avec un
visage d'ami! Ce serait bien juste, puisque le bon
Dieu me les envoie pour me tendre la main et
m'élever à Lui! »
Durant ces journées de souffrance, uni constam-
ment à Dieu, il priait à haute voix quand personne
n'était là ; mais il se contentait de prier des lèvres
et à voix basse dès qu'on s'approchait de son lit.
Ses yeux étaient levés au ciel. Durant quelques ins-
tants de délire, les mots de communion et d'Imma-
culée Conception furent entendus. Le jeudi saint.
380 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
8 avril, le saint Viatique et TExtrême- Onction lui
furent apportés. Il enveloppa de son regard la sainte
Eucharistie, qu'il reçut en pleine connaissance et
avec une grande ardeur. Il était onze heures du
matin, l'heure où ici, mes enfants, notre procession
se rendait de cette chapelle au reposoir du très saint
Sacrement. Le mourant priait toujours; ses traits
avaient revêtu une expression angélique. Sentant la
fin approcher, il fit effort pour joindre ses mains,
qui restèrent ainsi unies jusqu'après son trépas.
Puis, vers midi et demi, premières Vêpres du ven-
dredi saint, il s'éteignait sans agonie : son âme était
avec Dieu.
Auprès de son lit se dressait, depuis cinq jours,
une belle et grande palme qu'on lui avait apportée,
le jour des Rameaux , à l'issue de la messe. Il l'avait
reçue avec allégresse et l'avait fait placer dans sa
chambre près de lui. Elle y resta durant sa courte
maladie; puis, quand on l'ensevelit, on la déposa
fidèlement à sa droite; elle repose dans son cercueil.
Il entrait donc dans l'autre vie, emportant avec lui
le corps de Jésus- Christ qu'il venait de recevoir, et
la palme du triomphe de son divin Roi.
Un jour, étant à Rome, le Père Sengler, visitant
les salles du Vatican , s'était extasié devant le chef-
d'œuvre de Raphaël, la Transfiguration. Le visage
de Jésus glorieux l'avait ravi. Un an plus tard , dans
sa grande retraite, il se le rappelait encore, et il
écrivait : « Vous voir, ô mon Dieu , vous voir I Ah !
si jamais, comme quelques saints, j'avais eu le
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 381
bonheur, l'ineffable bonheur de vous voir, de vous
contempler un instant seulement! Mais j'en serais
mort de bonheur... Que du moins, par votre grâce,
la foi produise en moi ce que votre vue produisait
en vos saints, en attendant le Cieil L'attente sera
longue, dure, accablante; mais je sais que vous y
êtes , et je patienterai. Pour charmer et soutenir ma
pauvre âme pendant le reste de mon pèlerinage, je
lui remettrai devant les yeux la Transfiguration de
Raphaël, où vous m'êtes apparu si beau, si divin.
J'en suis encore dans le ravissement. Non, jamais
plus sur la terre je ne verrai votre adorable visage
si beau des glorieux reflets de votre âme bienheu-
reuse, toute pénétrée elle-même des rayons de la
divinité. Et si telle est l'image, quelle dut être la
réalité! Et si telle fut votre transfiguration, quelle
dut être votre résurrection : Beati qui viderunt;
heati et qui vidëbuntt Par votre grâce. Seigneur,
j'en serai, je verrai votre gloire. Maintenant déjà
je le sais, je le crois, et ce m'est un commence-
ment de bonheur. »
Père, oui, vous en serez de cette immortelle
compagnie des heureux , et tout nous fait estimer
que vous en êtes dès à présent. Sans doute nous
prions et nous prierons encore pour votre béati-
tude; mais permettez- nous la confiance que déjà
nous sommes exaucés, et que cette beauté divine
dont l'image vous ravissait, vous la contemplez
aujourd'hui face à face ! Vous prépariez parmi nous
un temple à Jésus -Christ, et nous aimions à vous
382 LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER
voir en combiner vous-même toutes les propor-
tions, semblable à cet aoge que l'Apocalypse nous
représente tenant en main un mètre d'or, dont il
mesure les murailles delà cité de Dieu. Mais si Dieu
ne vous a pas laissé le temps de voir s'élever dans
les airs les colonnes de notre édifice terrestre, nous
voulons croire que sa justice miséricordieuse vous
a introduit dans ce temple étemel qu'illumine la
clarté de sa face et dont « la lampe est l'Agneau }»
resplendissîant de gloire.
Là vous aurez retrouvé tous ceux que vous avez
aimés , honorés ou servis. Vous y aurez retrouvé
vos religieuses sœurs, ces épouses du Christ, qui
avaient, comme vous, choisi « cette bonne part qui
ne leur sera pas enlevée ». Vous y aurez retrouvé
vos pères et frères en religion, et, en particulier, ce
vénéré Père Recteur dont le bonheur est complet,
puisque, là-haut comme ici-bas, il vous a maintenant
près de lui. Vous y aurez retrouvé ces jeunes et chers
élèves du collège Saint- Joseph , aimables et pieux
enfants qui, cueillis dans la fleur de l'âge, de l'espé-
rance et de la distinction, s'en sont allés orner les
autels du Seigneur. Vous y aurez enfin retrouvé
tant d'hommes de bien et de foi de cette ville de
Lille qui, la semaine dernière encore, envoyait vers
la patrie un de ceux dont vous me faisiez admirer
davantage la belle âme et le grand cœur*.
Ahl nous ne vous plaignons pas, car vous vous
* M. Edouard Leport. Tout Lille sait ce que ce nom rap-
pelle d*aimable charité, de douce sagesse et de sainteté.
LE RÉVÉREND PÈRE ANTOINE SENGLER 383
êtes enrichi de tout ce que nous avons perdu. Mais,
ô Père, souffrez que d'un cœur afOigé, quoique sou-
mis, nous nous plaignions nous -môme, nous à qui
manquent aujourd'hui votre conseil, votre force,
votre sagesse, votre profonde tendresse, et cette
douceur de votre présence qui nous faisait com-
prendre combien il est bon de vivre auprès des
amis de Dieu. Une consolation nous reste néan-
moins : c'est d'abord la pensée que de là-haut vous
veillerez encore sur notre famille; puis c'est la
chère espérance que vous êtes allé nous y pré-
parer une place , et que nous vous rejoindrons un
jour dans ce beau paradis qui sera trouvé plus beau
encore en l'immortelle société d'hommes tels que
vous. Ainsi soit-il.
XXV
LETTRE
AUX ENFANTS DE LA PREMIÈRE COMMUNION
17
M. le Supérieur ayant reçu, le mardi 7 juin 1887, un
télégramme lui annonçant la mort de son père, vieillard
nonagénaire, décédé pieusement, le matin du même jour,
avait dû se rendre immédiatement dans sa famille, à
Bellegarde (Loiret).
G*est de là quUl adressa à la hâte la lettre suivante aux
enfants du collège qui se disposaient à faire, le jeudi sui-
vant, leur première communion. Elle fut lue publique-
ment, en présence des parents et des enfants, le jour de
cette solennité, dans la réunion de Paprès-midi.
Que ceux qui la trouveront reproduite ici daignent se
souvenir, dans leurs prières, de Tâme de M. André'Sébor
stien Baunard, afin que le Seigneur Jésus fasse miséri-
corde à son humble serviteur et lui donne le repos éternel.
i
XXV
LETTRE
ADRESSÉE PAR M. LE SCPÉRIECR
ADX ENFANTS DE LA PREMIÈRE COMMCMON
LE MERCREDI 8 JUIH 1887
VEILLE DE CETTE SOLENNITÉ
Bellegarde [Lotrel), ce S juin 1887.
Mes PETITS Enfants,
Je ne puis résister au désir de vous écrire, et c'est
près du lit de mort de mon père que je le fais.
Je sais bien que les grandes douleurs sont muettes
et doivent l'être ; mais si profondément absorbé que
je sois par la mienne et par celle de ma famille , il
m'est impossible, d'oublier cette autre famille qui
m'est bien chère , elle aussi : ma famille spirituelle
du collège de Lille. Je ne puis vous oublier, vous
surtout, mes Benjamins, dont il a fallu m'éloigner
inopinément à la veille du jour où vous seront
données , dans la communion, les joies anticipées
du royaume des Gieux. Je ne voqs ai donc pas quit-
tés par le cœur, mes petits enfants, et ici, à cent
lieues de vous , mes yeux tout pleins de larmes s'en
388 LETTRE
vont de ce lit funèbre, où repose doucement ce
vieillard de quatre-vingt-dix ans que j'ai tant vénéré
et aimé, vers cet autel où nos soixante-huit enfants
vont recevoir demain matin pour la première fois
Celui qui est « la Résurrection et la Vie ».
C'est à peine, hélas! si j'ai pu seulement vous
entrevoir un instant, lorsque lundi dernier, sur le
seuil de votre retraite, je suis venu vous visiter
et vous féliciter de la si bien commencer. Vous
vous souvenez qu'alors je vous rappelais cette cé-
lèbre parole de Christophe Colomb à son équipage :
« Trois jours, et je vous donne un monde; » et l'ap-
pliquant à vous, je vous disais ensuite avec une plus
haute espérance que lui : « Trois jours, et je vous
donne un Dieu! » Ce Dieu que je vous promettais,
vous le recevrez demain , mais ce ne sera pas moi
qui aurai l'honneur de vous le distribuer; et votre
père a dû laisser à un autre plus heureux le soin
de rompre le Pain des anges , comme le pain de la
parole, à ses petits enfants. Plaignez - moi 1
Voici que déjà ce soir, veille du grand jour, une
première grâce vous sera donnée» C'est l'heure où
chaque année nos enfants de la retraite, après avoir
reçu l'absolution, et avant de se retirer chacun dans
sa famille, viennent, rangés en couronne, s'agenouil-
ler devant nous , et nous demander de leur pardon-
ner et de les bénir. Que de grand cœur ce pardon et
cette bénédiction je vous les envoie, mes enfants!
Mais je vous les envoie de loin , et un bonheur me
manque : celui de les déposer moi-même sur vos
AUX ENFANTS DE LA PREMIÈRE COMMUNION 389
têtes; celui aussi de lire dans vos yeux et sur vos
fronts cette paix de l'absolution descendue dans vos
âmes. Elle sera si parfaite, cette paix ! Et j'aurais
goûté tant de consolation à vous dire, comme Jésus
aux premiers communiants du Cénacle : Vos tnundi
estis :€\ous êtes purs ! » Mais, plus heureux que lui,
j'aurais pu ajouter que vous du moins vous l'êtes
tous, et que notre Cénacle ne connaît point de Judas.
Après cela, deux fois bénis et deux fois pardon-
nés par Notre-Seigneur Jésus-Christ et par votre
Supérieur, je vous aurais remis à la bénédiction
de vos pères et de vos mères, qui sont les prêtres
et les prêtresses du foyer domestique. Ce que je
vous aurais dit de vos devoirs envers eux, je ne le
sais pas au juste, mes enfants; mais jamais et nulle
part je n'ai senti le besoin de vous recommander de
les aimer et de les honorer, comme je le sens aujour-
d'hui , devant les restes inanimés de celui qui jadis
m'a béni, petit enfant comme vous, en pareil jour,
et qui ne me bénira plus désormais en ce monde.
Ne l'oubliez donc jamais : après l'état de grâce de
votre âme avec Dieu , il n'y a rien de plus précieux
que ce que j'appellerais l'état de grâce de votre
cœur avec ceux qui sont ses représentants auprès
de vous. Restez dignes d'être bénis par eux chacun
des jours de votre vie; et préparez à votre avenir la
meilleure des satisfactions : celle de pouvoir vous
dire, quand ils ne seront plus, que vous leur aurez
fait l'existence douce et heureuse, si longue que
Dieu la leur ait accordée , de sorte qu'à leur der-
390 LETTRE
nière heure ils n'auront eu que des actions de
grâces à vous adresser, parmi leurs embrassements
et leurs adieux.
Et demain, mes petits enfants, ce sera le beau
lendemain de cette soirée de grâce, ce sera le grand
jour, le jour inoubliable, le jeudi de la Fête-Dieu,
deux fois Fête-Dieu pour vous, qui êtes invités à la
fête et à la table de Dieu. Et tandis que moi, ici, bien
loin, sur la lisière de la forêt d'Orléans, dans ma
bourgade natale, je verrai le cortège funèbre s'arrê-
ier à la porte d'une modeste maison, pour réciter
sur celui qui va la quitter à jamais les suprêmes
prières de l'Église; là- bas, au Collège, chez vous,
un autre cortège, tout joyeux des joies du ciel et de
la terre, s'avancera vers l'autel où s'accomplira la
rencontre eucharistique des plus heureux des en-
fants avec un Père qui ne meurt pas !
J'y suis par la pensée. Il me semble vous voir
arriver processionnellementau moment de la messe,
vos cierges fleuris à la main , et de nos vastes cor-
ridors tout inondés de lumière vous avancer vers la
chapelle où se presse la foule de vos parents et de
vos amis. Il me semble vous entendre chanter tous
ensemble, de vos voix moins fraîches encore et
moins pures que vos âmes , ce psaume du Laudate
pueri Dominum qui, sur votre passage, retentira
dans bien des cœurs. .
Que j'aurais été heureux, à cette heure divine,
d'aller au-devant de vous, avec vos prêtres et vos
maîtres, comme les prêtres et les lévites paient
AUX ENFANTS DE LA PREMIÈRE COMMUNION 391
jadis au-devant du jeune prince Joas, pour la fête de
son sacre et de son couronnement! Que de grand
cœur je me serais associé à l'attendrissement de vos
familles quand elles vous retrouveront là tout illu-
minés et transfigurés par les exercices de la re-
traite, comme Marie et Joseph retrouvèrent l'enfant
Jésus après trois jours passés dans le Temple au
milieu des Docteurs! Que volontiers j'eusse laissé
mon âme s'en aller tout entière vers les vôtres, dans
quelques paroles que le bon Dieu m'aurait mises sur
les lèvres pour vous présenter, comme le saint Pré-
curseur, Celui qui a ôté le péché de ce monde : Ecce
AgnusDei! Ecce qui tollit peccatum mundi!
Et puis quels spectacles pour qui les voit avec des
yeux chrétiens ! L'ineffable mystère s'accomplissant
en vous : la sainte Communion, et « le Corps de
Notre -Seigneur Jésus- Christ venant garder votre
âme pour la vie éternelle ». Et vous, entrant déjà
en possession de cette vie par un pacte immortel
avec la vertu et la grâce. Et vos parents qui prient
comme on prie pour son enfant, et à qui Dieu ré-
pond cette parole de son Évangile : a Si vous ne
devenez semblables à ces petits, en faisant ce qu'ils
font, vous n'entrerez pas dans le royaume des
cieux. » Et eux, venant, en effet, se presser alors
aux sources de la vie, mais cette fois ne s'y présen-
tant qu'après vous, pour honorer votre préséance
de jeunes rois de cette journée : Talium est enim
regnum cœlorum. Et puis vos condisciples se suc-
cédant au même banquet, où ils forment votre suite,
392 LETTRE
comme ces frères de Joseph dont les gerbes devaient
s'incliner devant la gerbe glorieuse de leur plus
jeune frère. Et quoi encore? Au-dessus de vos têtes,
rassemblée invisible, mais réelle de ceux qui ne
sont plus, vos ancêtres, vos aïeux, votre père ou
votre mère peut-être, vos maîtres disparus, et en
particulier celui dont la mort récente aura été pour
moi le premier grand deuil d'une année qui m'aura
enlevé coup sur coup un si vénérable ami et un si
bon père. Je vois tout cela d'ici , mes chers enfants
de Lille : vos agapes du matin , vos serments du
soir, les anges qui les entendent, Marie qui les re-
çoit; et jusqu'à ces cachets de première communion
que je me réserve de signer et de vous distribuer à
mon retour, heureux d'être le notaire de l'acte solen-
nel, du contrat de la nouvelle alliance qui constate
vos droits à l'héritage du royaume des Cieux.
Tous ces souvenirs m'entraînent; et pourtant il
faut que je m'arrête, car je sens que mon cœur n'est
plus maître de lui. Pardonnez-moi si, devant ces
images sacrées, je sens venir des larmes. Je me re-
proche presque de les laisser tomber sur un autre
objet de tendresse que celui qui est là étendu près de
moi. Et toutefois , j'en suis sûr, il ne m'en voudra
pas, mes petits enfants, de m'attendrir sur vous,
môme à côté de lui ou de ce qui reste de lui; car
j'ai lieu de croire que maintenant lui-même prie là-
haut pour vous. Il menait une vie si droite, cet
homme de travail et de résignation, qui à tout événe-
ment et contre tous les coups du sort n'avait qu'une
AUX ENFANTS DE LA PREMIÈRE COMMUNION 393
réponse : A la volonté du bon Dieu! Il a fait une fin
si pieuse, il a tant de fois redemandé le crucifix,
qu'il ne se lassait pas de baiser, priant des lèvres ,
pendant que Ton récitait le chapelet près de lui,
répétant le nom de Jésus, jusqu'à ce que, joignant
les mains en silence, il rendit à son Dieu Tâme du
plus honnête homme et du plus humble chrétien que
j'aie connu.
Et puis vous ne lui étiez pas étrangers, loin de là ;
il vous aimait déjà à travers le cœur de son fils aîné
devenu votre père; et il n'y avait pas une semaine où
dans notre fidèle correspondance de tant d'années ,
il ne s'informât de tout ce qui concernait ma famille
de Saint- Joseph , dont il avait fait la sienne par son
affection. Mais combien plus ne doit-il pas vous
aimer aujourd'hui qu'il se sent redevable à vos
prières! Car quand même, au départ, je n'en aurais
pas reçu la promesse écrite de plusieurs d'entre vous,
je vous connais assez bons fils pour me tenir assuré
qu'aucun de vous n'a oublié l'âme de mon père
devant Dieu. Ce m'est un grand sujet de confiance,
mes très chers enfants; et, puisque je devais avoir
la grande douleur de le perdre, du moins faut-il que
je regarde comme une consolation miséricordieuse
qu'il se soit endormi l'avant-veille du jour où tant
de bons cœurs vont porter son souvenir dans leur
communion, comme l'âme du pauvre Lazare fut
portée dans le sein d'Abraham par les Anges.
Mes chers fils, je vous quitte pour me rendre
auprès de ma mère, alitée de fatigue dans la pièce
17*
3^4 LETTRE AUX ENFANTS DE LA PREMIÈRE COMMUNION
voisine. Elle a quatre-vingt-six ans, et la vieillesse,
qui lui a laissé toute sa tête et tout son cœur, a
afiaibli presque tout le reste. Le brisement qui vient
de rompre une union de soixante-trois années n'est
guère fait pour ranimer ce petit souffle d'une vie
à laquelle d'ailleurs elle n'est plus guère attachée.
Je vous dis cela comme à mes enfants bien-aimés,
afin que vous priiez pour elle : ce sera comme si vous
le faisiez pour moi , qui vous en bénis par avance.
Et vous, soyez heureux, mes petits enfants,
soyez-le longtemps! Gardez longtemps les joies de
l'innocence et de la première communion ; gardez
longtemps aussi les joies de la famille, en conser-
vant ceux qui vous la rendent si aimable. On se sent
devenir soudainement si vieux le jour où, dans ce
monde, il n'y a plus personne qui vous appelle
encore mon enfant l Cela veut dire que je suis triste,
très triste, et qu'il faut avoir une pieuse compas-
sion de ma tristesse. Vous en êtes la meilleure con-
solation, vous tous tant que vous êtes, petits et
grands, parce que vous m'êtes une affection qui me
rajeunit sans cesse de votre propre jeunesse. Aussi
m'est-elle devenue une nécessité, comme l'antiquité
appelait ces nobles attachements; et à mesure que
les liens se brisent ou se dénouent au foyer de
ma famille, je sens davantage le besoin de res-
serrer ceux par lesquels Jésus -Christ a daigné
m'attaçhef au foyer de son Église , particulièrement
en vous donnant à moi et en me donnant à vous ad
convivendum et commoriendum , à la vie, à la mortl
XXVI
LE SERVICE
RêvB ET ESPOIR. — « Messieurs, quel rêve saisit l'esprit, quand
on songe à ces jours de 1789 1
« Supposez qu'au milieu de cette universelle décadence du
XTiii* siècle, au sein de cette société livrée au plaisir et à Tincré-
duUté, en face de ce peuple rongé par la souffrance; supposez que
quelques hommes se soient levés, jeunes, brillants par le rang,
nntelligence et la fortune, capables d^exercer autour d^eux une
juste influence, qui, frappés des signes avant -coureurs d'une
catastrophe prochaine , émus de pitié pour tant de misères et
sentant bouillonner dans leurs veines le vieux sang des croisés ,
se soient jetés tout à coup entre les grands et les petits, mon-
trant la croix de Jésus- Christ, et demandant en son nom la
justice, la paix et la charité. Ecoutez- les parler au peuple :
« J*ai posé la main sur ton cœur, et j^en ai compté les batte-
« ments. J*ai coniui l'injustice qui pèse sur toi ; mais je me suis
« détourné d'elle et je t'en délivrerai; car je sais le secret de
« ton salut, c'est mon Dieu et le tien qui me l'a révélé. Viens,
« mets ta main dans la mienne, et retournons ensemble à sa
c loi méconnue. •>
« Écoutez, écoutez encore. « Amis, parents, compagnons de
<« jeunesse, que faites-vous de votre temps, de votre fortune et
« de votre autorité? Regardez ce peuple, comme il est loin de
« vous ! Ne savez-vous pas que vous n'avez reçu tous ces dons
« de Dieu qu'en échange d'une charge à remplir, charge de
« justice, de patronage et de protection ? Oubliez-vous de quel
M sang vous sortez et quelles traditions vous ont faits ce que
« vous êtes? Et si le nom de votre Dieu et le souvenir de vos
« pères ne suffisent plus pour vous rendre à vous-mêmes, n'en-
« tendez -vous pas l'orage qui menace, et ce flot montant de
« colère et de vengeance qui va tout à Pheure vous atteindre et
« vous briser?... »
« Supposez que les hommes passionnés, serviteurs enthou-
siastes de la vérité et de la patrie qui tenaient ce langage, se
soient levés pour le confirmer par l'autorité de leur exemple et
l'ardeur de leur dévouement; supposez qu'ils aient entraîné
dans leur œuvre tout ce qui gardait au cœur l'amour de Dieu
et le culte de l'idéal, écrivains, orateurs et poètes dégoûtés de
ce siècle abaissé et avides de nobles sentiments, et dites -moi
ce qu*aurait pu être leur influence, dites -moi quel cours au-
rait pu prendre ce mouvement de générosité qui emportait les
âmes, et ce qu'aurait pu devenir l'assemblée de la nation con-
voquée au milieu de cet enthousiasme ? »
« Quel rêve, Messieurs, et quel siècle que celui qui aurait
pu s'appeler, au lieu du siècle de la Révolution, le siècle de la
restauration du règne de Dieu.
« Eh bien , ce rêve , c'est le nôtre ! »
M. le comte Albert de Mun ,
au Congrès de Liège, octobre 1886.
XXVI
LE SERVICE
DISCOURS
Prononcé à la distribution solennelle des Prix de Técole libre
Saint- Joseph de Lille, le samedi 30 juillet 1887.
Monsieur l'Arghiprêtre * ,
Votre présence à ce siège , en une pareille fête ,
nous apporte et un honneur dont nous nous félici-
tons et une joie dont nous vous remercions. Vous
étiez 'particulièrement désigné pour l'occuper, mon-
sieur TArchiprètre, par le souvenir des beaux jours
durant lesquels vous dirigiez avec une si haute
sagesse une de nos plus grandes éeoles ecclésias-
tiques. Permettez cependant que nous y attachions
une signification d'un ordre supérieur, et que nous
y voyions l'expression d'une pensée qui ne cesse de
présider à notre œuvre scolaire. C'est la pensée de
^ M. le chanoine Lasne, archiprêtre, curé -doyen de Saint-
Maurice à Lille, ancien supérieur du collège Notre-Dame à
Valenciennes , président de la distribution solennelle des prix.
398 LE SERVICE
rétroite solidarité qui unit notre ministère d* éduca-
teurs de la jeunesse au ministère des vénérés pas-
teurs de nos paroisses. Aussi bien estimons -nous
n'avoir d'autre mission, messieurs les Curés, que
celle d'être vos précurseurs et vos auxiliaires auprès
de l'élite de vos troupeaux, vous préparant de notre
mieux des hommes de zèle comme de foi qui non
seulement suivront votre direction, mais encore
seconderont votre action parmi leurs frères. C'est
à quoi je les exhorterai spécialement aujourd'hui,
et tel est le fond même du discours dont, à ce titre,
je vous devais l'hommage.
Messieurs ,
Mesdames ,
Mes chers Enfants,
Demain, les aînés d'entre vous seront sortis du
collège, et en tète des devoirs dont ils devront être
les modèles dans le monde, il en est un dont je me
reprocherais de ne pas les instruire. Ce devoir,
qu'on médite trop peu , porte un nom qui peut-être
vous paraîtra insolite ; mais, dût-il vous surprendre
par sa nouveauté , je l'appellerai tout de suite par
son vrai nom : Le. Service.
Je sais à qui je parle, et, certes, ce n'est pas vous,
jeunes fils de l'Évangile , qui serez tentés d'attacher
l'idée de quoi que ce soit de bas et d'humîliant
à un nom que l'Évangile a placé si haut dans l'hon-
LE SERVICE 399
neur. Le jour où le plus grand des maîtres a déclaré
qu'il était venu dans le monde pour servir, que telle
était sa mission propre, veni ministrare , ce jour-là
le service devint non plus seulement chose noble ,
mais chose divine, et son nom prit rang définitive-
ment parmi les plus beaux noms de la langue chré-
tienne. Entendez comme elle s'exprime. Dans la
société spirituelle, l'exercice du sacerdoce s'ap-
pelle le ministère, c'est-à-dire le service de Dieu et
de l'humanité; et le plus élevé des ministres dans
la hiérarchie ecclésiastique s'appelle lui-même « le
serviteur des serviteurs de Dieu. » Dans l'ordre mi-
litaire, l'exercice d'un dévouement qui va jusqu'au
sacrifice de son sang et de sa vie s'appelle simple-
ment et excellemment « le service d. Dans l'ordre
civil et administratif, les fonctions diverses qui en
constituent l'organisme vivant portent dans leur en-
semble le nom de « services publics d. Enfin, au
faîte du pouvoir, ce qui touche de plus près à la
souveraineté , c'est encore le « ministère »; les pre-
. miers dignitaires d'un pays sont a ses ministres d ,
c'est-à-dire ses serviteurs, les serviteurs de ses
intérêts avant de l'être des leurs; et ceux-là seuls
sont dignes d'en recevoir le mandat et d'en porter
le nom qui l'entendent dans ce sens.
Ce n'est d'aucun de ces services ou fonctions
officielles de Tordre ecclésiastique, militaire, civil,
administratif ou politique que j'entends vous parler
ici, comme vous le pensez bien. Mais il en est un
autre que ne vous imposera aucune loi positive.
400 LE SERVICE
dont VOUS ne recevrez le mandat que de votre propre
volonté , mais dont vous n'avez pas moins contracté
l'obligation au regard de votre conscience et de
Celui dont elle est l'organe auprès de vous. C'est le
service public de vos frères, par le dévouement ef-
fectif aux œuvres du bien et du vrai dans la société.
Et quand je dis service public, je veux déjà par
ce mot vous faire entendre qu'il ne suffit pas de
l'exercer seulement dans votre for intérieur, soit le
for domestique, soit même le for professionnel. Cela
c'est le devoir privé, et à celui-là je suppose avec
une juste confiance que vous serez et demeurerez
premièrement fidèles. Oui, sans doute, là, au foyer,
vous serez de bons fils , de bons pères , de bons
maîtres, de bons chrétiens même, si, pour l'être
réellement, il suffit à chacun de l'être pour son
seul compte. Mais ne devez -vous pas l'être aussi
pour le compte des autres? Pouvez- vous en con-
science vous soustraire à la part d'action et d'in-
fluence qui est requise de vous par la patrie ca-
tholique comme par la patrie fi^ançaise? Et, non
contents de faire votre salut et vos affaires, n'avez
vous pas , dans la mesure de vos ressources et de
vos forces, à prendre en main les affaires de la vé-
rité et de la justice en ce siècle? Enfin, ce qui re-
vient au même, en outre et au-dessus de vos inté-
rêts propres, n'avez- vous pas à pourvoir à de plus
généraux : les intérêts sociaux, moraux et religieux
du milieu et du temps où Dieu vous a fait vivre?
Telle est, mes chers fils, la question capitale qui se
LE SERVICE 401
dresse devant vous, sur le seuil de la carrière où
vous entrez demain.
Je voas avoae que je n'en connais guère de plus
grave que celle-là, et voilà pourquoi sans doute je
la retrouve partout sur les lèvres ou sous la plume
des catholiques les plus éminents de notre époque.
c Cela est triste à dire, écrivait un jour mélanco-
liquement le cardinal Pie. Depuis le temps que nous
avons des collèges catholiques, des cercles catho-
liques, de conférences de Saint -Vincent-de-Paul,
qu'est- il sorti de là? Des jeunes chrétiens sans
doute, et en assez grand nombre, qui opèrent leur
salut en se comportant bien, je l'espère, du moins.
Mais des esprits fermes, mais des caractères mâles,
mais des hommes pratiques qui prennent en [main
les afTaires et qui mènent les hommes... qui nous en
donnera?
Eh bien, s'il plaît à Dieu, nous en donnerons au
pays, nous en donnerons à l'Église. Et vous serez de
ceux-là, vous nos chers enfants , si vous voulez com-
• prendre que ce service public,tout volontaire qu'il est ,
vous crée une obligation qui vous étreint de toutes
parts; et que vous y soustraire par mollesse, par
égoïsme ou par indifférence, c'est manquer à l'hon-
neur de votre tradition, aux lois de votre religion, aux
devoirs de votre éducation et de votre position, à
l'intérêt moral de votre préservation, et enfin à la
noble tâche de régénération qui doit être l'ouvrage
de la jeunesse chrétienne, et dont un compte rigou-
reux vous sera demandé par Dieu et par la société .
402 LE SERVICE
Et d'abord, Messieurs, lorsque je considère tout
ce qui se fait parmi vous, tout ce que j'ai ici sous
les yeux depuis dix ans, le double sentiment qui
s'empare de moi c'est celui de l'admiration, puis
celui de l'épouvante : de l'admiration pour le pré-
sent, de l'épouvante pour l'avenir; de l'admiration
pour vous et de l'épouvante pour vos fils, en vue de
la réputation qu'ils auront à soutenir et de la suc-
cession qu'ils auront à recueillir et à faire valoir.
C'est qu'en effet. Messieurs, une rare fortune d'hon-
neur est échue à votre province et à votre cité; et
celui-là peut-être est mieux placé qu'un autre pour
en parler avec désintéressement qui , étranger par
sa naissance à votre belle contrée, n'est ensuite
devenu vôtre que par le bienfait de votre adoption
et par le lien sacré de son affection.
Du reste , que pourrais-je dire qu'on ne proclame
en tout lieu? et qui ne sait la place à part que vous
occupez sur la carte delà France catholique? Oui, il
y a dans cette France une frontière dont le nom, déjà
grand dans l'ordre des choses matérielles, devient
de jour en jour plus grand dans l'ordre des choses
morales. Il y a entre la patrie de Pierre l'Ermite et
celle de Godefroy de Bouillon, dans le pays même de
cette dynastie des Baudouin, conquérants et empe-
reurs latins de Gonstantinople, une terre où persiste
toujours l'esprit des antiques croisades, et où le cri
<( Dieu le veut! » éveille toujours les mêmes ardeurs
contre l'infidélité , sinon contre l'infidèle. Il y a, au
çein de ses plaines profondes , riches d'hommes et
LE SERVICE 403
de moissons, qui n'ont pour bornes que l'horizon
sans bornes de l'Océan, un rempart religieux sur
lequel le drapeau de Jésus -Christ se tient toujours
debout. C'est là, c'est de ce côté qu'aux heures dou-
loureuses ou anxieuses de la patrie chrétienne, on
se tourne comme vers le lieu des fortes initiatives,
des fières et sages résistances , des revendications
ardentes de la foi et du droit, dont le règne, s'il
doit nous revenir, nous reviendra de là. Là, dans
l'esprit public, un besoin de rénovation sociale et
catholique qui semble devancer et déjà préparer le
mouvement régénérateur de l'avenir. Là d'immenses
associations de foi et de charité, de vastes institu-
tions d'enseignement de tout degré, des œuvres qui
font l'édification et l'étonnement des hommes , sans
compter celles plus nombreuses qui ne sont per-
mises en spectacle qu'à Dieu et à ses anges. Là sur-
tout des hommes de foi qui sont des hommes de
zèle , pour qui l'honneur d'être chrétien est tenu
pour inséparable du devoir d'être apôtre , chez qui
le légitime et intelligent souci de la chose privée
n'a pas étouffé la sollicitude de la chose publique ,
et qui, ayant cherché premièrement le règne de
Dieu et sa justice, ont montré visiblement comment
Dieu savait ajouter le reste comme par surcroît.
Or maintenant, mes chers fils, qu'allez-vous faire
de ces exemples, de ces œuvres, de ces traditions,
de tout ce patrimoine spirituel de vos pères , duquel
vous hériterez demain? Lorsque demain ce ce poids
immense de gloire », selon l'expression de l'Apôtre,
404 LE SERVICE
suspendu sur vos têtes, y descendra comme une
couronne qui sera en même temps ime charge, com-
ment la porterez -vous? Aussi bien, quoi qu'il ar-
rive, une chose est certaine : c'est que ces grandes
choses ne vivront que si vous les faites vivre. Le
tout est donc de savoir si vous serez les dignes fils
de ceux qui ont fait votre race si grande et si hono-
rée , ou si vous serez de ces fils qui aiment mieux
renoncer à une succession qui leur pèse que de
faire honneur à leur nom, au prix de généreux
sacrifices. Le tout est de savoir si , dans cette inter-
minable bataille pour Dieu et la patrie, les troupes
d'aujourd'hui, bientôt arrivées au soir de leur chaude
journée, seront demain, grâce à vous, remplacées
par des troupes fraîches qui décideront du succès.
Le tout est de savoir si vous avez compris pratique-
ment que « noblesse oblige », et si vous saurez
garder ou même relever le rang que l'opinion a dé-
cerné à votre blason régional. Il est beau entre tous
votre blason, à vous : sur votre écusson de Flandre,
vos pères ont placé un lion. C'est bien! et autrefois
les rugissements de ce lion ont rempli l'Occident et
fait trembler l'Orient. Mais le tout, vous dis-je, est
de savoir si vous voulez être de ces lions au cœur
vaillant, auxquels les Livres saints comparent ce
Macchabée qui fut lé sauveur de son peuple : Simi-
lis foetus est leoni in operihus suis; ou bien si vous
vous résignerez à n'être que de ces lionceaux dont
Job a dit que la vue du combat leur fait peur et les
met en déroute : Catuli leonis dissipcUi sunt.
LE SERVICE 405
Je viens de m'adresser à votre honneur; mais
j'aime mieux m'adresser maintenant à votre reli-
gion, car je sais qui vous êtes. Assurément, — et ce
m'est une grande douceur de le dire, — votre reli-
gion est profonde, votre foi éclairée , votre piété fer-
vente, mais nous entendons bien que ce ne soit pas
une religion inerte ou égoïste. La foi que nous vous
enseignons, c'est le principe de l'action; la piété
que nous vous inspirons, c'est le mobile de l'action.
Mais l'action elle-même, l'action dans le service
des hommes comme dans le service de Dieu , voilà
le terme où nous attendons votre christianisme pour
y reconnaître cette religion de laquelle saint Paul
a dit que « le royaume de Dieu n'est pas dans la
parole, mais dans la vertu et les œuvres ».
Regardez- en une image, et souvenez- vous d'une
parole divine qui l'explique. Lorsque, il y a quelques
années, nous avons placé, à chaque extrémité de
la galerie par laquelle vous nous arrivez chaque
jour, une verrière qui, dès votre entrée, vous rap-
pelât vos devoirs, nous avons bien mis d'un côté
Jésus bénissant les enfants, comme une vive et
charmante représentation de vos communications de
piété avec lui; mais de l'autre côté nous avons tenu
à représenter Jésus assis , dès l'âge de douze ans ,
au milieu des docteurs , les écoutant discuter et
expliquant lui-même les choses de la loi, les pré-
parant à la prochaine rédemption d'Israël , et ré-
pondant à Marie que désormais, pour lui, la grande,
la souveraine affaire sera de s'occuper des intérêts
406 LE SERVICE
de son Père. Oportet, il le faut : c'est le mot de
votre divin modèle. Oportet, vous l'entendez : il y a
donc obligation pour vous comme pour lui de vous
mettre de bonne heure au travail du salut public.
Si pieux que soit l'intérieur de votre Nazareth, si
parfaite que soit chez vous l'édification de la sainte
Famille, une heure vient où il faut sortir de ce mi-
lieu de douce paix et porter le témoignage de la pa-
role et des œuvres dans l'assemblée des hommes.
Oportet, il le faut; et de toutes les illusions la plus
funeste serait celle qui consisterait à reléguer sa
prétendue religion dans le secret de sa conscience
ou dans le secret de son foyer, en se feiisant je ne
sais quelle quiétude mystique de ne se point occuper
de tout le reste, quand ce reste c'est le salut de
l'Église et de la société î
"Ah! sans doute l'Église réprouve une initiative
qui ne serait pas réglée par une juste obéissance
à la direction de ses chefs ; mais d'autre part elle re-
quiert le concours de toutes les vaillances, quel que
soit l'habit qu*elles revêtent , pourvu qu'elles soient
discipUnées et rangées sous la loi. Car enfin le
christianisme n'est pas l'abstentionisme; et nous
aurons toujours trop de ces chrétiens de nom qui
ont de bons sentiments, même de pieuses habi-
tudes, mais qui se désintéressent de toute action
publique par une prudence dans laquelle il nous est
impossible de voir autre chose que la méconnais-
sance de notre grande religion. Nous la comprenons
d'autre sorte, cette religion de Jésus. C'est la forte
LE SERVICE 407
religion du dévouement et du sacrifice, la religion
de Celui qui ce s'est livré pour nous par amour, qui
s'est anéanti en prenant la forme d'esclave » : nous
ne reconnaissons donc pour ses vrais disciples que
ceux qui s'oublient eux-mêmes pour se donner aux
autres. C'est la religion de la compassion miséri-
cordieuse et secourable, la religion de Celui qui « a
pitié de la foule » et qui nourrit les afiEamés, qui ouvre
ses deux bras à tous ceux qui travaillent et qjii sont
affligés, et qui leur dit : « Venez à moi ! » Nous ne re-
connaissons donc pour ses vrais disciples que ceux
qui, à son exemple , ouvrent leurs bras aux travail-
leurs, aux opprimés, aux pauvres, aux enfants, aux
ignorants, aux infirmes, aux malheureux, aux pé-
cheurs, pour leur refeire une vie qui mérite ce nom.
Que si elle est la religion de la patrie céleste, elle n'en
est pas moins celle de la patrie terrestre ; la rehgion
de Celui qui a pleuré sur Jérusalem, et qui eût
voulu rassembler ses enfants sous ses ailes pour les
abriter contre les aigles romaines qu'il voyait déjà
venir. Nous ne reconnaissons donc pour ses vrais dis-
ciples que ceux qui, sur les maux de la France
comme de l'Église, versent, eux aussi, des larmes,
et plus que des larmes, des remèdes. J'ajoute que
c'est dès lors la religion du combat, la religion de
Celui « qui est venu apporter non la paix, mais le
glaive ». Et voilà pourquoi nous voulons que la na-
tion que nous essayons de préparer en vue de l'ave-
nir soit une nation armée pour la défense de sa
cause. Quand nos jeunes gens quittent l'école, ils
408 LE SERVICE
emportent d'auprès de nous, comme les soldats de
Gédéon, une épée au côté, une trompette dans une
main et im flambeau dans l'autre. Mais encore faut-il
qu'ils veuillent et sachent s'en servir, que l'épée ne
demeure pas consignée au fourreau, que la trom-
pette ne demeure pas perpétuellement muette, ni le
flambeau caché dans son enveloppe d'argile. Brisez
l'argile, faites la lumière, sonnez la charge, tirez
l'épée : a: Le glaive de Dieu et de Gédéon! » tel est
notre mot d'ordre. Il y va de votre salut et de celui
de votre peuple.
Des hommes de cœur, des hommes de bien, des
hommes de dévouement, des hommes d'action et de
sacrifice : voilà donc, mes chers fils, les chrétiens
que vous serez. Même vous le serez plus que
d'autres; et si vous désirez savoir ce que nous
attendons de vous, je vous dirai, avec saint Paul,
que nous voudrions vous voir à la tête de tout ce
qu'il y a de plus excellent dans ce siècle : de tout
ce qu'il y a de vrai, quœcumque vera, de tout ce
qu'il y a de respectable et d'adorable, qtiœcumque
sancta, de tout ce qu'il y a d'aimable aussi , quœ-
cumque amdbilia, de tout ce qu'il y a d'honorable,
quœcumque honœ famœ, de tout ce qui fait la gloire
soit de l'homme de mérite, soit de l'homme bien
élevé, si qua virtus, si qua laus disciplinœ, hsec
cogitate. Vous l'avouerai-je, mes enfants? je me
sens parfois à votçe endroit des ambitions de mère ;
l'ambition de cette mère de l'Évangile qui voulait
voir ses deux fils à la première place dans le royaume
LE SERVICE 409
du Maître. Je voudrais, moi aussi, que nos jeunes
catholiques fussent non seulement les plus pieux,
mais encore les plus instruits, les plus distingués,
les plus considérés, les plus puissants des hommes
de leur pays et de leur âge, non pour qu'ils en
soient plus vains, mais pour qu'ils en soient plus
utiles; car j'espérerais ainsi que, leur mérite en tout
genre forçant l'entrée de tous les centres d'action
ou d'influence, cercles, corporations, conseils pu-
blics, corps savants, grandes associations, ils y
porteraient, plus haut encore que l'honneur de leur
propre nom, l'honneur du nom de Jésus et l'avance-
ment de son règne dans notre société.
Maintenant je ne m'adresse plus à votre foi de
chrétiens; je considère, mes chers fils , votre condi-
tion sociale; et, je vous le demande, pourquoi Dieu
vous a-t-il fait une position privilégiée de naissance,
d'honneur, de fortune ou d'influence, si ce n'est pour
que vous exerciez sur les hommes une action qui
pût porter plus loin en descendant de plus haut?
Pourquoi surtout Dieu vous a-t-il donné cette édu-
cation, cette instruction de choix qui, pendant huit à
dix ans, vous a fait passer par tous les degrés de la
connaissance littéraire et scientifique, sinon pour
que sur ce faîte vous allumiez un phare?
Car enfin vous n'avez pas la présomption de
croire que tous ces dons gratuits d'une Provi-
dence libérale, ces trésors de savoir humain et de
grâces divines , de loisirs et de richesses , de consi-
18
410 LE SERVICE
dération et d'estime toutes faites, vous ont été dé-
partis comme un simple ornement destiné à la
parure de votre propre personne. Encore moins
êtes-vous tentés, je pense, d'y voir seulement un
instrument d'ambition , d'orgueil et de plaisir. Ah !
connaissez mieux la beauté de votre mission. Bossuet,
je crois , compare quelque part les rois et les grands
à des fontaines publiques qui doivent répandre leurs
eaux bienfaisantes autour d'elles. Je ne vous déso-
bligerai pas, je pense, en vous comparant aux
princes, et en vous disant que, vous aussi, vous
n'êtes fontaines que pour devenir ruisseaux. De par
votre position comme de par votre religion, vous
avez charge d'âmes, et vous n'êtes pas plus libres
de vous soustraire à cette charge que ne l'est un
soldat de quitter sa faction ou un magistrat son siège.
C'est la consigne de Dieu.
J'ai hâte d'ajouter que c'est la consigne pour tous,
et que ce devoir d'état est votre devoir à tous. Aussi
bien, tous tant que vous êtes, par là même que vous
êtes ici ou que vous en serez sortis , vous constitue-
rez ce qu'un grand économiste de nos jours a
nommé ce les autorités sociales d. Et ne vous imaginez
pas, par exemple, qu'un tel titre n'appartienne qu'à
ceux qui l'ont reçu de leur nom, de leur race ou de
la considération du passé de leurs pères. Dans un
temps et dans un pays d'égalité comme le nôtre,
l'autorité devient de plus en plus personnelle; et
c'est par droit de conquête qu'il faut regagner
aujourd'hui ce qui ne vous arrivera plus transmis
LE SERVICE 411
par droit de naissance. Ne croyez pas davantage que
cette mission , avec les devoirs qui y sont attachés ,
ne regarde que ceux pour lesquels elle revêt un ca-
ractère officiel et professionnel, littérateurs, publi-
cistes, orateurs et savants; mais elle incombe à tous
ceux qui, à un titre quelconque, sont préposés à
leurs frères, dans le monde des affaires comme dans
celui des lettres, et elle s'impose au n^ociant et
à l'industriel au^i bien qu'à l'avocat et au profes-
seur. N'allez pas vous dire non plus que cela ne con-
cerne que les riches, et que pour y réussir il faut
une grande fortune. Non, et j'aime sur ce sujet
cette parole d'un contemporain, philosophe et homme
public , qui quelquefois exprime des vérités chré-
tiennes comme s'il était chrétien : « C'est un dicton
populaire que pour donner il faut avoir, écrit M. Jules
Simon. C'est là im faux proverbe, un proverbe sans
vérité et sans cœur. Il ne devrait pas avoir cours
dans la patrie de saint Vincent de Paul. Pous donner
il ne faut qu'aimer. Peut-être aussi pour savoir
donner faut-il avoir souffert. » Si à ces paroles,
Messieurs, vous me permettez d'ajouter que pour
aimer et pour donner il faut espérer et croire, le
philosophe aura raison sur tout le reste. Enfin ne
vous faites pas cette autre illusion de penser que
l'autorité dont je parle ne procède que des qualités
supérieures de l'esprit, et qu'il faille du génie pour
faire du bien aux hommes. Combien ce serait se
tromper! Une telle puissance est bien plus l'ouvrage
du dévouement que celui de l'intelligence ; car, en
412 LE SERVICE
définitive, les hommes ne se donnent qu'à ceux qui
se sont donnés à eux. Là est toujours la grande su-
périorité , parce que c'est celle du cœur.
Eh bien , mes chers fils, ne voulez-vous pas qu'elle
devienne la vôtre? Et vous qui savez comprendre,
penser, vouloir, parler, ne saurez -vous pas aimer?
Vous vous honorez d'appartenir à ce que l'on ap-
pelle « les classes dirigeantes d. Je vous en félicite;
mais, je vous le demande, serait-ce. pour diriger un
cheval , une meute , un canot , un bal , une masca-
rade, que ce grand titre vous est conféré? Non,
jeunes hommes du monde, vous n'êtes pas, vous ne
devez pas être une troupe de parade : vous devez
être l'état -major de l'armée du salut. Derrière vous
il y a des milliers et des milliers de vos frères qui ,
n'ayant ni le savoir, ni le temps , ni la puissance
que vous avez reçus , non pour vous , mais pour
eux attendent de vous une direction de laquelle
dépend la victoire, ou la défaite dans la grande ba-
taille morale dont vous êtes les chefs. Mais si les
chefs ne sont pas là, si cette armée n'a personne qui
se mette à sa tête, comme j'entends qu'on s'en
plaint quelquefois; si, au lieu d'être à votre poste,
vous êtes à vos plaisirs , à votre luxe , à vos courses,
à vos chasses, à vos jeux, à vos festins, à votre
égoïsme de jouissance et de fortune, votre déchéance
est décrétée : commencée par le mépris, elle se con-
sommera par la sécession; on se retirera de vous;
ce sera la séparation sociale en attendant la guerre
sociale. Et alors à qui pourrez-vous vous en prendre ?
LE SERVICE 413
Mais non, laissons ces choses. Je ne veux plus
voir, en tout ce sujet, que votre âme que j'aime; et
parce que je l'aime et que je veux son salut , je me
sens pressé de vous dire que le moyen peut-être le
plus efficace de vous sauver vous-mêmes, c'est
encore de vous employer beaucoup à sauver les
autres. Dans un siècle comme le nôtre on ne se sauve
pas plus seul qu'on ne se perd seul : c'est un
entraînement dans un sens ou dans l'autre; il faut
prendre parti , et si vous ne vous enrôlez pas au ser-
vice du bien, j'ose vous prédire qu'hélas I vous su-
birez bientôt la servitude du mal.
J'affirme, d'autre part, que rien n'est plus capable
d'assurer votre persévérance que cette action pu-
blique, parce que d'abord elle vous engage, parce
qu'ensuite elle vous soutient, parce qu'enfin elle vous
aguerrit; et je dois ajouter : parce que ce service
de la cause de Dieu est devant Dieu un mérite qui
vous apporte une grâce de force et de résistance
dont aucun âge, surtout le vôtre, ne saurait se pas-
ser. De plus, c'est là, c'est dans cette palestre sacrée
qu'au contact des hommes, de leurs besoins, de
leurs souffrances, de leurs ignorances, de leurs
fautes même, les intelligences s'instruisent, les
caractères se trempent, les petits intérêts s'abdi-
quent, les petits orgueils s'abaissent, les cœurs
s'élèvent et s'épurent , et l'homme se façonne pra-
tiquement à cette virilité d'esprit et de conduite,
d'où la vertu elle-même tire son nom : virtus.
Je ne dis rien là qu'on ne sache : l'expérience en
414 LE SERVICE
est faite ; et s'il y a, à Lille comme ailleurs, plus qu'ail-
leurs peut-être, une jeunesse qui grandit au milieu
des périls et des séductions, dans l'honneur immaculé
d'une conscience pudique, c'est que, selon la parole
de saint Vincent de Paul, « mettant sa chasteté sous la
garde de sa charité, y> elle s'est livrée au service de
toutes les œuvres catholiques; et que, forte contre
elle-même de toute la force de l'amour qu'elle a
voué à Jésus- Christ, à ses pauvres, à ses enfants,
à son Église, à ses ministres, à ses autels, elle a
trouvé là le secret de présenter au monde, qui s'en
étonne, l'intégrité d'une vie consacrée par l'effet de
cette action purifiante comme celle d'un sacerdoce.
Que si , à côté de cette jeunesse vaillante et mili-
tante, il s'en rencontre une autre qui mène ce que
son euphémisme appelle la vie élégante , et ce que
nous appelons , nous , la vie fainéante et pire encore,
vous savez bien. Messieurs, que ce n'est pas dans nos
conférences, nos comités, nos congrès, nos éghses,
que vous la rencontrez. Mais aussi, par contre,
qu'a-t-elle fait de cette fleur de l'âme qui faisait
dire à Rousseau lui-même qu'un « jeune homme
qui, à vingt ans, a conservé son innocence, est, à
cet âge , le meilleur, le plus aimable et le plus heu-
reux des hommes? » Qu'art -elle gagné à rejeter le.
bouclier tutélaire de la charité au plus fort du cortibat?
Pauvres désœuvrés qui sont, hélas I des vaincus en
déroute. Vous voyez leur oisiveté , et vous dites , en
parlant d'eux, qu'ils foulent du matin au soir la
poussière de vos boulevards; mais nous, nous
LE SERVICE 415
voyons autre chose, et nous disons d'un trop grand
nombre qu'ils piétinent dans la boue... Mais laissons
ces secrets aux larmes inconsolables de ceux qui
aiment les âmes.
Entre les deux jeunesses que je viens de dépeindre,
y en a-t-il une troisième, qui, se prétendant chré-
tienne dans la vie privée, se dispense de l'être
dans la vie publique, et qui, se défendant de se
mêler à l'action, trouve plus commode et plus sage
de garder vis-à-vis des œuvres sociales et reli-
gieuses une sorte de neutralité? — la neutralité sur
un champ de bataille! — Je ne sais; mais, en vé-
rité, si de tels chrétiens existent, que voulez- vous
que j'en dise et quelle place leur assignerai -je dans
la mémoire des hommes? Cette place, je l'ai trou-
vée dans le grand poème du Dante. Je l'ai trouvée
dans ce troisième chant de son Enfer, où il repré-
sente, gémissant sourdement sous un ciel lourd et
éternellement brumeux, qui n'est ni le jour ni la
nuit, ces neutres dont il dit avec un amer dédain :
« Tel est le sort des tristes âmes de ceux qui ont
vécu sans mériter le mépris et sans mériter la
louange. Elles sont mêlées au chœur de ces anges
qui ne surent ni être rebelles à Dieu ni lui être
fidèles , mais qui ne furent que pour eux seuls. Le
Ciel les a chassés, parce qu'avec eux il eût été
moins beau; et le profond enfer ne les reçoit point,
parce que les coupables en auraient quelque gloire...
Le monde qui les a vus n'en a gardé aucun sou-
venir; la miséricorde et la justice les dédaignent
416 LE SERVICE
également. N'en parlons plus, mais regarde et
passe ^ »
Mais vous, mes chers fils, vous ne serez pas de
ceux-là; vous appartenez, grâces à Dieu, à cette
noble jeunesse catholique française qui a déjà fait
ses preuves , en inscrivant son nom sur plus d'une
page illustre de l'histoire moderne. C'est la page des
premières conférences de Saint-Vincent-de-Paul;
c'est la page des conférences de Notre-Dame d,e
Paris; c'est la page des zouaves du Pape et des vo-
lontaires de l'Ouest; c'est aujourd'hui la page des
Cercles catholiques et des associations ouvrières.
De grands efforts ont donc été faits de nos jours :
qu'on en fasse de plus grands encore. Qu'au lieu de
rester isolés, ces efforts se généralisent, et que
chaque chrétien comprenne et remplisse son devoir
pubUc comme il remplit son devoir privé: alors quel
avenir nous serait réservé, et de quelle régénération
le spectacle nous serait donné !
C'était , Messieurs , le tableau qu'en octobre der-
nier notre grand orateur catholique français , M. le
comte de Mun, présentait éloquemment au Congrès
des œuvres à Liège. Se reportant en imagination
à un siècle en arrière, il supposait, au sein de la
société décrépite du xviii® siècle, quelques jeunes
chrétiens comme vous, se jetant généreusement
entre les grands et les petits , montrant aux uns et
aux autres la croix de Jjésus-Ghrist, demandant en
^ Infemo, Canto III, 8 et seq.
LE SERVICE 417
son nom la justice, la paix et la charité, et par
l'entraînement d'une parole rendue irrésistible par
l'exemple ^ parvenant à refouler ce flot impur d'im-
piété et d'immoralité pour faire prendre un cours
nouveau aux idées et aux choses, et cela vers l'an-
née 1789, à l'heure décisive où la nation était con-
voquée dans ses comices, pour décider de la marche
et de la destinée de la France et du monde !
« Quel rêve! » disait l'orateur qui, lui, pratique
si magnifiquement ce qu'il dit. Eh bien , mes jeunes
amis, ce qui n'a été qu'un rêve et n'a laissé qu'un
regret pour le xviii® siècle , il ne tient qu'à vous et
à d'autres d'en faire une splendide réahté pour ce
xx« siècle qui va se lever bientôt, et qui recevra de
vous sa physionomie et son caractère propre. Pour
cela, que faudra-t-il faire? Je n'ai plus qu'à vous le
rappeler, ce sera ma conclusion.
Jeunes chrétiens, vous dirai- je, tout en étant et
demeurant les hommes du devoir privé, du devoir
domestique, du devoir professionnel, soyez en-
core et toujours des hommes du devoir pubUc. Ne
croyez pas toutefois l'avoir rempli suffisamment,
même lorsque vous aurez payé de votre bien, si
vous n'avez payé en môme temps de votre personne.
Soyez des hommes d'œuvres, en commençant par
celles qui sont de votre âge, de vos forces et de
votre position. Allez d'abord aux plus proches, à
celles de votre paroisse , de votre quartier, de votre
commune et de votre cité : il y a tant d'institutions
de charité , de religion , d'enseignement , de propa-
18*
418 LE SERVICE
gande, de conservation sociale qui se réclament de
vousl Ce seront ensuite, si vous le pouvez, les
œuvres de votre belle province et de votre région
qu'il faut rendre de plus en plus compacte dans la
défense de la justice, de la foi et de la société. Ce
seront enfin, si Dieu le veut, les œuvres de la
patrie; car vous vous ferez une règle de ne jamais
refuser de prendre votre part de service de la chose
publique dans le conseil ou dans l'action, soit qu'il
s'agisse d'administrer ou de représenter un village ,
soit qu'il s'agisse de délibérer des lois dans le parle-
ment, si le mandat de vos compatriotes vous en
confère le lourd et périlleux honneur.
Ainsi votre éducation aura porté ses fruits. Ainsi
vos traditions , votre religion , votre situation , votre
conscience morale auront fait sur tous les points
une réponse digne d'elles. Ainsi aurons-nous formé
des hommes complets , qui en même temps seront
des hommes utiles. Ainsi pourrons -nous fonder
sur les fils l'espérance du salut qui a si longtemps
déçu les vœux de leurs pères.
C'est à cet avenir, mes enfants, que tous vous vous
préparerez ici, dès votre jeune âge, par le double
travail de la culture de votre cœur et de la culture de
votre esprit. Vous comprendrez, en effet, que pour
être appelés à l'honneur de rétablir le règne de
Jésus -Christ dans la société, la première condition
est de commencer par l'établir fortement en vous-
mêmes par la fidélité à sa foi et à sa loi. Vous com-
prendrez, en second lieu, que pour combattre les
LE SERVICE 419
ignorances, rectifier les erreurs, dissiper les préju-
gés, la condition nécessaire est d'être soi-même au
courant des principales questions de l'ordre reli-
gieux, historique, moral et social; et que savoir
raisonner, savoir parler, savoir écrire, c'est avoir
revêtu l'armure indispensable à tout bon soldat de
Dieu, de l'Église et de l'humanité.
Dirigez vers cette noble fin toute la conduite de
votre vie d'études et de vertus, et laissez -moi, en
finissant, vous en présenter un exemple qui vous
touche de près.
Mes chers fils, il y a cent ans bientôt, un jeune
écolier comme vous étudiait près d'ici, à Saint-Omer,
puis à Douai, dans un collège des Jésuites, et il
s'y faisait honneur par la force et l'éclat de ses
premières études. C'était un jeune Irlandais, fils
d'une famille catholique qui comptait dix- sept en-
fants, et il était venu chercher sur le continent
français l'enseignement orthodoxe que lui refusait
le despotisme anghcan qui pesait sur son cher et
infortuné pays. Nous n'étions guère plus heureux en
France à cette époque : c'était en 91 et 92. Ce double
poids de l'oppression de sa patrie et de la nôtre, en
tombant sur cette jeune âme, en faisait parfois
jaillir des éclats de cette éloquence véhémente et
entraînante dont cet honjme devait être le prince
dans ce siècle; et il se disait déjà que la parole,
dont le don lui était visiblement octroyé de Dieu ,
serait entre ses mains la massue d'Hercule dont il
briserait un jour les entraves de son peuple. Ce
/*23 LE SERVICE
souci de la chose publique, on le sentait dès lors si
généreux et si puissant dans ce jeune homme d'es-
pérance, que le recteur du collège, le docteur Sta-
pylton, écrivait en ce temps-là à l'oncle de son
élève : « Si Daniel ne joue pas un grand rôle dans le
monde , jamais de ma vie je n'aurai été plus trompé
que cette fois. »
Ce fut à la date lugubre du 21 janvier 1793,
qu'à l'âge de dix- huit ans, l'âge de nos bacheliers,
l'adolescent quitta la France et reprit à Calais la
route de l'Irlande. Or, à trente années de là, l'éco-
lier du collège de Douai , devenu « le grand agita-
teur, le roi mendiant de l'Irlande, » ainsi qu'on
l'appelait, arrachait à l'Angleterre le biil d'émancipa-
tion de sa pauvre patrie. C'était le 25 mai 1829 que
le député de comté de Glare faisait entrer enfin
l'Irlande en sa personne dans ce parlement de la
Grande-Bretagne, qui était fermé à tout député
catholique depuis trois cents ans. C'était dans ce
même jour que , refusant le serment aux trente-neuf
articles de l'Église établie, il fondait du même coup
la liberté religieuse et la liberté politique de ses
compatriotes. Et tandis que la Chambre, encore
palpitante sous le coup de sa parole , délibérait sur
le sort de l'Irlande et le sien , lui , retiré dans un
angle de cette salle du palais dont sa voix venait
d'ébranler la coupole, égrenait son chapelet et négo-
ciait la victoire avec la Reine du Ciel. Mais déjà la
victoire lui était assurée; et, acclamé du nom im-
mortel de libérateur, il pouvait aller redire à l'as-
LE SERVICE 421
semblée unanime de ses électeurs cet hymne de la
délivrance : c Hommes de Clare , vous savez que la
seule base de la liberté est la religion; vous avez
triomphé, parce que votre voix, qui s'est élevée
pour la patrie, s'était d'abord exhalée en prières vers
le Seigneur. Maintenant les chants de liberté se font
entendre dans nos campagnes; cessons parcourent
les vallées, rempUssent nos collines, murmurent
dans les eaux de nos fleuves; et nos plaines, d'une
voix de tonnerre, crient aux échos de nos mon-
tagnes : L'Irlande est libre! »
Mes chers fils, heureux mille fois qui peut sauver
un peuple! Mais ne puissiez- vous sauver qu'un vil-
lage, qu'une famille, qu'une âme enfin, ce serait
encore chose si grande, que pour elle il faudrait
donner sa vie sans regret comme une goutte d'eau.
XXVII
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
La chapelle ou église du collège Saint -Joseph est un édiûce
de style roman, à trois nefs, d^un grand aspect et d^une très
belle harmonie de proportions.
Elle forme une des ailes de rétablissement dans le sens du
boulevard Vauban. Des jardins, une cour plantée, un petit
bois Pentourent dans toute son étendue.
Elle mesure 17 mètres de largeur et 43 mètres de longueur.
Un vaste vestibule y donne entrée par Tintérieur du collège.
Elle est desservie par une double sacristie très vaste, qui
communique au sanctueire par un passage sous le campanile ,
au chevet de l'église.
La hauteur de la grande nef est de 24 mètres sous toit et
de 21 mètres sous voûte. Cette nef et les deux nefs latérales
sont éclairées par 43 grandes fenêtres.
Un triforium à arcades géminées règne autour de la partie
supérieure de Tabside, et se continue extérieurement par une
galerie de même style faisant communiquer la chapelle et les
sacristies avec le premier étage de la maison.
Deux tribunes superposées, très profondes, occupent le fond
de Téglise , qui peut donner facilement place à deux mille per-
sonnes dans les solennités publiques.
Un rayonnement de huit chapelles demi -circulaires, avec
leurs autels, règne autour de l'abside.
Dans le sanctuaire, pavé de beaux marbres, s^élève le maître
autel en pierre sculptée ; c'est un ouvrage monumental et d'un
beau travail. Au-dessous de la table de Tautel est représentée
en haut relief la sainte Cène , d'après Léonard de Vinci. Le re-
table porte deux sujets : d'un côlé saint Joseph à Nazareth ,
de Tautre saint Joseph mourant. Enfin, au-dessus, les saints
patrons de la jeunesse aux pieds de la mère de Dieu.
La bénédiction de la chapelle fut faite le dimanche 18 mars ,
par M. le supérieur, délégué à cet effet par Msr Tarchevêque
de Cambrai. La cérémonie de l'inauguration fut remise au sur-
lendemain 20 mars. Elle fut sanctifiée le matin de ce jour par
la communion générale des élèves à une première messe, puis
solennisée par une grand'messe sympbonique, à laquelle assis-
tèrent MM. les administrateurs, plusieurs doyens de la ville,
les principaux pères de la Compagnie de Jésus et un grand
nombre de familles.
 l'évangile, M. le Supérieur prononça les paroles suivantes:
XXVII
DÉDICACE ET INAUGURATION
DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
DISCOURS
Prononcé dans la nouvelle église, le 20 mars 1888.
Messieurs ,
Mes révérends Pères,
Mes chers Fils,
Que Dieu est bon pour nous! C'était le cri d'amour
et de reconnaissance de l'ancien peuple de Dieu,
lorsqu'il montait, par tribus, les degrés de son
Temple, au chaijt des miséricordes éternelles :
Confitemini Domino quoniam bonus, quoniam in
xtemum misericordia ejus! Et nous qui venons de
franchir pour la première fois le seuil d'un sanc-
tuaire qui achève si magnifiquement l'œuvre com-
mencfée ici il y a plus de quinze ans, nous aussi
nous ne trouvons sur nos lèvres et dans nos cœurs
que ce cri d'action de grâces : ce Que Dieu est
boni D
Il y a donc quinze ans passés qu'une grande fon-
/i26 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
dation se faisait en ces lieux, au sein d'une sorte de
solitude, forte de la seule espérance et de la con-
fiance en Dieu. C'était en des jours déjà pleins d'in-
certitudes et de menaces, comme vous vous en
souvenez. Aussi, dès qu'on vint à connaître qu'en
dépit de la malice des temps , la Compagnie de
Jésus allait placer ici un établissement qui surpasse-
rait encore par ses proportions celui du siècle der-
nier, ce fut un branlement de tête général parmi
ceux qui ne voient les choses de Dieu que du côté
de la terre. Comme aux jours où Néhémie rebâtissait
Jérusalem , on se récria en disant : « Et que veulent-
ils donc faire, ces aveugles, ces insensés? Quid fa-
dunt Judxi imhecilles? Croient -ils que la société
moderne va les laisser en paix : Num dimittent eos
gentes? Sont -ils sûrs du lendemain? car enfin est-ce
là une entreprise d'un jour? Num sacrificahunt et
complehunt una die*? » D'autres disaient encore,
comme on lit au même livre : « Laissez-les faire ;
qu'ils bâtissent! Puis, quand ils auront terminé, les
renards, c'est-à-dire les habiles, viendront et pas-
seront par-dessus tout, s'empareront de l'ouvrage. »
JEdificent : si ascenderit vulpes, transiliet murum
eorum lapideum.
Cependant eux laissaient dire, mais ils se con-
fiaient dans le Seigneur. C'est la grâce particulière
de la Compagnie dont je parle d'espérer contre toute
espérance, et de marcher toujours, même au re-
bours des temps, en ne s'appuyant que sur Dieu,
dont elle cherche la gloire par-dessus tout le reste.
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 427
<L Parce qu'on se moquait de nous, est-il écrit au
même livre, nous avons prié le Seigneur, et nous
nous sommes dit : ce Dieu combattra pour nous, tra-
ce vaillons donc pour Lui. » De^ls noster pugnahit
pro nohis; et nos ipsi faciamus opusî
Finalement, Messieurs, la confiance eut raison,
et je n'en suis pas surpris , car la confiance en Dieu
met l'homme en possession de la toute -puissance de
Dieu. Pendant quinze années d'orages, l'arbre
grandit, s'enracina, porta des fleurs et des fruits; et
je ne sais combien d'oiseaux, qui sont les âmes des
enfants, vinrent faire leurs nids sur ses branches.
N'en cherchons pas l'explication dans la prudence
des hommes : les hommes ne sont rien ici. Au con-
traire, c'était miracle que, n'étant portée par rien
de ce qui d'ordinaire porte les œuvres d'ici-bas,
cette institution vécût, s'accrût et prospérât dans ce
vide absolu de tout soutien terrestre. Vous le dirai-je?
A cet égard, notre collège Saint -Joseph me fit sou-
venir plus d'une fois de cette première maison de
saint Joseph, sa maison de Nazareth, dont il est
raconté qu'un jour, au moyen âge, arrachée de ses
fondements, elle se trouva soulevée et transportée
dans les airs par des mains invisibles. C'était la
main des anges qui la soutenait ainsi. Et nous, pour
soutenir cette École , n'avions-nous pas la main des
puissances célestes? N'avions-nous pas, pour nous
porter, des anges invisibles , pieux enfants , saints
religieux, prêtres fervents, ou grands hommes de
bien qui , remontés au Ciel , avaient pris sous leur
428 DÉDICACE DB LA CHAPELLE DU COLLÈGE
garde cette maison d'une famille qui avait été la
leur? Il me semble, mes chers fils, que vous les
pourriez nommer.
Tandis que, ferme sur ces appuis, Tédifice spiri-
tuel, quoique bâti sur un volcan, ne cessait de
monter, Tédifice matériel restait encore inachevé. Je
vous ai dit, l'an dernier, à la bénédiction de la pre-
mière pierre, nos douleurs de père, nos répu-
gnances de prêtre, lorsqu'à chacun de nos exercices
publics nous étions condamnés à voir la même
chambre haute servir de chapelle le matin et de
salle de séance littéraire le soir. On ne pourra pas
croire plus tard, et dès aujourd'hui on a peine à se
figurer, que nous ayons pu faire ainsi pendant
quinze ans! Et puis, dans cet intervalle, nous avions
grandi en nombre , et il fallait trouver de la place
pour toutes ces jeunes âmes , qui n'étaient pas que
des âmes...
On y pensait, mes chers fils; un homme surtout
y pensait : celui qui pensait à tout , vous vous en
souvenez. Il ne devait pas y penser inefficacement,
car c'était un homme de Dieu , et il y pensait devant
Dieu. Messieurs nos vénérés et chers administra-
teurs se rappellent le jour où, de concert avec lui,
nous leur fîmes à ce sujet notre première ouverture
et notre proposition. Ce que nous leur dîmes alors ,
c'était à peu près ce que Néhémie disait aux chefis
du peuple de Dieu pour les engager à bâtir leurs
remparts au lendemain de la dispersion : « Il est
clair que la main du Seigneur est avec nous, et c'est
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE /|29
une bonne main que la sienne. Levons-nous donc et
bâtissons! Le Dieu du Ciel lui- môme se mettant de
la partie , nous n'avons plus qu'à lui apporter nos
services. Ainsi , à l'œuvre, et commençons ! » Et in-
dicavi eis manum Dei quod esset ^Jbona mecum. Et
aio : Surgamus et œdificemusl Deus cœli ipse nos
juvat, et nos servi ipsi sumus.,, L'Écriture ajoute
qu'à ce discours les fidèles d'Israël se résolurent à
l'entreprise. Et confortatse sunt manus eorum in
honoK II n'en fallut pas tant pour décider les
hommes dont nous attendions les ordres : ne sont-
ils pas les hommes de bien que vous savez?
Maintenant la chose est faite. Et que l'action de
grâces en remonte d'abord à vous, pères et mères
de famille , religieux et religieuses , anciens élèves,
femmes chrétiennes et charitables, bienfaiteurs et
bienfaitrices de toute fortune et de tout rang , qui ,
par vos largesses, petites ou grandes, avez voulu
honorer Dieu en vous honorant vous-mêmes. Ces
murs, qui d'âge en âge porteront témoignage de
votre charité, porteront pareillement témoignage de
votre foi. Ils attesteront que pour vous le mot d'é-
ducation signifie premièrement religion. Ainsi avez-
vous compris la formation de vos fils; et si vous
avez voulu , au prix de vos sacrifices , que de tout
cet établissement la chapelle fût l'édifice et le plus
haut, et le plus grand, et le plus beau, c'est que
vous savez et vous voulez faire savoir aussi à vos
1 II. Esdr. II, 18, 20.
430 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
enfants que le plus grand des êtres et le plus saint
c'est Dieu : D. 0. M.
Puis, grâces soient rendues ensuite à ceux qui
ont employé leur travail à cette œuvre et qui l'ont
faite si belle! Ah! je sais bien, mes Pères, que si
j'en veux trouver le premier inspirateur, là où il est
maintenant, c'est du côté du Ciel qu'il me faut
lever les yeux. Hélas! ce seraient pour moi des
yeux mouillés de larmes!... Que n'est -il ici celui
dont toutes ces pierres chantent le nom, et combien
il manque à nos cœurs ! Quelle digne récompense
lui eût apportée ce jour dont il aurait accepté une
part de joie pour lui , mais dont , suivant son habi-
tude, il eût réservé toute la gloire pour d'autres.
Seigneur, il est donc vrai que vos vraies récom-
penses sont plus haut que ce monde, et qu'ici -bas
il y a quelque chose de plus grand que de triom-
pher : c'est de préparer des triomphes qu'on ne voit
pas et qu'on ne partage pas !
Les triomphes de ce jour, volontiers et justement
l'ami que nous pleurons vous les eût- il décernés,
à vous, messieurs les architectes, entrepreneurs et
patrons qui avez été soit la tête, soit le bras de cette
grande construction. Les Livres saints nous montrent,
l'un à côté de l'autre, l'artiste et l'architecte, pas-
sant le jour et la nuit à méditer leur ouvrage, dessi-
nant chaque sculpture , ne se lassant pas de faire et
de refaire leurs plans , mettant leur cœur tout entier
à reproduire un beau type, et finissant, à force de
veilles, par enfanter un chef-d'œuvre : Sic omnis
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 431
faher et architectus noctem tanquam diem transigit,
sculpit signacula sculptilia, et dssiduitas ejus variât
picturam. Cor suum dahit in similitudinem pictu-
rse, et vigilia suaperflciet opus \
Certes, vous ne retrancherez rien de ce dernier
éloge, perficiet opus, vous qui aujourd'hui pouvez
juger de Tédifice que vous avez sous les yeux. Est-ce
que ces lignes harmonieuses ne montent pas vers le
Ciel? Est-ce que ces courbes de Tabside ne semblent
pas se rejoindre pour couronner le Très-Haut?
Est-ce que ces voûtes élancées ne chantent pas le
Gloria in excelsis Deo? Est-ce que ces quarante
fenêtres et davantage ne vei'sent pas la lumière de
tout le firmament sur Celui « qui a placé sa tente
dans le soleil? » Est-ce que cet autel d'une struc-
ture si belle, si noble, si riche, si délicate, où le
ciseau a fait revivre les scènes évangéliques les plus
émouvantes , ne vous semble pas ce trône céleste de
l'Agneau où Jésus -Christ habite in splendorihus
sanctorum? Enfin ces murailles éclatantes d'une
virginale blancheur, du pavé à la voûte , ne vous
apparaissent -elles pas comme la robe de l'Épouse
mystique dont parle l'Apocalypse : Veneruntnuptise
Agni, et uxor prseparavit se, et datum est ei ut
cooperiat se hyssino candenti et splendido? Et cette
journée où Jésus vient habiter sous ce toit, n'est-elle
pas celle de la solennelle célébration de ces noces?
Mais un autre jour viendra qui lui apportera une
^ Ëccli. XXXV m, 28.
432 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
nouvelle parure; et ce sera alors cette Reine glo-
rieuse que le Psalmiste a représentée in vestitu
deaurato, drcumdata varietate. Percez le voile de
Tavenir, devancez des temps qui peuvent être des
temps encore éloignés , mais dont votre charité peut
faire des temps plus prochains, et admirez la riche
transfiguration que la main de l'art a opérée dans
ces lieux.
A cette première tribune, voyez se dresser un
grand orgue dont la voix puissante, proportionnée
à rédifice, va pouvoir pénétrer dans la profondeur
de ces nefs, remplir la hauteur de ces voûtes.
Anticipez sur les années, et voyez les fenêtres, les
quarante-trois fenêtres de cette église, présenter au
soleil leurs vitraux étincelants, où sont écrits , avec
toutes les couleurs de Parc-en-ciel, les chants variés
d'un vaste poème qui se déroule à tous les étages
de rédifice.
Dans ces hautes baies de l'abside supérieure qui
s'incline si gracieusement au-dessus de l'autel du
sacrifice , lisez , sur autant de verrières , l'histoire
du sacrifice dans la succession des temps. D'un
côté les sacrifices prophétiques de l'ancienne loi :
ceux d'Abel, d'Abraham et de Melchisédech ; de
l'autre côté l'unique sacrifice de la nouvelle loi
dans ses expressions diverses : la cène, la messe, le
triomphe céleste de l'Agneau mystique. Et, au
centre de tout, le sacrifice central de Jésus -Christ
en croix, reliant entre eux le passé, le présent,
l'avenir.
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 433
Mais voici un sujet immense qui va se déployer
sur les vingt-huit fenêtres de la grande nef et des
ne& latérales. Cest l'histoire de tous les enfants et
adolescents glorifiés dans la Bible, l'ÉvangUe et les
annales de l'Église. En haut d'abord, d'un côté,
est la galerie des enfants de l'ancien Testament :
Joseph berger, Sanfiuel dans le temple, David vain-
queur du géant, Joas couronné roi, le fils de la
Sunamite ressuscité, Daniel expliquant les songes ,
le jeune Macchabée martyr. De l'autre côté, ce sont
les enfants et adolescents de l'Évangile, à la suite
du divin Enfant de Bethléhem , de Nazareth et du
Temple de Jérusalem : l'enfant que Jésus place au
milieu des apôtres, le fils de la veuve de Naïm qu'il
ressuscite, l'enfant dont il bénit les pains et les pois-
sons, l'adolescent qu'il regarde et qu'il aime, saint
Jean qu'il fait reposer sur son cœur, les enfants du
Temple qui lui chantent Hosanna... Je ne sais si
je m'abuse. Messieurs, mais dans ces têtes d'en-
fants et de jeunes gens que déjà mon espérance voit
se détacher sur ces hauteurs, ne reconnaissez-
vous pas les types les plus aimables qu'a consacrés
le pinceau de Raphaël et des grands maîtres? Et
ne pouvons-nous espérer qu'en nous efforçant de les
reproduire fidèlement, nous pourrons approcher de
l'idéal de beauté où ces princes de l'art se sont élevés?
La trilogie se poursuit et s'achève sur les quatorze
fenêtres inférieuses.' Là ce sont les* enfants et les
adolescents ^ans l'histoire de l'Église : l'acolyte
Tarcisius, Origène enfant, saint Basile et saint
«9
434 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
Grégoire de Nazianze, saint Augustin, saint Benoit,
rÉcole palatine de Charlemagne, Godefroy de Bouillon
élevé par la bienheureuse Ida sa mère , saint Thomas
d'Aquin recevant le cordon angélique, saint Louis
et Blanche de Castille, saint François de Sales étu-
diant à Paris, saint Louis de Gonzague communié
par saint Charles Borromée, saint Vincent de Paul
précepteur des Gondi, le duc de Bourgogne avec
Fénelon... Entre ces sujets et d'autres semblables,
il nous faudra choisir, mais au sem de quels tré-
sors!
Les six chapelles absidales, avec leurs six ver-
rières, sont réservées aux saints de la compagnie
de Jésus : Ignace, Xavier, Louis de Gonzague,
Stanislas Kostka, Rodriguez, Berchmans. Ce col-
lège, déjà marqué par toute sa décoration du cachet
général des collèges chrétiens, portera ainsi autour
de son sanctuaire le cachet plus spécial de ceux qui
en ont été les fondateurs et les pères. De la sorte
toute justice sera accomplie. •
La même pensée, — et ce fut originairement la
vôtre , Messieurs nos anciens élèves , — nous com-
mandera de placer de chaque côté du chœur deux
marbres commémoratifs portant les noms vénérés
du premier père Recteur et du premier père Préfet
de cette maison : c'est une dette de cœur.
Enfin deux grandes compositions rempliront le
transept de Tifhage du Roi et de la Reine de ce
lieu. Le sacré Cœur d'un côté et la Vierge Marie
de l'autre, ayant à leurs pieds nos enfants et
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 435
notre coUège, régneront au-dessus des grands
autels latéraux , dans deux verrières qui achèveront
dignement une galerie tout illuminée par eux^ si
j'ose dire.
Messieurs , irai-je jusqu'au bout ? Cet « amour de
la beauté de la maison de Dieu > dont se glorifiait le
prophète, obtiendra- 1- il grâce pour moi auprès de
vous? Et, après ces vitraux, un mot de désir et
d'espérance me sera- 1- il permis en faveur de cette
longue frise qui, de la tribune au sanctuaire, court
au-dessus de ces arcades? La nudité de ces murs
ne vous invite-t-elle pas à les revêtir quelque
jour de peintures éloquentes qui donneront à cette
église son caractère propre, sa signification et sa
vie?
Nous n'en avons pas cherché le sujet bien loin de
nous. Il y a moins de trois ans, nous célébrions
solennellement à Lille le trois centième anniversaire
de la fondation des Congrégations de la sainte
Vierge; or, comme chacun sait, les Congrégations
sont, dans notre collège, le plus puissant mobile
de notre vie morale, disciplinaire, religieuse. Nous
nous sommes donc dit : Plaçons ces trois siècles de
l'histoire de la Congrégation sur les parois de cette
église. Formons- en, par groupes successifs et con-
tinus, une longue procession qui s'en ira du
XVI® siècle à la fin du xixe; du pape Grégoire XIII,
qui l'institua canoniquement, à Pie IX et à Léon XIII,
qui se sont fait honneur de lui appartenir. Dans ce
défilé des fils de Marie il y aura place pour les illus-
f-^
436 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
trations catholiques de tous les genres, de tous les
âges, enrôlés dans l'innombrable association. Ce
sera vraiment la fleur de l'humanité moderne, fleur
de vertu , fleur de génie. On y verra, par ordre des
temps, des papes comme Urbain VIII, Alexandre VII,
Clément X, Innocent XI, Innocent XII et le grand
Benoît XIV. Parmi les rois, on distinguera Ladis-
las IV, Jean-Casimir et Sigismond III , de Pologne.
Parmi les empereurs, Ferdinand II et Ferdinand III
d'Autriche; et combien d'archiducs et de princes du
sangl Le génie de la poésie y sera représenté par le
Tasse, un des premiers admis dans l'association.
Le génie de l'éloquence y paraîtra sous les traits de
Bossuet et de Fénelon; le génie militaire, sous les
traits du grand Condé et de Villars; le génie de la
peinture , dans la personne de Rubens ; le génie de
la science, dans celles de Laennec, Cauchy, Réca-
mîer, Cruveilher, tous congréganistes. Parmi des
centaines de cardinaux et d'évéques, on prendra les
plus illustres, depuis le cardinal de Larochefou-
cauld jusqu'au dernier archevêque de Lyon, le
cardinal Caverot. L'ordre du clergé y paraîtra dans
ces hommes de Dieu qui s'appelèrent Olier, Émery,
le Père Eudes, et de nos jours le saint curé Desge-
nettes. Notre siècle y reconnaîtra l'héroïque Pimo-
dan et le saint homme de Tours.
Mais ceux qui brilleront entre tous les autres,
comme des fleurs vivantes dans ce jardin de Marie,
ce sont les saints canonisés que la Congrégation
a fait germer en tout lieu. Vous les nommerai-je?
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 437
Charles Borromée, François de Sales, Camille de
Lellis, François Solano, Pierre Fourrier de Mattain-
court, Alphonse de Liguori, Grignon de Montfort,
Léonard de Port-Maurice, Jean-Baptiste Rossi, sans
compter tous les saints modernes de la Compagnie
de Jésus. Qu'un jour vienne où, sous le pinceau de
quelque nouvel Hippolyte Flandrin, cette proces-
sion se mette en marche ici , sur cette firise , avec
sa Reine en tète; que tous « ces fils de la Femme
forte, comme s'exprime l'Écriture, se lèvent ici
devant Elle et célèbrent ses louanges. ]& Alors rien
ne manquera plus à la parure du temple, alors ces
murs parleront, alors cette église vivra; et il nous
sera montré quelque chose de semblable à ce qui
apparut à saint Jean, lorsqu'il vit « la fiancée, l'é-
pouse de l'Agneau », c'est-à-dire l'Église, la société
des saints, « descendant du Ciel, revêtue d'un éclat
divin. » Sponsam, uxorem Agni,,, civitatem san-
ctam Jérusalem , descendentem de cœlo a Deo haben-
tem claritatem Dei,
Mais que vous ai -je dit, mes chers fils? Et cette
beauté architecturale de l'édifice, et cette décoration
artistique de ses murailles , qu'est-ce que tout cela,
grand Dieu ! auprès du divin Trésor du ciel et de la
terre qu'elle possède maintenant? Il y a trois jours
encore, ce n'était qu'une construction comme une
autre, que vous étiez en droit de traiter sans hon-
neur, parce qu'elle était sans divinité. Mais ce matin,
en votre présence, une grande chose s'y passa qui
l'a transfigurée. Je montai à cet autel portant le
438 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
pain et le vin, et le mystère sacré s'accomplit là,
entre mes mains , pour la première fois. A un mo-
ment solennel, vous tombâtes à genoux, je pro-
nonçai les paroles qui font ce qu'elles disent; moi-
môme je me prosternai , et quand je me relevai ce
lieu avait changé non de face, mais de caractère.
C'était un lieu consacré. J'ouvris les yeux de la foi ,
et à cette clarté d'en haut que de merveilles m'ap-
parurent et me ravirent à la fois d'épouvante et
d'amour I Jésus- Christ était près de moi : il venait
de descendre chez nous, pour se fixer parmi nous.
Cette maison de pierre c'était le Cénacle, c'était déjà
presque le Ciel. Avec Jésus j'y vis entrer Marie,
Joseph à ses côtés : c'était devenu la maison de la
sainte Famille. Louis de Gonzague, Stanislas, Berch-
mans accoururent en frères se mêler à vos rangs.
Les anges vinrent faire la garde du saint lieu, se voi-
lant la face de leurs ailes et chantant le Sanctvs au-
tour du tabernacle. La majesté du Seigneur remplit
le sanctuaire, et alors , toute autre splendeur s'effa-
çant devant la lumière de son visage , je ne vis plus
rien que Lui, et je ne sus plus que me dire avec le
patriarche : « En vérité, que ce lieu est grand et
•redoutable I c'est la maison de Dieu et la porte
du Ciel ! »
Alors j adorai, je priai le Seigneur. Je le priai
comme Salomon, lorsque, au sein de la nuée
qui remplissait le Temple au jour de sa dédicace ,
il eut introduit l'Arche d'alliance dans le Saint
des saints qu'il venait de lui préparer. Je le priai
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 439
pour VOUS, bienfaiteurs et bienfaitrices, afin qu'un
jour il vous reçoive dans une demeure autrement
belle encore que celle que vous lui ouvrez en ce
jour. Je le priai aussi pour vous, hommes d'art ou
hommes de labeur, qui avez dépensé à cette œuvre
plus d'une année de votre pensée ou de vos forces.
Aussi bien, dans cette église du charpentier de
Nazareth, devant cette représentation de Jésus ou-
vrier travaillant dans la boutique de Joseph son pa-
tron, comment vous eussé-je oubliés, chers ouvriers
de toute profession, vous que j'ai vus ici porter si
patiemment le poids du jour et de la chaleur?
Mais c'est surtout pour vous que j'ai prié , mes
chers fils. Pour vous, je me suis souvenu de ces
paroles qu'il y a deux jours la sainte liturgie mettait
sur mes lèvres dans les prières de la bénédiction de
cette église : ce Seigneur, par votre grâce, purifiez
ce temple de toute souillure, et conservez -le tou-
jours pur. y> Per infusionem gratiœ] tuaa ah omni
inquinamento purifica purificatumque conserva. Et
si vous voulez savoir de quelle souillure j'ai de-
mandé la préservation , et quelle requête principale
j'ai déposée ce matin sur ce nouvel autel, entendez-
le, la voici : c'est que jamais, jamais, une commu-
nion sacrilège, une seule, ne vienne profaner ce
sanctuaire, déshonorer cette table divine, et que ce
nouveau Cénacle ne connaisse jamais de Judas!
Maintenant disons adieu à cette ancienne chapelle
de notre second étage que nous venons de quitter.
Bientôt elle ne sera plus une maison de prière ; mais
440 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
nous n'oublierons pas que, nous et nos aînés, nous
y avons passé douze années de bénédiction devant
la face du Seigneur. Pendant ce temps , combien de
fois la miséricorde divine ne s'y est-elle pas signalée
envers nousl Ce n'était sans doute qu'un humble
et rustique Bethléhem ; mais pour combien d'entre
nous ce Bçthléhem n'a-t-il pas été la maison de
Pain ! Que notre reconnaissance lui demeure donc
fidèle, et gardons -lui à jamais cette mémoire atten-
drie qu'un cœur bien né aime à garder aux lieux
de ses commencements et de sa pauvreté.
Mes chers fils, il y a juste sept ans, presque à
pareil jour, que le 25 mars 1881 nous étions heu-
reux de reprendre possession cette pauvre chapelle,
après trois mois du douloureux éloignement que
vous savez. Puissent de pareilles épreuves nous
être désormais épargnées. J'en ai maintenant la con-
fiance ; car le prophète Aggée nous apprend que le
moyen de les écarter de nos têtes, c'est précisément
le moyen que nous venons de prendre : rendre à
Notre-Seigneur la gloire de son temple, pour que
lui-même nous rende toutes ses faveurs d'autrefois *.
Qu'il nous rende donc la paix avec la liberté ; et
alors quel fleuve de bénédictions va sortir de cet
autel et se répandre au loin sur les générations de
l'avenir! Que de saintes et que de grandes choses
vont se passer ici! Que de consciences redressées!
que de vertus inspirées I que d'intelligences éclai-
rées ! que de vocations décidées I que de carrières
1 Aggée, I. 4-11.
DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE 441
qui du pied de cet autel vont prendre leur direction
à travers le temps jusqu'au rivage de Féternitél Que
de larmes de repentir, que de larmes de joie sur-
tout vont couler sur ces dalles, de génération en
génération !
Je les vois, ces générations, les unes après les
autres, venir chaque année nous amener ici leurs
enfants et petits -enfants, au jour solennel de la
messe du Saint-Esprit. Je vois se succéder les
premières conmiunions , et les fils de vos fils venir
former la couronne autour de cet autel, comme
des rejetons de l'olivier autour de la table du
Père. Je vois les confirmations nous apporter ici
les dons de TEsprit de Dieu, et vos arrière-neveux
venir courber leurs fronts , avant le combat de la
vie, sous la main pontificale qui fera de ces en-
fants des hommes et de ces chrétiens des soldats.
Je vois les degrés de cet autel se couvrir chaque
année d'une moisson de couronnes déposées par
de pacifiques vainqueurs aux pieds de Jésus-Hostie,
à qui seul appartient gloire et bénédiction. Enfin je
^vois les prêtres succédant aux prêtres, monter
chaque jour à ces autels, d'où, forts de la force de
Dieu, ils descendront pour aller s'immoler, eux
aussi, et se dévouer corps et âme à vous élever,
à vous servir...
Douces et fortifiantes images! Laissez -moi, mes
chers fils, en enchanter mes yeux et en consoler
mon cœur; mon cœur en a besoin. N'y semez pas
des nuages qui les assombriraient par de tristes pré-
442 DÉDICACE DE LA CHAPELLE DU COLLÈGE
visions que toute mon âme repousse. Laissez-moi
respérance que, moi aussi, bien longtemps je mon-
terai à ces autels où je pourrai encore vous distri-
buer souvent le Pain de vie. Laissez-moi la confiance
que longtemps, si Dieu le veut, je monterai à cette
chaire où chaque dimanche je rompais pour vous
le pain de la parole. J'avais toujours nourri dans
mon cœur un désir, le désir du roi David : édifier
pour ma part une maison qui fût la sienne : cogi-
tavi ut aadificarem tihi domum. Ce désir de toute
ma vie de prêtre est exaucé aujourd'hui. J'en con-
serve un second : comme David, moi aussi, « j'ai
demandé au Seigneur la douceur d'habiter avec
vous cette maison tous les jours de ma vie. » J'es-
père qu'il l'exaucera. Après cela, je n'aurai plus à
former qu'un vœu suprême : celui d'entrer avec
vous dans ce Temple éternel où « Dieu sera dans
tous » , durant les siècles des siècles. Amen.
APPENDICE
A L'ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SBNGLBR
PAGB 354
LE VŒU « DU PLUS AGRÉABLE A DIEU »
Délibéré et émis dorant sa retraite de trente jonrs du troisième an,
en décembre 1870.
Nous avons cru devoir placer ici la succession des médita-
tions, lumières et résolutions du R. P. Sengler sur ce grand
objet, moins en vue de nos jeunes enfants qu^en vue des âmes
religieuses, qui toutes y trouveront une solide édification^ et
plusieurs une direction très sage, très méthodique et très élevée,
dans la manière de procéder à leur élection spirituelle.
... Cinquième jour. — « Comme, par la grâce de Dieu ,
je yeux absolument assurer le salut de mon âme, et, pour
cela, prendre tous les moyens nécessaires ou utiles, dès
que le bon Dieu me les fera connaître , j^embrasse la pra-
tique de toutes règles, les petites comme les grandes, de
toute l'énergie de ma volonté, et, je Pespère, avec une
vraie et entière sincérité.
« Il y a longtetnps déjà que Pidée m'était venue d'en
faire le vœu : Notre -Seigneur sans doute me Pavait
inspirée. J'ai différé fsurtoutj dans la crainte que mon
confesseur ne me rebutât en me voyant incapable
d'une telle perfection. Me voici au troisième an auquel je
444 APPENDICE A L*ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
renvoyais toujours Texécution d'un dessein qui semblait
ne venir que de Dieu pour le bien de mon âme. N'est-ce
pas maintenant le temps favorable pour le faire, et le bien
faire? Si ce n'est pas maintenant, quand donc? Jamais
certainement. J'y penserai très mûrement , 6 mon Dieu !
je vous demanderai votre lumière ; vous ne me la refu-
serez pas. J'en conférerai avec le R. P. Instructeur, au-
quel vous donnez grâce pour me diriger : sa décision
sera la vôtre. Si c'est là votre volonté , assistez-moi aussi
pour bien assurer jusqu'aux moindres détails. Que tout
vienne de vous pour se soutenir par vous ! — J'ai passé
toute ma méditation sur ce point... »
Neuvième jour. — a A propos de la xv^ règle de notre
Institut, relative à l'entière observation de toutes nos
Constitutions, puisqu*au tribunal de l'éternité je serai
jugé d'après cette règle qui embrasse toutes les autres,
pourquoi ne prendrais -je pas les moyens les plus sûrs
pour leur donner toute la rectitude et la perfection vou-
lues? Plus j'astreindrais mon âme à cette règle divine,
plus elle y serait fidèle. Si donc à l'obligation générale
qui me lie déjà j'ajoutais l'obligation spéciale et plus
étroite du vœu, qu'est-ce que j'y perdrais? Quels incon-
vénients ou quels dangers pour mon âme? A-t-elle à re-
douter un lien nouveau qui l'untt plus étroitement , plus
fortement à Dieu, à sa vocation, à sa perfection? Je n'y
vois que des avantages , et de très grands : un stimulant
perpétuel de tous les jours, de tous les instants; un se-
cours spécial de Notre- Seigneur pour cette obligation
nouvelle et spéciale ; et sans doute aussi un regard plus
amoureux de Dieu, de Notre -Seigneur, *de sa très sainte
Mère , de saint Ignace , des saints de la Compagnie , sur
ma pauvre âme, et, partant, de leur part un soin plus
empressé de mon avancement spirituel.
« Je ne vois pas encore comment il faut établir les con-
SON VŒU DU PLUS AGRÉABLE A DIEU 445
ditioDS et les détails de cet engagement, afin que mon
âme en soit aidée et non embarrassée, et que par consé-
quent rétrécissant, pour ainsi dire, sa voie, elle puisse
du moins y marcher à Taise et sans trouble. Notre -Sei-
gneur m*éclairera sur tout cela.
« Mais dès maintenant il fallait consigner ici] Tattrait
de la grâce; car il me semblait bien hier, en réfléchissant
sur ces paroles : Ecce sto ad oslium et pulso, que c^était
là ce que Notre- Seigneur attendait depuis longtemps et
demandait enfin de moi. Je )i^ai pas sans doute la vertu
du Père de la Golombière , ou de tels autres qui ont fait
ce vœu ; mais Notre-Seigneur exige-tril que, pour le faire,
il faille pouvoir Tobserver avec la môme perfection? Je
Tobserverai dans ma mesure ; le bon Dieu n^en demande
pas davantage : perfectionis quod divina gratta consequi
possimtAs, (Reg. xxi.) Je pense à tout cela avec calme et
grande confiance , malgré ma faiblesse. N^est-ce pas là un
signe de Dieu? En attendant, je prierai, je réfléchirai, je
proposerai au R. P. Instructeur, et puis nous verrons ce
qu'il y a de mieux in Domino,,. »
Douzième jour. — « Hier, en me promenant pendant la
récréation de midi , le diable, — car j'ai bien vu par la
fin que c'était son ouvrage, — a cherché à me troubler
et à abattre mon courage, surtout, je crois, en vue du
vœu dont je m'occupe depuis deux jours. Il me représen-
tait donc tout ce qui me manquait du côté des qualités
naturelles, du talent, du savoir-faire, de la manière de
traiter avec les autres, de la vertu. Puis, profitant sans
doute d'un petit malaise corporel et d'une faiblesse de
poitrine un peu plus sensible, il me faisait voir la vie,
du moins la vie active et utile à la Compagnie, comme finie
pour moi, la mort comme ne pouvant tarder longtemps.
Toutes ces choses m'ont un peu attristé, inquiété. Non
que je craigne la mort; mais la pensée d'avoir si peu
4i6 APPENDICE A L*ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
serri la Compagnie me causait un vrai chagrin. Tout
cela tendait évidemment à détourner mon âme de la sé-
rieuse application nécessaire pour assurer Pavenir, comme
si cela n^en valait plus la peine. Par la grâce de Dieu, j^ai
fini par voir le piège, et chassant toute inquiétude par un
acte de conformité à la volonté divine , par rapport à ma
santé , à mes qualités et défauts et à ma mort , j^ai pris la
résolution, tout en tâchant de me tenir toujours prêt à la
mort, d'arrêter mon plan de vie comme si j^avais à rap-
pliquer pendant cinquante ans et plus. »
MÊME JOUR. — « Il faut absolument que je pourvoie à
la perfection religieuse dans les petites choses pour tout
le reste de ma vie et dans cette retraite même. Tous les
saints me le crient; Notre -Seigneur me presse; PËsprit-
Saint ne saurait être plus explicite. Donc, motifs pour
lesquels il faut que je m'applique définitivement et con-
stamment à faire bien, très bien, les occupations delà
vie ordinaire : 1^ sauvegarde infaillible mais nécessaire
de mon âme , de mes vœux ; 2^ préparation nécessaire
aux grandes choses ; 3^ moyen indispensable pour arriver
à la sainteté , à la perfection ; 4<> moyen de procurer pour
toute Téternité une grande gloire à Dieu , et à moi plu-
sieurs degrés de bonheur ; 5^ exemple de la vie ordinaire,
mais sublime de la sainte Famille à Nazareth ; 6^ enfin ,
et par*dessus tout. Notre- Seigneur me le demande, je
n'en puis douter; aurai-je le cœur de le lui refuser, à
lui , ce bon Sauveur qui m'a tant aimé , qui iradidit se-
metipsum pro me?
« Non , c'en est fait, 6 mon bon et si aimable Sauveur!
A défaut de tout autre motif, votre amour me suffirait ;
il sera toujours du moins le principal. Je viserai donc
en toute chose à la perfection , ou plutôt à la perfection
de toute chose, pour vous plaire et reconnaître par ce
petit retour votre amour pour moi. »
SON VŒU DU PLUS AGRÉABLE A DIEU 447
Treizième jour. — (h La p&i^feciion tout entière, voilà
ma devise , mon cri de guerre , mon but : il faut que je le
poursuive. La perfection en toute chose , id quod est opti-
mum, la perfection dans Tobservation de toutes mes^
règles, des petites comme des grandes, selon qu^il est
demandé par la xv® règle : Omnes constanti anim^ inr
cumhamua ut nihil perfectionis.,, in absoluta omnium
constitutionum observations., prxtermiltamus. Je suis
bien compris parmi les omnes, et le livre sur lequel je
serai jugé ce sera celui de nos omnes constitutiones, et Ton
demandera Vabsoluta observatio. Voilà ce que je devrai
m^en assurer, coûte que coûte. G^est là, ce me semble, le
vœu que Dieu me demande. Sa grâce m^assistera. De moi-
même, c'est impossible, absurde d'y penser. Mais plus je
suis misérable et imparfait, plus je suis obligé de compter
sur Dieu qui me Tiospire , et de m'appliquer aux moyens
nécessaires pour y être fidèle. Je réfléchirai encore, et
surtout je prierai. »
Quatorzième jour. — Gomme , en me promenant pen-
dant la récréation de midi , je réfléchissais sur le vœu du
Père de la Colombière et sur le moyen de l'imiter, je vins
à penser tout à coup que si je le faisais cela plairait fort
à la très sainte Vierge.
« Quant au vœu du Père de la Golombière, les explica-
tions qu'il ajoute au sujet de certaines règles me pa-
raissent fort sages, mais je ne crois pas que cela me
convienne. Je voudrais quelque chose de plus simple , de
plus net, de plus dégagé, et qui, par là même, pût en-
lever plus puissamment ma volonté. Des explications de
ce genre deviendraient facilement, ce me semble, pour
moi, du moins, des restriclions , et je n'en veux apporter
aucune, aucune absolument. He serais-je pas tenté sou-
vent de me dire : Ai-je voué jusque-là? Puis-je aller jus-
qu'à ce point? Source de troubles de conscience et de
448 APPENDICE A L»ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
lâchetés trop bien colorées ! Pour tout cela , je voudrais
vouer tout simplement de faire en toute chose ce que je
jugerai le plus parfait, selon nos règles, bien entendu,
et dans Tesprit de nos constitutions. C^est d'ailleurs le Ad
majorem Dei gloriam de mon bienheureux Père, la fin
propre et spécifique de la Compagnie. •• »
Seizième jour. — « Cette manière de me donner au bon
Dieu me platt fort, me console beaucoup et me donne du
cœur ; car par là :
a 1® Je ne réserve rien , rien absolument. C'est ce dont
mon cœur a besoin ; voilà pourquoi , dès ma première en-
fance, je voulais me faire prêtre, partir pour les mis-
sions ; c'est ce qui m'a conduit au noviciat ; c'est lorsque
je faisais cela que j'étais le plus heureux, même en lut-
tant.
a 2<> Je ne fais autre chose que prendre enfin au sérieux
la règle quinzième du sommaire... nihil perfectionis
praelermitlamus. C'est là ce que je voue, ni plus ni
moins.
« 3^ Par là même je mets en sûreté toutes mes règles ,
les petites comme les grandes; car, par le vœu môme,
j'entends bien tout d'abord vouer l'observation de toutes
les règles , et l'observation la plus parfaite qu'il me sera
possible...
a 4® J'imite le plus parfaitement que je puis Notre-Sei-
gneur Jésus -Christ, dont toute la vie se passa à faire ce
que son Père voulait , et comme il le voulait : qux pla-
cita sunt ei (Patri) fado semper. Ce sera ma devise, que
je puis remplacer par cette autre plus brève et équiva-
lente : Ita, Pater. Qu'il s'agisse de me résigner ou bien
de me dévouer : Fiat! Ecce venioî
a 5® Comme en pratiqua le plus parfait est générale-
ment ce qui est le plus humble , le plus bas , le plus cru-
cifiant pour la nature , en le choisissant autant qu'il me
SON VŒU DU PLUS AGRÉABLE A DIEU 449
sera possible, j'accomplis d'abord les règles douzième et
treizième du sommaire touchant la mortification et Pab-
négation en toutes choses, surtout dans les emplois bas
et pénibles ; mais surtout j'entretiens et je fortifie dans
mon cœur la tendance au troisième degré d'humilité , qui
est l'esprit le plus pur de la Compagnie et qui fait l'es-
sence du Jésuite. C'est, comme dit la règle douzième, le
chemin le plus sûr, après la prière, pour arriver à ce
désir franc et ardent des mépris , par amour pour Jésus-
Christ.
a 6® J'évite nécessairement la tiédeur et les maux qui
en sont la suite ; comme aussi les défauts plus ou moins
liés avec une vertu vulgaire, tels que la susceptibilité, la
nonchalance, Tbabitude détestable d'agir par manière
d'acquit ou par routine, une vie sans gêne, de laisser-*
aller, de mollesse ou de sensualité, etc.
« 1^ Je puis vraiment compter sur la grâce du bon
Dieu.
<c B^ Enfin je puis aussi espérer quelque peu l'amour de
Notre-Seigneur Jésus-Christ.
a C'est bien par amour pour ce divin Sauveur que je
m'engage dans cette lutte, qui sera longue et péijible.
Mais puis-je faire autrement? DUexit me et tradidil se-
meiipsum pro me. Et qu'est-ce que mon sacriQce auprès
du sien?...
« Sans doute, 6 mon Dieu, c'est pour sauver ma pauvre
âme rachetée de votre sang que vous m'avez inspiré ce
vœu, et c'est pour mettre mon salut en sûreté que je le
fais. Mais le motif principal, je dirais presque le motif
unique (tant il absorbe tous les autres), c'est pour vous
plaire, c'est pour vous plaire, 6 mon très doux Sauveur,
et pour glorifier votre Père.
« Et maintenant, si j'ose demander encore quelque
chose, non pas en retour de ce que je vous offre, mais
comme gage de votre bienveillante acceptation, c'est cette
450 APPENDICE A L'ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
grâce que je désire et que je vous demande depuis si
longtemps : la grâce d^aimei: et de désirer les mépris et
les opprobres pour votre seul amour, 6 mon amour cru-
cifié pour moi, et de les aimer comme vous-même vous
les avez aimés et embrassés pour moi... Je vous le de-
mande, les larmes aux yeux, et plus encore dans le
cœur, par Marie, ma Mère bien -aimée, à laquelle vous
ne pouvez rien refuser... Marie, ma Mèrel faites vio-
lence au cœur de votre divin Fils pour un pauvre pé-
cheur. »
MÊME JOUR. — « L'obligation de mon vœu sera la même
que celle des vœux religieux et des vertus chrétiennes,
légère ou grave , suivant la matière. G^est un bon stimu-
lant que de me voir obligé enfin d^aimer le bon Dieu de
mon mieux, sous peine de péché. Je le vois, c'est grave,
et cela mérite réflexion. Mon âme n'est pas sans an-
goisses : n'est-ce pas au-dessus de tes forces? pourras-tu
tenir? Et si tu ne tiens pas, n'est-ce pas téméraire à toi
de penser à une pareille chose? Cela est pour les saints;
mais pour toi!...
Je vais recommander la chose à Notre -Seigneur pen-
dant ces trois jours à l'autel. Dimanche, je l'espère, il
aura parlé à mon cœur, et sa parole, comme d'ordinaire,
sera claire, suave et forte... »
Dix- HUITIÈME JOUR. — a Depuis la messe d'hier, un
grand calme s'est établi dans mon âme. J'avais, à diffé-
rentes reprises, mais surtout à la communion, élevé mon
cœur vers Dieu, et conjuré Notre -Seigneur 4e m'aider
dans cette action solennelle de mon projet de vie. Pen-
dant l'action de grâces, je frappai de nouveau à son cœur,
pour qu'enfin il daignât me faire sentir sa volonté. Au
milieu de mes soupirs et de mes larmes, j'écoutais au
fond de mon âme. Les seuls mots que j'entendis furent
SON VŒU DU PLUS AGRÉABLE A DIEU 45 1
ceux-ci : « Que crains- tu? Pourquoi hésites-tu? Ai-je hé-
sité à mourir pour toi? Perd -on à être généreux avec
moi? Marche en avant, je serai avec toi! » Je priai en-
core, et les mêmes pensées me reviennent, en me rem-
plissant, comme la première fois, de consolation et de
courage. J'étais persuadé que Notre-Seigneur voulait que
je me donnasse à lui par ce vœu, et je finis mon action
de grâces avec la certitude que la lumière se ferait aussi
incessamment sur les points secondaires. »
Le soir. — «Au commencement de la méditation ,
ridée de mon vœu me revint à Tesprit. Je l'examinai en
tout sens devant Notre-Seigneur; il me donna des lu-
mières inattendues, accompagnées dMne paix, dMn con-
tentement, d'un bonheur qui me jetaient dans Téton-
nement.
« Voici, en résumé, ce que je vis :
a D'abord, qu'il fallait que je fisse ce vœu; que Notre-
Seigneur m'aiderait; que ce vœu ne serait aucune cause
de trouble pour ma conscience, et qu'au contraire il me
donnerait enfin la paix et la joie qu'on ne trouve que
quand on est tout entier au bon Dieu; et que, comme
c'est une tendance qui date de plusieurs années et dont
la seule pensée m'anime au bien , je ne devais pas douter
qu'elle ne vînt de Dieu.
<c Ensuite, qu'il n'y aurait pas même lieu de le limiter
pour le temps, comme pour le prendre à l'essai; mais
qu'il fallait d'un seul coup et avec confiance jeter à Notre-
Seigneur toute ma vie; que je pourrais cependant le
laisser toujours à la discrétion de mon confesseur ou de
mon Supérieur, prêt à écouter leur voix dès qu'ils croi-
raient devoir en Notre-Seigneur suspendre ce vœu ou le
briser entièrement.
« Dans la manière de l'envisager ou de le formuler, je
me suis dit qu'il valait mieux remplacer le mot le plus
452 APPENDICE A L'ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
parfait par celui-ci : ce qui plaira davantage au bon
Dieu, à l'exemple de NotreSeignetir Jésus-Christ. DV
bord cette expression « h plus parfait » me semble trop
abstraite, un peu dure, froide, sèche, propre à resserrer
le cœur, et aussi trop bien sonnante pour Pamour-propre ;
Tautre, au contraire, me met tout de suite en présence
du bon Dieu et de Notre -Seigneur. Elle m'invite à agir
envers le bon Dieu comme un enfant bien ne envers un
père qu'il aime et dont il est aimé; elle me présente
Notre-Seigneur, mon adorable modèle , mon chef et mon
soutien tout- puissant, toujours devant moi et à mes
côtés : j'ai si grand besoin de ne le jamais perdre de vue,
surtout pour marcher droit et ferme dans le troisième
degré d'humilité I Enfin cette formule me paraît porter
avec elle les motifs principaux de ce vœu, les plus ca-
pables d'agir sur ma volonté, et de l'emporter avec autant
de suavité que de force vers tout ce qui est bien, et le
bien le plus parfait : Tamour de Dieu et l'amour de
Notre-Seigneur Jésus-Christ. C'est le Quœ placila sunt
ei facto semper de Notre-Seigneur; comme encore son
Ita, Pater; et son Ecce venio, ut faciam, Deus, volun-
tatem tuam.
a Je viens de trouver le vrai mot dans Vlmitation
( III, 15) : Da mihi hoc semper desiierare et velle quod
tibi magis acceptum est et carius placet !
«... Il me semble : 1° que pour bien observer ce vœu,
je n'ai qu'à continuer ce que je fais depuis assez long-
temps en le perfectionnant et en retendant à toutes les
rencontres, ce que j'omettais parfois; avec le stimulant
de cette obligation, et surtout avec la grâce plus abon-
dante sur laquelle je compte, je pourrai être fidèle; 2<> que
maintenant Dieu va être véritablement mon Père, et moi
son enfant; que je commence véritablement à être le
disciple, le compagnon de Jésus. Cela me remplit de
joie.
SON VŒU DU PLUS AGRÉABLE A DIEU 453
« Pour assurer la parfaite observation de ce vœu, voici
les choses que, pour le moment, je crois nécessaires ou
utiles :
« 1® Je le déposerai dans le Cœur adorable de mon divin
Sauveur, afin qu'il daigne le faire agréer à son Père, puis
Pagréer lui-même et le prendre sous sa divine garde.
« 2® Je prierai la très sainte Vierge , saint Joseph, mon
saint Ange gardien, de m'aider, à cet effet, de leur inter-
cession auprès de Dieu.
« 3^ Tous les jours , à la sainte messe ou pendant l'ac-
tion de grâces , je le renouvellerai pieusement avec mes
autres vœux de religion.
flc 4<> Tous les dimanches, je ferai ma méditation sur ce
vœu.
« 5<* A la récollection du mois, ce vœu fera un des
points principaux de ma revue, et, dans mon compte de
conscience à mon confesseur, j'en ferai une mention spé-
ciale, ainsi que dans ceux que je rendrai au R. P. Supé-
rieur et au R. P. Provincial.
« 6^ Je ferai toute ma vie, mais surtout cette année et
les premières qui suivront, une étude spéciale, appro-
fondie, amoureuse toujours et pratique de nos règles
d'abord, ensuite de tout l'Institut, afin de savoir parfai-
tement et pour toujours toutes mes obligations et le véri-
table esprit dans lequel il faut les remplir. Pour cela, je
me servirai encore des conseils et des exemples des reli-
gieux les plus parfaits.
« 1^ Je me confesserai de tous mes manquements, soit
pleinement, soit demi -pleinement délibérés, et je m'en
punirai par une double pénitence, soit privée, soit pu-
blique, accusant la faute au réfectoire, si elle peut l'être.
« Il faut que je me garde des moindres imperfec-
tions. »
Dix-neuvième jour. Dimanche.— « Après toutes mes
454 APPENDICE A L'ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
réflexions, mes prières et mes larmes, je demeure tou-
jours dans la persuasion que le bon Dieu attend ce vœu
de moi , que le Seigneur le bénira et m'en adoucira beau-
coup la pratique, que je n'ai rien à craindre et tout à
espérer, et que par conséquent je puis, sans témérité et
sans imprudence, aller en avant, que même je le dois.
« Par la grâce de Notre -Seigneur Jésus- Christ, je suis
prêt à le faire, si Votre Révérence, qui est ma dernière
ressource, le juge à propos pour ta gloire de Dieu.
a Je le ferais, dès aujourd'hui, pour huit jours, non
point par défiance, mais afin que Pexpérience m'apprenne
ce qu'il y aurait à élucider ou à préciser davantage.
A Noël , je le ferai pour toute la vie. »
MÊME JOUR. — a Je rcvicus de la chapelle le cœur
rempli d'une joie et d'une consolation intimes, tran-
quilles, mais aussi des plus douces que j'aie jamais goû-
tées. C'est le bonheur de ma première communion, du
jour de mes vœux et de ma première messe. Que le bon
Dieu est bon de se montrer si sensible à la misérable of-
frande de sa pauvre créature !
« Après m'être donc prosterné aux pieds de Notre-Sei-
gneur, et après avoir réveillé ma foi en la présence réelle
de son humanité sainte et de sa divinité dans le saint ta-
bernacle, je lui ai offert, avec l'agrément du R. P. In-
structeur, mon vœu pour huit jours, à peu près dans les
termes suivants :
« Mon divin, mon bon et aimable Sauveur, vous êtes
là véritablement présent avec ce corps, cette âme, cette
divinité qui apparurent d'une manière à la fois si douce
et si majestueuse sur le Thabor, au milieu de vos dis-
ciples et sur le Calvaire, et qui maintenant rayonnent
d'une si grande gloire dans le ciel. Et moi , pauvi'e et in-
digne pécheur, je suis à vos pieds, et vous m'y souffrez
avec bonté , et vous m'encouragez à vous faire l'offrande
SON VŒU DU PLUS AGRÉABLE A DIEU 455
de mon pauvre cœur. Recevez- le donc pour le présenter
tout entier à votre divin Père. Agréez , et faites-lui agréer
le vœu que je fais en ce moment entre vos mains à sa
divine Majesté, pour durer jusqu^au jour de Noël, à neuf
^heures du matin (à moins que je ne Taie déjà renouvelé
alors pendant les messes de ce jour), de faire toujours
et en tout ce qui lui plaira davantage, à l'exemple de
Jésus-Christ, son Fils bien-aimé.
« Ce que je promets là de faire n'est que justice, je le
sais ; et, si je n'avais pas été si ingrat, j'aurais dû le faire
depuis le premier usage de ma raison. Mais enfin je veux
rendre à mon Créateur la gloire qui lui est due, à mon
Père Tamour filial qu'il attend de son enfant adoptif , et
à vous , mon divin Jésus , le retour que votre amour pour
moi demande depuis si longtemps. Et c'est encore vous
qui m'aiderez à acquitter ma promesse. Votre amour seul '
m'a poussé à cet acte qui serait téméraire, surtout de ma
part, si je ne comptais entièrement sur votre grâce. Que
votre grâce donc me soutienne et remporte encore ce
triomphe sur les misères de ma nature.
a Dimanche prochain, j'espère pouvoir renouveler ce
même vœu au pied de votre crèche, mais ce sera pour la
vie. Ah ! si ces pauvres étrennes' pouvaient vous plaire ,
quel bonheur pour moi !... »
Vingt -DEUXIÈME jour. — « Voici le quatrième jour de
mon vœu. Par la grâce de Notre-Seigneur, je ne vois rien
en quoi j'y aie manqué tant soit peu volontairement. J'y
vais bien simplement, en tâchant de profiter des occa-
sions qui se présentent pour faire, comme je l'ai promis,
ce qui me paraît le plus agréable au bon Dieu et à Notre-
Seigneur. Le matin, pendant l'action de grâces de ma
messe, je renouvelle ce vœu avec les autres, en me pro-
posant de bien l'observer, et en jetant un coup d'œil sur
la journée, afin de voir s'il n'y aurait pas quelque circon-
456 APPENDICE A L'ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
stance particulière où j*aurais à le mettre en pratique.
Aux deux examens, je regarde en ce quoi j'y ai pu ou
manquer ou être fidèle...
« La parole de Notre- Seigneur à la bienheureuse Mar-
guerite-Marie au sujet de son yœu m^a plu beaucoup, et
j'en espère beaucoup de facilité pour Taccomplissement
du mien : « L'unité de mon amour te servira dans la mul-
tiplicité des actions , » Contra effusionem ad exteriora.
(S. Bernard.) — Ubicumque fueris tuus esta; noli te
traders , sed accommodare.,, »
Vingt-cinquième jour. — « Hier et ce matin, je me suis
occupé de mon vœu. Une faute de dissipation commise
hier m'a donné de vagues frayeurs pour ma fidélité à
venir. En rentrant dans ma chambre, vers deux heures
et quart, je m'approchai de la fenêtre pour la fermer, et,
en la fermant, la pensée me vint d^écouter un instant
pour m'assurer si la bataille continuait. Tout en voyant
vaguement que ce n'était pas bien et qu'il valait mieux
faire le sacrifice de cette petite curiosité, comme je l'avais
fait pendant et depuis la récréation , je me raisonnai en
sens contraire, me disant : Si je sais que le danger con-
tinue, je prierai avec plus de ferveur. Ce disant, je m'ar-
rêtai deux secondes , je croîs , jusqu'au premier coup de
canon; puis je pris mon bréviaire, sans y penser davan-
tage. Plus tard, la pensée me vint que j'avais été lâche,
qu'il aurait été mieux de ne pas céder; que j'avais manqué
à mon vœu de faire toujours et en tout ce qui est le plus
agréable à Dieu; que c'était une faute vénielle, légère,
tant qu^on voudra , mais une faute ; puis que de pareilles
circonstances se présentant souvent, surtout dans la vie
active, je tomberais continuellement; qu^en conséquence
il vaudrait mieux ne pas faire mon vœu et me contenter
d'une simple résolution dans le même sens, ou au moins
de restreindre le vœu aux choses de quelque conséquence;
j
SON VŒU DU PLUS AGRÉABLE A DIEU 457
en tout cas qu^il fallait attendre, et que c'était une témé-
rité à moi de viser à une perfection si haute, etc.
« Mais je compris bientôt que c*était là une tentation
du diable qui voulait me décourager. Je n^ai pas cru de-
voir lâcher prise si facilement. J^ai réfléchi, j'ai prié de
nouveau avec ferveur. Enfln j'ai reconnu que les préten-
dues difflcultés alléguées n'en étant pas, en réalité, la
seule chose que j'eusse à faire c'était de m'humilier de
ma faute, d'en demander pardon à Notre- Seigneur, et de
me relever avec un courage nouveau et une ferveur re-
doublée.
«c Cependant, par respect pour la Majesté divine, à la-
quelle surtout il ne faut promettre que pour tenir, dans
le but aussi d'opposer une barrière infranchissable aux
craintes vaines et aux scrupules que le démon cherche-
rait à m'inspirer, et de raviver sans cesse ma ferveur
première, je crois qu'il est mieux, d'ici à quelques mois ,
de le faire jour par jour, d'une messe à l'autre. Plus tard
je verrai mieux ce qui me convient davantage. Ainsi l'af-
faire est faite, par la grâce de Dieu. »
RÉSOLUTIONS de ma grande retraite, 1870.
a Pour votre amour, ô Jésus, et appuyé sur votre grâce :
a Je ferai tous les matins, à la sainte messe, pour
durer jusqu'à la messe du lendemain (en attendant que
je mérite de le faire pour toute la vie), le vœu de faire
toujours et en toute chose ce qui me paraîtra plaire da-
vantage à la divine Majesté, selon votre propre exemple,
disant avec vous : Quœ placita sunt ei facto semper ; —
Ita, Pater; — Ecce venio.
a C'est là ma résolution capitale ; elle renferme le vœu
de mes règles.
« Je tâcherai de l'exécuter avec toute l'énergie de mon
âme, dans le sens surtout du dévouement et de l'abnéga-
tion, conforme au troisième degré d'humilité; et cela dès
20
458 APPENDICE A L'ORAISON FUNÈBRE DU R. P. SENGLER
maintenant, afin que Thabitude de ces deux vertus fonda-
mentales s^enracinent tellement dans mon cœur, que le
choc des tentations qui m'attendent, loin de Tarracher ou
de rébranler, ne fasse que la raffermir. »
A la suite de ces résolutions de 1870, on lit les simples
lignes ajoutées successivement à la marge :
« Le 19 mars 1871 , fait pour un an.
« Le 19 mars 1872, renouvelé pour un an.
« Le 19 mars 1873, renouvelé pour un an.
« Item jusqu'en 18B1, puis années suivantes... »
FIN